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Caracazo, 1989 | Photo Jheremycg wikimédia
Caracazo, 1989 | Photo Jheremycg wikimédia
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Le Venezuela face au scandale du mal

novembre 2019

La tragédie du Venezuela s’apparente à ce que Ricœur appelle le scandale du mal. Elle est marquée par la spoliation du domaine public et des violences multiples. Mais une transition est en marche.

Depuis 2016, des médias relaient des images et des récits montrant l’ampleur de la tragédie humanitaire et sociale du Venezuela. Comme une sorte de fatalité atemporelle et insoluble, une crise, à l’origine politique et locale, se globalise et se perpétue. Comment l’accoutumance au trouble, au désarroi et à l’impuissance ne cesse-t-elle pas de défier notre compréhension du monde contemporain ?

En effet, le vertige d’informations, aussi récurrent dans la plainte qu’impuissant dans le dénouement, finit par tout relativiser. Affres, injustices et tragédies se succèdent en une litanie dont « ne pas savoir quoi ni comment » devient conclusion. Ne serait-ce déjà une raison d’invoquer la pensée de Paul Ricœur sur ce mal « qui est et ne devrait pas être, mais dont nous ne pouvons pas dire pourquoi cela est[1]  » ? S’il faut « prendre la mesure de ce qui fait vraiment scandale pour la pensée et défi pour la foi », comment s’y atteler ? Comment transposer aux sciences humaines et sociales le « défi philosophique et théologique du mal[2] » ?

Entre des institutions qui, refusant alertes et critiques, ne reconnaissent plus les problèmes et des autorités qui ne suscitent des cadres convergents que lorsqu’elles sont menacées par des interventions militaires ou par la justice internationale, comment s’y prendre ? De quelle manière les citoyens vénézuéliens, contraints à osciller quotidiennement entre Kafka et Orwell, font face à l’opacité, à l’abandon et à la détresse ? Lorsque cette triade nourrit la version officielle d’une réalité pendant vingt ans, non seulement l’impression de dégradation peut sembler infinie, mais tout effort cognitif ou communicationnel est parasité par les vérités alternatives et par le soupçon permanent.

Se forger un avis rationnel à partir de ces manières de ne pas savoir équivaut à s’orienter sur des ombres, aliénant l’homme de ses sources vitales. Et sans forcément l’être, ces ombres semblent pourtant toutes-puissantes. C’est l’« exister sans existant » que Ricœur pointait dans la pensée de Levinas pour faire saillir cet « il y en a mais je ne sais dire pourquoi » qui dessine la figure du mal. La forme de «  négationnisme  » politique et social dans lequel s’est transformé le chavisme gouvernemental[3] avec Maduro y trouve ses fondements.

Un pays bicéphale

Qu’est-ce que l’effondrement du Venezuela nous apprend sur « notre propre incapacité à faire fonctionner la démocratie », pour reprendre les termes de Marcel Gauchet ? Un pays bicéphale marque les esprits et les êtres depuis janvier 2019. D’un côté, Nicolás Maduro, élu dans des conditions contestées par l’opposition et par cinquante pays, ne prête pas le serment de rigueur à l’Assemblée nationale, mais devant le président du Tribunal suprême de justice, ancien chef de gang des mafias judiciaires condamné pour assassinat. De l’autre côté, Juan Guaidó, député qui accède à la présidence de l’Assemblée en 2019, devient président intérimaire de la République devant un cabildo abierto[4] organisé simultanément dans cinquante-trois villes vénézuéliennes et deux cents autres dans le monde. Et au milieu, une nation tout entière étouffée s’éteint et interpelle le xxie siècle depuis une forme banalisée du mal qui, tout en étant contestée, dans l’optique ricœurienne nous amène « à entrecroiser nos désarrois ».

Cette bicéphalie peut-elle pour autant surprendre ? Oui et non. Après les pantomimes électorales de 2017-2018, la résurgence d’une résistance démocratique à l’aube de 2019 était une chimère, tant la puissance répressive et dictatoriale se soldait par une opposition en débandade. La création des institutions parallèles pour des citoyens ayant consenti, de gré ou de force, à devenir pure et simple clientèle, a été pour le chavisme gouvernemental un principe d’action aussi bien qu’un objectif atteint. Les dizaines de «  missions  » en vingt ans de politique sociale sont un exemple. Centraliser les budgets et rendre la clientèle captive ont permis aux missions d’exceller dans le contrôle rapproché des bénéficiaires alors que, comme instances de coopération ou de coordination de l’action publique, elles ont été chaotiques. Les multiples dérives mafieuses gouvernementales finiront par déséquilibrer complètement la société vénézuélienne.

Spoliation du domaine public

Transformer l’État en une machine discriminatoire au long du xxie siècle a été non seulement un triomphe sociopolitique mais aussi une stratégie gouvernementale du Venezuela issu d’el Caracazo en 1989. Saccages, pillages, exactions et disparitions se sont succédé pendant deux semaines d’émeutes. Absorbé par ses ombres, l’État a offert un avant-goût terrifiant de ce que l’opacité, l’abandon et la détresse déchaînés peuvent produire dans un contexte qui n’est pas de guerre, mais où les troubles sont traités comme tels.

Depuis, la société vénézuélienne s’est fragmentée jusqu’à ancrer la figure segmentaire mais «  politiquement correcte  » du «  communautaire  » comme fondement principal du bien commun. Ainsi, les habitants, face à la violence et à la délinquance, s’organisent pour reconquérir la tranquillité publique en encourageant l’enfermement résidentiel. Les autorités publiques en ont profité pour développer le marché des services privés de sécurité et « l’urbanité privative » se généralise comme modèle de vivre-ensemble[5].

Les années 1990-2000 seront celles où le «  communautaire  » se développera dans d’autres domaines (santé, politique, éducation), devenant une référence d’organisation populaire imperméable aux critiques. Ayant compris son utilité politico-tribale, le chavisme gouvernemental en fera un substitut de res publica. On est pourtant loin de la communitas caractérisée par une « distinction essentiellement impropre qui se fait avec les autres[6] ». Les intérêts partagés par des groupes partiels deviendront la base de la citoyenneté bolivarienne. Ainsi sera intronisé un mode d’organisation sociopolitique structuré aux dépens du domaine public, de ses institutions et de ses problèmes, tout en l’éloignant de sa juridiction et de son contrôle.

Mais la «  clé de voûte  » se trouve dans la dernière instance de la définition populiste du peuple : le besoin, tout ce qui peut être noué autour et l’en rendre incontournable. C’est ainsi qu’on « restitue son tranchant au mal physique », d’après Ricœur. Alberto, jeune architecte, en témoigne après les «  élections  » de 2017 : « Il n’y a presque pas d’Internet. La censure a-t-elle coupé les ondes ou le réseau câblé a-t-il été volé? Est-ce encore une autre conséquence de la crise ou plutôt une stratégie pour achever de défaire l’opposition? Et puis, il n’y a pas d’argent liquide, et lorsqu’on en trouve, on n’arrive même pas à se payer un petit-déjeuner avec. Une demi-journée, tu cherches du travail, l’autre de l’argent et bingo! s’il s’agit de devises. Si tu t’occupes de tes parents, grands-parents ou des malades, oublie le soir et les week-ends. Et tous ceux qui le peuvent continuent à partir. Pour ceux qui restent, c’est le mode “survie”. Quand on n’a pas à le vivre, ce sont des cailloux dans les chaussures presque imperceptibles. Alors, résistance? Oui, mais les Hunger Games montent en puissance et leurs effets collatéraux ne nous laissent guère penser… ni vivre. »

En consolidant le recours au besoin comme outil d’organisation, le chavisme gouvernemental en fait la matière même du lien : au cri impérieux du besoin répondra le «  tout se vaut  » révolutionnaire. La plus-value obtenue ainsi par cette dynamique pop-politique est considérable. Par une utilisation manichéenne du «  populaire  », ce mode relâché ou agonistique du politique traque le pouvoir et l’exerce dans un but hégémonique. La légitimation d’une « raison populiste » et de sa pratique entreprise par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe a affaibli, certes, la portée sémantique du terme «  populisme  ». Mais la pop-politique devient un puissant filtre prescriptif avec ses assignations identitaires : le «  peuple  », la «  communauté  », les «  pauvres  », etc. C’est également une source d’épopée culturelle par ses facilités pour étaler une «  com’  » facile, son indolence pour écraser les minorités, ainsi que par sa fonctionnalité passe-partout.

L’économie redistributive vénézuélienne, par exemple, s’intéresse surtout au «  nécessaire  » du pétrole : pas à sa production, ni à ses possibilités énergétiques ou environnementales, mais à l’argent, ainsi qu’à d’autres prébendes et «  services  » pouvant être obtenus avec. De l’« excrément du diable » (surnom donné par la littérature locale), il importe de pouvoir le changer rapidement en devises, dépenser ce qu’on peut, et aussi ce qu’on ne peut pas, sans avoir à en rendre compte. Voilà une clé pour comprendre non seulement les dimensions grotesques du désastre économique produit par la succession Chávez-Maduro, mais également ce que l’absence d’État de droit est capable de produire dans le pays doté des plus grandes réserves pétrolières mondiales.

À la perpétuité

D’aucuns continuent à nier que la crise au Venezuela s’éternise sur le mode de l’urgence généralisée : son processus, ses responsables, ses victimes, ses morts, ses oubliés, une dégradation à tout niveau et qui touche 95 % de la population[7].

Un enfant a besoin de soins contre les maladies éradiquées au xxe siècle : diphtérie, rougeole, paludisme. Ni la sécurité sociale, ni l’aide internationale improbable (tant l’État a refusé de reconnaître l’urgence médicale) ne lui servent de secours. Disposer, par contre, de la « carte patriotique » lui permettra d’entretenir ses espoirs, au milieu de l’opacité cultivée par un État qui ne publie plus de statistiques épidémiologiques depuis que le chikungunya a sévi en 2014.

Le stigmate biopolitique comme mécanisme de tri social est pratiqué depuis longtemps par la révolution bolivarienne. En 2003, les 2, 4 millions de Vénézuéliens qui avaient signé une pétition pour un référendum révocatoire contre Chávez ont vu leurs droits de cité et de travail bafoués quand a été publiée, à leur insu, une base de données contenant leurs noms et coordonnées. La «  liste Tascón  » (du nom du député qui l’a créée) était alors devenue la pierre angulaire d’un modèle efficace de mise à l’écart : les signataires ont été exclus de la fonction publique, de la distribution des denrées et de l’assistance sociale d’État.

Les flots de gens qui abandonnent par n’importe quel moyen la patrie emblématique du «  socialisme du xxie siècle  » illustrent l’exode le plus important de l’hémisphère de ces cinquante dernières années[8]. Cette fuite massive d’une nation considérée comme l’eldorado migratoire de l’Amérique latine au xxe siècle se justifie-t-elle ? Oui, tant la vie quotidienne se déroule sous l’impérialisme du besoin et l’ébranlement général propre aux dépendances troubles et extrêmes : déficit nutritionnel de 68 % des enfants en 2017 d’après Caritas, hyperinflation inouïe (10 millions pour cent prévus en 2019). L’approvisionnement est devenu la chasse gardée des comités patriotiques et des réseaux délinquants. Rentrer sain et sauf chez soi est un défi quotidien dans le pays qui regroupe sept des cinquante villes les plus dangereuses du monde et dont la capitale, Caracas, occupe la première place depuis 2014. Se soumettre aux bandes armées (regroupements criminels dirigés depuis les prisons, les commissariats ou les milices chavistes) est devenu normal pour les habitants des quartiers populaires. Comble du cynisme sociologique local : ces bandes s’autoproclament des «  collectifs  ».

L’approvisionnement est devenu la chasse gardée des comités patriotiques et des réseaux délinquants.

De l’appropriation-spoliation du domaine public pour cause de nécessité au conditionnement totalitaire comme politique d’État, il y a un pas que le chavisme gouvernemental s’est habitué à franchir dans la dernière décennie. L’impression de perpétuité rend possible, en termes ricœuriens, de « maintenir le mal dans sa dimension pratique: penser l’avant au prix du silence sur l’arrière ».

Le chavisme gouvernemental est fréquemment allé plus loin que ce que les rationalités démocratiques ont été capables de réaliser. « Plus jamais nous ne rendrons le pouvoir politique », signalait la présidence de l’Assemblée nationale constituante. Il faut suivre cette piste pour comprendre le tour de passe-passe politique par lequel les élections deviennent le moyen de bannir l’alternance, d’annihiler les garanties démocratiques et d’installer la projection perpétuelle comme temps du politique. Plus le système électoral s’automatise, plus il devient opaque. En évacuant du vote le secret, l’égalité et la liberté, le mal ricœurien s’institue par le « croire malgré ». Si à ce modèle du «  faire comme si  », on ajoute l’attribution pérenne des responsabilités électorales, de médiation, de mesure, de police et de justice aux « loyaux », on comprend la constitution d’un précédent historique dans le maintien au pouvoir. En donnant l’impression que, sur fond de nécessité, tout peut être contrôlé au quotidien, depuis les élections jusqu’à l’achat des médicaments, un tel assujettissement ouvre les vannes de la résignation.

Jungle du totalitarisme

Elizabeth Burgos a montré comment, à l’intérieur comme à l’extérieur, la corruption assure les équilibres délicats entre civils et militaires qui définissent le bourbier vénézuélien[9]. Sans pressions, le Gangsterstaat vénézuélien continuera à appliquer l’abécédaire politique castriste utilisé avec succès depuis soixante ans en Amérique latine et en Afrique : faire appel au dialogue quand les difficultés pointent, l’entraver pour gagner du temps, plomber les négociations par l’intransigeance, le mensonge et la répression (de masse ou chirurgicale), jusqu’à ce qu’un nouveau cycle de crise commence. Interdépendance cubaine, endettement chinois, allégeance russe et échange de bons procédés avec les autocraties du Moyen-Orient composent la colonne vertébrale de la géopolitique bolivarienne et de son «  État zombie  ». Le monde entier doit alors s’occuper de problèmes qui auraient pu être évités. Il aurait suffi de respecter les conditions d’alternance démocratique dont jouissait le Venezuela à l’arrivée au pouvoir du chavisme gouvernemental.

Un « totalitarisme au compte-gouttes » a réussi à s’installer au Venezuela[10]. Faute de réponses rapides et vigoureuses de la part des sociétés démocratiques occidentales, la crise vénézuélienne s’étendra à des échelles incommensurables, avec des conséquences directes sur les pays du sous-continent et leurs politiques migratoires et sociales. Nous avons employé la métaphore syrienne pour faire comprendre ce qui viendrait en termes d’exode, de banqueroute économique, d’abjection politique et d’extrême fragilisation humanitaire et sociale. Une «  volonté d’exterminer  » est en train de se normaliser.

« Welcome to the jungle! Vous allez vous retrouver face à un animal sauvage. Chacun sait que la faiblesse de l’autre réveille l’instinct de chasse. Si votre peur se manifeste, l’animal le ressentira. Si vous tentez de fuir, l’animal vous traquera. Mais si vous restez parfaitement immobile, sans bouger d’un pouce, l’animal ne vous remarquera peut-être pas. Cachez-vous dans le troupeau, en sachant pertinemment qu’un autre sera la proie. » Dans le film The Square (Ruben Östlund, 2017), ces mots accompagnent l’entrée en scène d’un acteur qui imite un primate lâché au milieu des humains, ce qui amuse les invités dans un premier temps. Orwell rappelle cependant que « l’horrible n’est pas que l’on fût obligé d’y jouer un rôle mais que l’on ne pouvait, au contraire, éviter de se joindre ». Lorsque «  l’animal  » prolonge sa troublante prestation crescendo et ad libitum, les convives perdent la face jusqu’à se déconsidérer eux-mêmes. Ainsi s’objective ce que se déciviliser peut signifier.

Jusqu’où peut-on observer une performance qui vise à annihiler la liberté et, ce faisant, l’accompagner comme si de rien n’était ? Par quelles omissions et quels subterfuges perdons-nous toute spontanéité et demeurons-nous contemplatifs devant le délitement du lien civil et social qui participe à la ruine de « la démocratie comme mode de vie[11] » ?

Sous le chavisme, le Venezuela est devenu une jungle. Distillé au compte-gouttes, l’assujettissement y est ainsi redoutable. Entre le business as usual des grandes puissances et l’intermittence attentionnelle du reste de la communauté internationale, un abandon indicible prend place. Depuis 2013, il existe un secrétariat d’État pour le Bonheur suprême du peuple et, en 2017, une loi « contre la haine et pour la cohabitation pacifique et la tolérance » réprime l’insoumission au pouvoir. La tradition d’Orwell se maintient : « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. »

Début février, à Cagua, ville industrielle à une heure de route de Caracas, une dénonciation circule : des fonctionnaires du ministère du Logement ont délogé manu militari quinze familles des logements sociaux qui leur avaient été attribués l’année précédente pour «  avoir participé à des événements contre le gouvernement  » (certains habitants ont été repérés par la police politique dans les cabildos abiertos). Ingrid, manutentionnaire qui subit les effets du déclassement brutal du dernier quinquennat, ne peut s’en empêcher : « On ne va pas plaindre ces chavistes, anciens employés de la mairie qui ont bénéficié de l’octroi “direct” des logements quand leur soumission au Parti était inconditionnelle. C’est bien fait pour eux! » Ingrid avait participé à ces activités avec moins de «  chance  ». Son désarroi devient inconsolable lorsqu’elle pointe la discrimination qui fait des ravages à l’intérieur des classes populaires depuis que l’hyperinflation et les pénuries se sont installées : entre les privilégiés qui ont accès aux devises, et les autres.

Renaissance de la res publica ?

Lors de l’intronisation de Maduro en 2013, il m’a semblé essentiel de réfléchir à ce que signifie « triompher[12] ». La paix sociale, la tranquillité publique et le dialogue politique ont-ils fait l’objet d’une politique avec une opposition composée aux trois quarts d’anciens chavistes ? Non. Y a-t-il eu moins de pénuries de nourriture et de médicaments ? Seulement pour quelques privilégiés qui ont continué à montrer leur «  fidélité révolutionnaire  ». Une période s’est-elle ouverte où l’espoir d’améliorer la qualité de vie, le retour de la diaspora, la croyance dans l’action publique ou la confiance collective ont retrouvé des soutiens essentiels ? Aucunement.

La dynamique politique lancée par le président intérimaire Juan Guaidó représente une opportunité unique pour tourner la page du processus de décivilisation en cours.

Aujourd’hui, quand la guerre asymétrique contre la population civile cultive la confusion, réveille les plus bas instincts et bat son plein, une transition est en marche. Et Paul Ricœur vient encore nous aiguiller face au défi : c’est parce que « la croyance d’un bien plus originel ne nous abandonne pas » qu’il vaut la peine de rendre audible et intelligible le scandale du mal.

La dynamique politique lancée par le président intérimaire Juan Guaidó et par l’Assemblée nationale représente une opportunité unique pour tourner la page du «  bolivarianisme sauvage  » et du processus de décivilisation en cours[13]. Les démocraties occidentales, les organismes multilatéraux et les organisations humanitaires connaissent la feuille de route que ce pays doit suivre. Un horizon pluraliste et humaniste la définit : agir face à l’urgence généralisée et acheminer l’aide humanitaire pour tous, cesser l’usurpation institutionnelle, mettre en place un gouvernement de transition et réaliser des élections libres. Le soutien au retour du Venezuela civil, à son civisme sans uniforme et à son attention aux formes sociales et aux dispositifs politiques qui ne font pas disparaître l’autre, minoritaire ou critique, devient vital. La coalition internationale qui a pris forme en 2019 se doit d’offrir les moyens économiques, logistiques et judiciaires pour qu’une justice transitionnelle puisse avancer. Voici le défi qui, en deçà et au-delà des croyances, demande notre vigilance et notre sympathie.

 

[1] - Paul Ricœur, «  Le scandale du mal  », Esprit, juillet-août 1988.

[2] - P. Ricœur, Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 2004.

[3] - Soit un mode d’exercice abusif du pouvoir public propre au Venezuela du xxie siècle.

[4] - Cette figure constitutionnelle (à l’origine de l’indépendance républicaine et de la transition postcoloniale) réunit des civils sur une place publique pour réformer les institutions du vivre-ensemble depuis que, le 19 avril 1810, les Vénézuéliens décidèrent de ne plus reconnaître le représentant de la couronne espagnole.

[5] - Pedro José García Sánchez, «  La forme privative de l’urbanité : emprise sécuritaire et homogénéisation socio-spatiale à Caracas  », L’Espace géographique, no 2, 2004, p. 114-130.

[6] - Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, trad. par Nadine Le Lirzin, Paris, Presses universitaires de France, 2000.

[7] - P. J. García Sánchez, «  Quand l’urgence règne : de l’accoutumance aux troubles aux grammaires de la pop-politique  », SociologieS, 23 mai 2017.

[8] - Des 4, 1 millions de Vénézuéliens (12 % de la population) ayant quitté le pays, 98 % l’ont fait depuis 1999, 33 % (1, 5 million de personnes) jusqu’à 2015 et 63 % (2, 6 millions de personnes) après 2016. Voir Tómas Páez, La voz de la diaspora venezolana, Caracas, El Estilete, 2017.

[9] - Elizabeth Burgos, «  Venezuela, une exception ?  », Le Débat, no 203, janvier-février 2019, p. 43-50.

[10] - E. Burgos, P. J. García Sánchez et Saraï Suarez, «  Venezuela : “Le régime de Maduro se targuait d’agir au nom du peuple, aujourd’hui il le laisse mourir  », Le Monde, 26 février 2019.

[11] - John Dewey, «  La démocratie créatrice. La tâche qui nous attend  », trad. par Sylvie Chaput, Horizons philosophiques, vol. 5, n° 2, 1997.

[12] - P. J. García Sánchez, «  Chávez forever ! Triomphe de la “pop-politique” ?  », Huffington Post, 15 avril 2013.

[13] - « Entre 2015 et 2017, Amnesty International France a dénombré 8 000 exécutions extra-judiciaires et il faut lire ce chiffre calmement pour en mesurer l’ampleur.  » En 2018, 1 484 adolescents ont été tués, dont 287 pour «  résistance aux autorités  », 174 étaient des enfants de moins de 12 ans : Voir Claire Meynial, «  Maduro et son gouvernement accusés de “crimes contre l’humanité”  », Le Point, 17 mai 2019.

Pedro José García Sánchez

Maître de conférences en sociologie à l’université de Paris-Ouest, il est l’auteur de nombreux articles sur les questions urbaines.

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