
Venezuela : le pétrole, l’or et le sang
Des inégalités qui ne cessent de s’accentuer, des institutions dégradées, des violences en augmentation… L’avenir du Venezuela, déjà très incertain, est encore assombri par l’épidémie du Covid-19.
Le début de l’année est typiquement la période des révoltes et des bouleversements au Venezuela. Cette année pourtant, le calme semble régner dans un pays devenu un symbole d’échec économique, de répression et de migration massive. Serions-nous revenus à la normale ? On serait tenté de le croire, vu l’étrange vague de prospérité qui déferle sur les quartiers aisés de Caracas, où supermarchés et autres commerces regorgent à nouveau de produits importés et où les magasins de luxe, les restaurants haut de gamme et les centres commerciaux connaissent une seconde vie1. De plus, les mesures prises par le gouvernement de Nicolás Maduro pour combattre le coronavirus ont vidé les rues et remplacé les passants ordinaires par des soldats et des policiers. Ainsi, le Venezuela offre par endroits l’image d’un pays rasséréné, mieux sécurisé, et qui se met doucement en route vers une nouvelle prospérité.
En réalité, plus l’on s’éloigne de la capitale, plus l’on perd de vue le clinquant. À l’intérieur du pays, les pénuries continuent à s’abattre sur les populations les plus démunies. Au sud, un nouveau régime d’illégalité a occasionné une explosion de violence contre les populations locales. La crise a forcé Nicolás Maduro à lâcher prise sur l’économie et à abandonner tout effort de contrôler les factions violentes qui se partagent désormais le territoire national. Le pays est ainsi doublement divisé. Politiquement, bien que le régime de Maduro ait perdu depuis longtemps le soutien populaire, le fantôme de la polarisation continue à hanter l’esprit des Vénézuéliens, surtout de ceux qui ont émigré et qui se font entendre dans leurs pays d’accueil. D’autre part, les inégalités économiques se sont considérablement accrues, d’où l’émergence de deux Venezuela, avec ses deux présidents et ses deux Assemblées nationales. Côté capitale, une classe moyenne bénéficiant d’un accès relatif aux devises et pouvant acquérir des produits de première nécessité – et même quelques friandises coûteuses. Ailleurs, des populations urbaines et rurales complètement délaissées. C’est, par exemple, le cas de Maracaibo. Capitale du pétrole et bastion de l’opposition, Maracaibo subit les pénuries alimentaires et énergétiques plus que toute autre ville comparable.
La désignation de Juan Guaidó en tant que président intérimaire par l’Assemblée nationale (à ne pas confondre avec l’Assemblée nationale constituante, corps législatif parallèle créé de toutes pièces par la présidence) ainsi que les pressions exercées par la communauté internationale sur l’administration de Maduro ont fait naître un réel espoir. Mais aujourd’hui, l’impuissance de Guaidó et de l’Assemblée nationale est avérée. Guaidó a fait preuve, par ailleurs, de grande irresponsabilité en appelant à des manifestations à la suite d’une tentative de coup d’État le 30 avril 2019. Il faut cependant préciser que, de toute façon, Guaidó ne pouvait tenir ses promesses. Étant donné le délabrement général des institutions démocratiques du pays, seule l’armée peut ouvrir la voie au changement. Jusqu’ici, Maduro a su tenir l’état-major sous la tutelle du parti au moyen de purges, d’assassinats extrajudiciaires et de généreux pots-de-vin.
Quid donc de la crise économique ? Le nouveau statu quo se caractérise par un relâchement des contrôles des prix et des changes. Jadis disponible uniquement sur le marché noir, le dollar circule de plus en plus librement dans l’économie vénézuélienne. Il a de facto remplacé la monnaie locale, qui n’a plus aucune valeur. La grande majorité des transactions se fait désormais en dollars. Les importations ont repris. L’Assemblée nationale constituante, fidèle à Nicolás Maduro, a même approuvé la taxation de toutes les transactions effectuées en monnaie étrangère2.
La dollarisation en douceur a donné un répit à l’économie et a atténué les pénuries. Mais elle ne bénéficie qu’à certains. Dans une analyse exhaustive des derniers développements économiques, Víctor Salmerón soutient que seul un dixième de la population a libre accès aux devises ; 30 % dépendent de virements effectués par des proches qui habitent à l’étranger et des revenus occasionnels en monnaie dure. Le reste peine à survivre.
De plus, les signes d’amélioration économique ne reflètent pas un réel rebondissement de la productivité. Ils expriment plutôt une augmentation de la circulation des capitaux liée à la multiplication des activités illégales, du trafic de drogue jusqu’au commerce illicite d’or et d’autres ressources minières. Certains affirment que les sanctions imposées par les États-Unis3 ont obligé les caïds du chavisme et, plus généralement, tous les bénéficiaires de la plus grande narco-cleptocratie du continent4 à dépenser leur argent mal acquis dans le commerce local.
Quelles que soient les origines de cette bulle – il est aussi difficile de déterminer les rapports exacts entre sanctions et reprise économique qu’entre sanctions et crise humanitaire –, les statiques actuellement disponibles ne sont pas rassurantes. D’après le Fonds monétaire international, le produit intérieur brut (Pib) va encore chuter cette année de 10 %. Omar Zambrano, économiste de la Banque interaméricaine de développement, ajoute que le Pib projeté, 350 milliards de dollars, ne représente que 1/7 du Pib atteint lors du pic productif du pays5. Cette faible productivité suggère que le mirage de prospérité est soutenu essentiellement par l’importation de biens de consommation. La véritable reprise économique n’aura lieu que si les parties prenantes investissent dans les industries, les infrastructures productives du pays et créent de nouveaux emplois. Cela demande un régime de légalité et de respect de la propriété privée que le gouvernement de Maduro ne peut et ne souhaite garantir.
L’un des événements les plus significatifs du mois de février est la sanction que le gouvernement américain a imposée à la compagnie russe Rosneft. En effet, Rosneft Trading est devenu un partenaire crucial du gouvernement de Nicolás Maduro. Jusqu’ici, la compagnie a servi d’intermédiaire entre PDVSA (Pétroles du Venezuela) et le marché mondial. Ces opérations ont permis au gouvernement de Maduro de contourner les sanctions, tout en profitant à la compagnie russe, qui achetait le pétrole vénézuélien à bas prix pour le revendre ensuite. Cette situation montre bien le rôle de la Russie dans la survie de Maduro et symbolise les deux aspects les plus troublants du nouveau statu quo : la disparition de l’État et le saccage indiscriminé des ressources naturelles du pays.
Contrairement à l’État chaviste, qui se caractérisait par une surabondance de fonctionnaires, d’organismes et d’initiatives publiques, l’État maduriste, n’ayant plus les moyens d’entretenir l’ancien système bureaucratique, est en retrait6. Le Venezuela est ainsi devenu une « confédération peu structurée d’entreprises criminelles étrangères et domestiques, dont le président joue le rôle de caporegime de la mafia7 ». Parmi les activités criminelles qui prospèrent dans le pays se trouvent la contrebande de cocaïne, de diamants, d’or, de coltan, d’armes et de travailleurs du sexe. De plus, des bandes criminelles opérant depuis les différentes prisons du pays, assument les fonctions des autorités civiles et utilisent l’extorsion, l’intimidation et la violence la plus extrême pour mieux asseoir leur pouvoir. Ainsi, des groupes armés (vénézuéliens et colombiens) perpétuent des atrocités dans les mines d’or du sud du pays : meurtres, démembrements et amputations à la hache, à la machette ou à la tronçonneuse ; les conditions de travail sont extrêmement pénibles : intoxications au mercure, journées de travail de douze heures (y compris pour des enfants), augmentation des cas de malaria8…
Le Venezuela est une plaie ouverte au cœur du continent américain.
Personne n’avait prévu ce nouveau chapitre dans la douloureuse histoire de la révolution bolivarienne. En 2019, certains craignaient qu’une invasion militaire transforme le Venezuela en Libye des Caraïbes. C’est ce qui est arrivé, mais sans l’aide des Marines. Le Venezuela est une plaie ouverte au cœur du continent américain, un trou béant qui vomit du pétrole, de l’or et du sang. Maduro et ses acolytes continueront à piller le pays jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Avec l’arrivée du coronavirus, c’est justement la survie des milliers de Vénézuéliens qui est dramatiquement mise en jeu. Jusqu’ici, le Venezuela semble être moins touché par la pandémie que d’autres pays de la région. Mais il est probable que cette immunité apparente ne soit l’effet d’un manque de dépistage et de statistiques fiables. Si la pandémie se poursuit comme elle l’a fait en Asie, en Europe et aux États-Unis, il faut s’attendre à une catastrophe sanitaire de proportions inédites.
Malgré les dangers, beaucoup de Vénézuéliens vivent la quarantaine avec stoïcisme et philosophie. Ils connaissent bien les queues, les rayons vides, la précarité et l’incertitude. Comme partout ailleurs, ils s’arrêtent et retiennent leur respiration. Tapis dans leurs logis, tasse de café à la main, ils attendent la nouvelle crise.
- 1. Voir les articles du New York Times au sujet du « boom » économique de Caracas et de la déréglementation de l’économie, notamment Anatoly Kurmanaev et Isayen Herrera, “Venezuela’s capital is booming. Is this the end of the revolution?”, New York Times, 1er février 2020.
- 2. Raul Stolk, “Formalizing a rogue economy in a rogue State”, Caracas Chronicles, 25 janvier 2020.
- 3. Le Center for Strategic & International Studies recense les sanctions qui pèsent actuellement sur le Venezuela. Elles concernent aujourd’hui 119 individus et 47 organismes privés et publics. Un document du Congressional Research Service justifie les sanctions par les violations des droits de l’homme, la corruption, le terrorisme, le blanchiment d’argent et le narcotrafic.
- 4. Venezuela Investigative Unit, “$350 billion lost to corruption in Venezuela”, InSight Crime, 22 mars 2016.
- 5. Víctor Salmerón, « ¿Hay recuperación económica in Venezuela? », Prodavinci, 17 février 2020.
- 6. Rafael Osío Cabrices et Raúl Stolk, “2019 gave us a new kind of country”, Caracas Chronicles, 30 décembre 2019.
- 7. Moisés Naím et Francisco Toro, “Venezuela’s problem isn’t socialism”, Foreign Affairs, 27 janvier 2020.
- 8. “Venezuela: Violent abuses in illegal gold mines”, Human Rights Watch, 4 février 2020.