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Marche de protestation contre Maduro le 2 février 2019 à Caracas convoquée par Juan Guaido. Réalisé par Alex Abello Leiva
Marche de protestation contre Maduro le 2 février 2019 à Caracas convoquée par Juan Guaido. Réalisé par Alex Abello Leiva
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Le Venezuela dans l'ombre

Au Venezuela, le pire semblerait toujours à venir. Le cycle de pannes électriques qui affectent de façon intermittente la majorité de la nation caribéenne est encore un autre obstacle dans un quotidien qui s’est réduit, pour une grande partie de sa population, à une course de survie. Vue d’ailleurs, cette dernière dégradation des conditions matérielles des Vénézuéliens requiert un effort d’imagination afin d’être comprise. L’inflation, les pénuries et la violence ont imposé des contraintes impensables dans des pays au degré d’urbanisation et de développement similaires. Internet, cependant, abonde en anecdotes déchirantes de provenances diverses. Malgré une couverture médiatique très partiale, fruit des passions, des antagonismes et des intérêts qui déterminent les discours sur le Venezuela à l’étranger, les effets de cette crise sont largement documentés. Réseaux sociaux, presses nationales et étrangères et discours académiques recueillent tous, à leur manière, un violent cri collectif.

Dans cette longue agonie du post-­chavisme, la dernière crise énergétique est un mélange de rupture et de continuité. D’une part, la panne du 7 mars, première d’un cycle dont on ne voit pas encore la fin, est la conséquence de corruptions et de négligences gouvernementales qui durent depuis presque une décennie. En 2010, des chercheurs de l’université Simon Bolívar avaient anticipé les effets de la mauvaise gestion énergétique dans un rapport adressé aux autorités gouvernementales[1]. D’après ce rapport, la prestation des services électriques serait en déclin depuis 2008.

D’autre part, la longueur et l’étendue des coupures récentes sont inédites. On peut difficilement représenter l’horreur et l’indignation que ces cinq jours passés dans l’incertitude paralysante du débranchement ont suscitées. Une panne nationale, dans un pays dont la capitale possède le taux ­d’homicide le plus élevé au monde, où le service public hospitalier est de plus en plus précaire, où les médicaments et les produits de première nécessité se font rares, est un événement d’une extrême cruauté. Ce sont des nuits noires passées dans des villes convulsées par la délinquance ; ce sont des traitements médicaux urgents repoussés à des dates inconnues ; ce sont des patients morts dans les salles d’opération et dans les unités de soins intensifs ; ce sont des aliments durement acquis et aussitôt gâchés dans les réfrigérateurs ; ce sont aussi des morts qui pourrissent dans des morgues en sursis[2].

Il faut situer ce tableau catastrophique dans le contexte d’une lutte de pouvoirs qui est, comme les pannes, aussi nouvelle que routinière. Le 23 janvier, l’Assemblée nationale déclare Juán Guaidó président intérimaire et lui assigne la mission d’occuper la présidence jusqu’à ce que de nouvelles élections présidentielles soient tenues. Contrairement à ce que certaines formulations ont laissé entendre, Juán Guaidó ne s’est pas « auto­proclamé » président[3]. Sa nomination fait partie d’un bras de fer entre une Assemblée nationale contrôlée par les partis ­d’opposition, d’un côté, et la présidence, l’Assemblée nationale constituante et le Tribunal suprême de justice, de l’autre. En 2015, le Tribunal suprême de justice avait cherché à contrecarrer la victoire de l’opposition lors des élections législatives, en déclarant nulles toutes les décisions de ­l’Assemblée nationale[4]. En 2017, Maduro convoque de nouvelles élections afin de mettre en place un corps parlementaire parallèle lui permettant de neutraliser les voix dissidentes au sein de son gouvernement. C’est ainsi que, malgré un taux de participation faible (entre 12 et 41, 53 % selon les sources), de nombreuses irrégularités et la condamnation de la communauté internationale, l’Assemblée nationale et l’Assemblée nationale constituante coexistent depuis deux ans. La décision de nommer Juán Guaidó président intérimaire est la réponse d’un législatif dépouillé de tout pouvoir d’action.

Du point de vue de la légalité, Juán Guaidó devrait être reconnu président légitime du Venezuela. L’Assemblée nationale a été élue dans des élections inéquitables mais transparentes, tandis que l’Assemblée nationale constituante et le second mandat de Nicolas Maduro sont le résultat de processus électoraux suspects[5]. Ces deux scrutins se sont effectués sous la pression d’une machine électorale qui échange régulièrement des voix pour les produits et services qui font défaut aux populations les plus démunies, à la suite d’une série de mesures inconstitutionnelles, de remaniements de districts électoraux, de destitutions politiques, de tortures et d’emprisonnements. Ces deux élections se sont tenues sans la participation de la plupart des partis d’opposition (qui n’ont pas voulu cautionner ces procédures) et dans l’absence d’audits et d’observation internationale, contrairement à toutes les journées électorales précédentes.

Les nouvelles sanctions, visant à affaiblir l’industrie pétrolière, risquent d’affecter davantage la population vénézuélienne.

Cependant, dans un pays où l’État de droit s’est depuis longtemps effrité (le Venezuela est classé dernier sur 126 pays selon l’indice sur l’État de droit 2018-2019[6]), le poids d’un argument légaliste est bien faible. Dans les faits, la partie se joue entre le pouvoir économique, militaire et paramilitaire de Maduro, et le pouvoir symbolique de Juán Guaidó, derrière qui s’est ralliée toute l’opposition, ainsi que la grande majorité de l’opinion internationale, y compris l’Union européenne et le Groupe de Lima. De nombreux Vénézuéliens fantasment une invasion militaire étrangère qui mettrait fin à tous ces déchirements. Mais les analystes s’accordent pour dire que rien ne serait plus nuisible. Francisco Toro observe que les forces armées vénézuéliennes, peu compétentes et sans expérience, ne résisteraient pas longtemps à une attaque externe. Il craint cependant que le pays soit livré aux forces de contrôle officieuses : bandes criminelles, collectifs armés et anciens Farc qui font des profits grâce au trafic de drogues, à l’exploitation minière illégale, à la contrebande et au trafic de personnes. Le Venezuela deviendrait alors la « la Libye des Caraïbes [7] ». Ángel Álvarez imagine un scénario moins anarchique, mais tout aussi terrifiant, où la mise hors-jeu des forces armées, qu’elle soit le résultat d’attaques ciblées ou de défections massives, aurait pour conséquence la restructuration de l’appareil répressif de l’État, les collectifs assumant les fonctions de la garde nationale et autres corps policiers. D’autre part, il est peu probable que les sanctions économiques soient aussi efficaces que le voudrait le gouvernement américain. Les nouvelles sanctions, visant à affaiblir l’industrie pétrolière, risquent d’affecter davantage la population vénézuélienne, qui dépend de ces revenus pour importer les produits de première nécessité. Les membres du gouvernement, eux, possèdent d’autres sources de revenus liées à des commerces illicites, notamment le trafic de cocaïne et l’exploitation illégale des mines d’or.

La transition est urgente. Nicolas Maduro et ses acolytes ont pillé une nation entière, forêt amazonienne comprise[8]. La meilleure stratégie semble être celle que Guaidó a poursuivie, non sans maladresses, avec la promotion d’une loi d’amnistie : convaincre les forces armées qu’un changement de régime est dans leur intérêt. Francisco Toro estime qu’à cette fin, il faudrait convaincre l’état-major que l’intervention militaire est une menace réelle. À notre avis, ce serait jouer avec le feu dans un contexte géopolitique extrêmement volatil. Michael Albertus, quant à lui, propose de remplacer les bâtons par les carottes en garantissant à la classe militaire de généreux privilèges économiques leur permettant de faire des profits en toute légalité[9]. Quoi qu’il en soit, l’insuccès de Guaidó laisse craindre la perpétuation du statu quo et la normalisation des nouvelles misères.

 

[1] - Jose Aller et al., « La USB ante la crisis del sector eléctrico venezolano », mars 2019 -(usbnoticias.usb.ve).

[2] - Voir Venezuela’s Humanitarian Emergency. Large-Scale UN Response Needed to Address Health and Food Crises, Human Rights Watch, en collaboration avec l’université de Johns Hopkins, 2019 ; et le dossier sur l’économie vénézuélienne du site prodavinci.com.

[3] - Voir l’entretien avec Marie Delcas, lemonde.fr, 29 janvier 2019.

[4] - Voir Victoria Zurita, «  Le chavisme sans Chávez  », Esprit, juin 2016.

[5] - Voir Victoria Pesci-Feltri, «  Venezuela : -l’impossible impartialité  », Esprit, avril 2013.

[6] - Voir data.worldjusticeproject.org.

[7] - Francisco Toro, “Venezuela is truly on the verge of collapse”, Washington Post, 10 mars 2019.

[8] - Isaac Nahon-Sefarty, “Why global environmentalists are silent on Venezuela’s mining crisis”, The Conversation, 26 juin 2018.

[9] - Michael Albertus, “Venezuela’s best path to democracy? Pay off the military”, New York Times, 30 janvier 2019.

Victoria Zurita

Victoria Zurita est doctorante en littérature comparée à l'Université de Stanford. Ses recherches portent sur la circulation de l'individualisme en tant qu'idéal éthique et esthétique en France et en Amérique Latine et sur le souci de soi en tant que moyen de création de communautés alternatives. Elle est aussi traductrice et éditrice pour le salon littéraire en ligne Arcade.

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