
Réforme de l’État : continuités et ruptures (entretien)
La présidence de Nicolas Sarkozy marque-t-elle une rupture dans le rythme, l’ampleur ou la nature de la réforme de l’administration ? Derrière le discours offensif, les projets actuels marquent-ils vraiment une inflexion des relations entre personnel politique et haute administration en faveur du premier ?
Esprit – La critique de la bureaucratie a été développée dans le monde anglo-saxon à partir de l’idée que l’administration avait une trop grande faculté à contraindre ou à réorienter les choix politiques. Les réformes visant à redonner une effectivité aux choix énoncés par l’acteur politique consonnent avec le volontarisme (jacobin ou républicain, voire gaulliste) à la française. Comment cette conception de la réforme de l’État a-t-elle rencontré la culture administrative française ? Comment caractériser l’écart qui existe dans la culture étatique française entre le principe du volontarisme politique et la réalité des aménagements avec le pouvoir administratif ?
Philippe Bezes – Jusqu’à une période très récente, les politiques de réforme de l’État en France n’ont pas vraiment été guidées par la réaffirmation de la suprématie du pouvoir et du volontarisme politique sur le pouvoir administratif. La nature des relations entre hauts fonctionnaires et hommes politiques, mises en place sous la Ve République, permet de comprendre cette spécificité. En France, jusqu’à une période très récente, la réaffirmation de l’effectivité des choix politiques a largement reposé sur l’affirmation simultanée des rôles des hauts fonctionnaires, ce qu’on a appelé les technocrates ou les modernisateurs. Le volontarisme politique gaullien, par exemple, est un volontarisme qui est porté et presque incarné par les hauts fonctionnaires que le régime de la Ve République a placés au cœur du système de pouvoir. Si l’on veut forcer le trait, on peut presque dire que les débuts de la Ve République reposent sur le pouvoir à base charismatique du général de Gaulle, sur le soutien inconditionnel de hauts fonctionnaires « modernisateurs » déjà actifs sous la IVe République (Pierre Massé, Paul Delouvrier, François Bloch-Lainé, etc.) et sur la montée en puissance d’une génération de hauts fonctionnaires formés après guerre au sein de l’Ena nouvellement créée1. L’idée que l’administration a trop de pouvoir par rapport au pouvoir politique n’est donc pas une idée très répandue, en tout cas très légitime, dans le contexte français. Ce n’est pas un hasard si les théories économiques du Public Choice qui opposent la « bureaucratie », non élue, à la « démocratie » se sont développées dans le contexte américain : aux États-Unis, le système politique partisan a précédé la mise en place d’une administration bureaucratique. En France, la temporalité est inversée et le pouvoir administratif (sous la IIIe République ou la IVe) est longtemps apparu plus efficace que le pouvoir politique jugé instable en raison des changements fréquents de gouvernement. Sous la Ve République, l’extériorité du pouvoir politique par rapport au pouvoir administratif d’État est même relative si l’on considère que douze des dix-huit Premiers ministres provenaient des grands corps et que les portefeuilles clés du gouvernement ont largement échu à d’anciens énarques. Autrement dit, le pouvoir administratif a longtemps été un relais du pouvoir politique voire un garde-fou face aux échecs de ce dernier, à tout le moins celui qui « tenait la maison en ordre » pendant les crises et les alternances : l’expression « les grands commis de l’État » le dit bien.
Jusqu’à récemment, on n’entendait pas en France les hommes politiques se plaindre des hauts fonctionnaires mais plutôt les hauts fonctionnaires, dominants dans le jeu, se plaindre que les acteurs politiques soient trop préoccupés par le jeu électoral et pas assez volontaristes dans les réformes. On comprend ainsi que la réaffirmation du volontarisme politique ne soit pas véritablement le principal levier de la réforme de l’État dans le contexte français. C’est une différence sensible avec les contextes des pays anglo-saxons aux régimes parlementaires (Grande-Bretagne, Nouvelle-Zélande) et présidentiels (États-Unis) dans lesquels la différence entre sphère politique et sphère administrative est beaucoup plus marquée. Les gouvernants politiques y ont exprimé de virulentes critiques à l’égard de leurs hautes fonctions publiques jugées trop campées sur leur expertise, trop à distance du politique, trop peu impliquées par les choix de politiques et trop peu responsables en cas d’échecs des politiques publiques. Les gouvernements ont cherché à renforcer la sensibilité des hauts fonctionnaires aux demandes des élus et à spécialiser et responsabiliser un grand nombre d’entre eux sur la prise en charge et les résultats des politiques publiques. Ces objectifs ne sont apparus en France que très tardivement, en fait très récemment avec la présidence Sarkozy dont il faut observer qu’elle marque une évolution très significative dans la composition du gouvernement : les anciens énarques et hauts fonctionnaires y constituent une petite minorité. On peut émettre l’hypothèse que les arrangements « hybrides » mis en place sous la Ve République avec des formes efficaces mais encadrées de politisation et d’implication des hauts fonctionnaires (cabinets ministériels, nominations politiques aux postes administratifs majeurs) rendaient peut-être moins « nécessaires » des mesures amenant le renforcement du politique sur l’administratif2.
Une traduction par le haut
La spécificité de la configuration politico-administrative française explique que les nouvelles recettes de réforme, tirées du New Public Management, se soient d’abord développées à travers l’importation qu’en ont faite les hauts fonctionnaires et non par le biais des élites politiques. Les années 1990 se sont caractérisées par ce que j’appelle un processus de « technocratisation » de l’expertise sur les réformes administratives, majoritairement appropriée par des hauts fonctionnaires dans le cadre de plusieurs grandes commissions de réforme de l’État créées successivement. Leurs objectifs affichés étaient de tirer les conséquences des transformations qui affectent le système administratif et de produire une expertise globale permettant d’adapter les structures de l’État au nouveau contexte. En septembre 1988 a été ainsi créée la commission « Efficacité de l’État » du Xe Plan (1989-1992), présidée par le journaliste François de Closets3. Une nouvelle commission de réflexion sur l’État, « État, administration et services publics de l’an 2000 », présidée par Christian Blanc, a été mise en place en 1992 dans le cadre des travaux préparatoires du XIe Plan4. Puis, en novembre 1993, le Premier ministre Édouard Balladur a créé une mission de réforme de l’État, confiée cette fois à un membre de la Cour des comptes, Jean Picq, et constituée de hauts fonctionnaires issus des grands corps de l’État5. En septembre 1995, à l’initiative des conseillers du Premier ministre, a été institué un commissariat à la réforme de l’État rassemblant un nouveau groupe de hauts fonctionnaires autour d’un important travail d’expertise destiné à produire des propositions de réforme de l’État sous toutes les dimensions. Ce commissariat sera ensuite transformé en une délégation interministérielle à la réforme de l’État (1998-2002), elle-même fragmentée en trois agences de modernisation (2002-20056) et une direction de la réforme budgétaire (2003-2005) avant que l’ensemble ne soit regroupé à nouveau, depuis juillet 2005, sous la forme de la direction générale de la modernisation de l’État (Dgme), désormais rattachée au ministère du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique et dirigée par un polytechnicien ingénieur des Ponts et Chaussées, qui a travaillé pendant huit ans au sein du cabinet de stratégie et de conseil McKinsey & Company.
Au-delà des changements successifs de dispositifs qui se sont véritablement institutionnalisés dans l’État, c’est le rôle qu’ils ont joué et jouent toujours qui est remarquable : à travers ces commissions, s’est produite une forme « d’étatisation » de la production de savoirs de réforme, peu à peu appropriés par des communautés de hauts fonctionnaires, souvent issus des grands corps, régulièrement soutenus par des cabinets de conseil. Les évolutions récentes des préconisations et du rôle de l’Inspection générale des finances vont également dans ce sens. En clair, dans le cadre de ces « fabriques » d’expertise et de réformes, de nombreux hauts fonctionnaires ont instruit la critique des modalités anciennes de gestion publique et découvert les solutions du New Public Management mobilisées dans les réformes à l’étranger ou présentées par l’Ocde. Les rapports multiples produits par ces instances reprennent à leur compte un certain nombre de principes et d’instruments du Npm : recentrage de l’État sur ses fonctions de conception, de pilotage et de contrôle ; développement de la contractualisation ; dispositifs de mesure de la performance, etc. Ces recettes sont devenues légitimes dans la culture administrative française parce qu’elles ont fait l’objet d’une « traduction » et d’une articulation aux référents historiques de l’État administratif français par le biais de membres de la haute fonction publique. Ce n’est que tardivement, depuis l’élection présidentielle de 2007, et dans un second temps, que les idées discutées et endossées par de nombreux groupes dans la haute administration sont désormais reprises à leur compte par les nouveaux leaders politiques.
En un sens, donc, cette appropriation/traduction initiale du Npm par la haute fonction publique n’est pas une surprise : en France, les hauts fonctionnaires ont toujours revendiqué d’être les dépositaires de la « modernisation » avec des succès variables7 : ils continuent de le faire en défendant la « réforme de l’État ». Cependant, le contexte contemporain diffère très sensiblement des trente glorieuses et modifie les enjeux. À l’époque, les réformes préconisées proposaient de moderniser la société française et d’accroître le pouvoir de l’État : elles constituaient largement des jeux à somme positive dont les hauts fonctionnaires étaient les « champions ». La situation actuelle est différente. Il s’agit désormais d’une politique réflexive visant à réformer et à mieux « gouverner » l’administration. Les réformes sont devenues des jeux à somme nulle dans lesquels on répartit des pertes et des coûts dans le cadre de vastes réorganisations ou d’imposition de nouveaux modes de pilotage par les indicateurs.
Il n’est pas certain que les réformes de l’administration française soient favorables à l’ensemble de la haute fonction publique. On peut même considérer que certains groupes ou certaines positions (grands corps, corps d’inspections ministérielles) bénéficieront plus des réformes que d’autres, les hauts fonctionnaires des administrations centrales ou des services déconcentrés qui doivent ou devront en endosser le coût. D’une manière générale, les réformes actuelles, au moins dans un premier temps, ont un coût élevé pour les agents publics et sont plutôt impopulaires : les réformateurs doivent s’attendre à ce qu’elles suscitent des résistances et génèrent du « blâme ».
Pour résumer les nouveaux outils de gestion et d’administration développés dans la plupart des pays européens, on parle souvent de New Public Management. De quoi s’agit-il au juste ? S’agit-il d’une doctrine en tant que telle ou d’un ensemble de pratiques ?
Les contenus des réformes des systèmes administratifs ont significativement évolué depuis les années 1980 et l’influence du New Public Management a été, en effet, croissante. Dans un premier temps, dans la première moitié des années 1980, les réformes menées sur les systèmes administratifs ont d’abord été portées par l’idée simple et traditionnelle de diminuer la taille de l’État. Les victoires en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou au Canada de leaders politiques néoconservateurs8 issus de ce qu’on appelle alors la « nouvelle droite » ont favorisé le développement des programmes sur l’administration valorisant la réduction des dépenses publiques, les privatisations et, plus largement, le retrait de l’État. Sous le slogan du Rolling back the State, les réformes Thatcher en Grande-Bretagne de la première vague, de 1979 à 1986, ont ainsi visé particulièrement la réduction des coûts, des gaspillages et des effectifs dans le secteur public britannique et notamment dans les administrations centrales ou le National Health Service. L’intervention étatique est alors jugée économiquement et politiquement illégitime et les préconisations défendent le principe de l’externalisation et de la « débureaucratisation » par l’utilisation de la privatisation ou de la mise en concurrence des activités de l’État.
Un certain nombre de mesures ont été prises dans ce sens en France dans les années 1980 mais de manière infiniment moins drastique et moins idéologique. Le tournant de la politique économique, négocié de juin 1982 à mars 1983, s’est ainsi traduit par une série de mesures qui marquent l’émergence d’une politique budgétaire discrète sur l’administration et le souci de réduire les dépenses induites par la fonction publique : blocage des salaires puis ralentissement de leur progression, désindexation du point d’indice de la fonction publique, freinage des créations d’emplois administratifs, durcissement des conditions des négociations salariales. Les privatisations s’inscrivent aussi dans cette logique. Ces mesures « rustiques » n’ont pas été menées en France au nom d’une « nouvelle gestion publique ».
À partir du milieu des années 1980, les réformes des systèmes administratifs ont connu une double évolution dans les pays occidentaux. D’une part, les gouvernements qui se lancent dans des transformations de leur système administratif respectif ne sont plus alors seulement des gouvernements de la nouvelle droite mais aussi des gouvernements sociaux-démocrates en Suède ou travaillistes en Nouvelle-Zélande et en Australie qui veulent moderniser leur parti et transformer sensiblement leurs bases électorales en promettant une administration moins coûteuse mais surtout plus efficace. D’autre part, les réformes qu’ils initient sont alors des réformes plus structurelles qui remettent en cause les modes d’organisation et les règles historiques des systèmes administratifs, lentement construits et adoptés du xixe siècle aux années 1950.
C’est véritablement dans la seconde moitié des années 1980 et dans les années 1990 que les idées du New Public Management (Npm) vont connaître un grand succès international. On peut parler à son propos de véritable « puzzle doctrinal9 », un mélange d’axiomes tirés de théories économiques (économie du Public Choice, théorie des coûts de transaction, théorie de l’agence) et de prescriptions issues de savoirs de management auxquels s’ajoutent des pratiques expérimentées dans des réformes que certains organismes internationaux comme l’Ocde systématisent. Le Npm mêle donc des principes, des règles et des instruments qui constituent une critique des propriétés institutionnelles historiques des administrations.
En étant un peu schématique parce que ses contenus ont quelque peu varié en vingt ans, on peut retenir six principes d’organisation prônés par le Npm et déclinés en différentes mesures : la séparation entre les fonctions de stratégie, de pilotage et de contrôle et les fonctions opérationnelles de mise en œuvre et d’exécution ; la fragmentation des bureaucraties verticales par création de petites unités administratives autonomes (par exemple sous forme d’agences), par décentralisation ou par empowerment de groupes d’usagers ; le recours systématique aux mécanismes de marché (concurrence entre acteurs publics et avec le secteur privé, individualisation des incitations, externalisation de l’offre par privatisation) ; la transformation de la structure hiérarchique de l’administration en renforçant les responsabilités et l’autonomie des échelons en charge de la mise en œuvre de l’action de l’État ; la remise en cause du principe de carrière à vie dans la fonction publique ; la mise en place d’une gestion par les résultats fondés sur la réalisation d’objectifs et sur la mesure et l’évaluation des performances dans le cadre de programmes de contractualisation et d’un renouvellement des formes de contrôle. Clairement, ces idées ont été mobilisées pour délégitimer les modes de fonctionnement historiques du pouvoir administratif, ceux que le sociologue Max Weber qualifiait positivement de « bureaucratiques » et qui ont longtemps été considérés comme vertueux10. Pour autant, il faut se garder de prêter une cohérence excessive au New Public Management parce que ses préconisations et les instruments qui en découlent sont en fait contradictoires.
Une réforme par le contrôle ou par la participation ?
Le New Public Management est en effet traversé par deux orientations antagonistes11. D’un côté, la nouvelle gestion publique dénonce la lourdeur hiérarchique des bureaucraties et la pesanteur de leurs fonctionnements. Cette facette met en avant le nécessaire renforcement de l’autonomie et de la liberté des gestionnaires administratifs, l’allégement des formes de contrôle (tutelle, contrôle a priori, etc.), la « redevabilité » à l’égard des usagers mais aussi la participation des agents publics à la réforme de l’État administratif. Ces recettes s’inspirent principalement des savoirs de management issu du secteur privé. Les idées de qualité, d’organisation apprenante mais aussi de libération de l’esprit d’entreprise, à tous les niveaux de l’organisation et de déréglementation, y sont mises en avant, bien incarnées, par exemple, dans les succès de librairie d’ouvrages comme ceux de T. Peters et R. Waterman12 ou d’I. Orgogozo et H. Sérieyx13. Ces recettes sont centrées sur l’organisation interne de l’administration et sur l’amélioration de son fonctionnement. En un sens, elles sont critiques à l’égard des élus qui sont décrits comme trop préoccupés par leurs promesses électorales et interférant trop dans les activités administratives. Outre l’idée d’autonomie, cette orientation managériale insiste d’ailleurs beaucoup sur les spécificités du secteur public et de ses missions, qu’elles articulent avec des objectifs de qualité et dont la réalisation est fondée sur une intensification de la « relation de service », plaçant au cœur des réformes le rôle des citoyens, des usagers et des personnels. En France, on peut considérer que les programmes Le Garrec de 1985, la politique de cercles de qualité du ministre de la Fonction publique Hervé de Charette de 1986 à 1988 et, surtout, la circulaire Rocard du 23 février 1989, « Renouveau du service public » sont alimentés par ce managérialisme à forte composante participative et « égalitaire14 ». La célébration du volontarisme politique y est absente.
Une autre orientation traverse le Npm, qui est, elle, influencée par des travaux d’économie publique et focalisée sur le contrôle politique des bureaucraties. La théorie du Public Choice (William Niskanen, Representative Government and Bureaucracy), la théorie des coûts de transaction (Oliver E. Williamson, The Economic Institutions of Capitalism) ou la théorie de l’agence (Jensen et Meckling) font partie des corpus scientifiques mobilisés pour élaborer ces recommandations et leurs déclinaisons pratiques. Schématiquement, ces théories utilisées en économie politique ou en économie des organisations défendent l’idée que les administrations sont parvenues, dans les démocraties, à imposer leurs intérêts aux élus en raison de multiples asymétries favorables aux premières : maîtrise de l’information et de l’expertise dans les politiques publiques ; contrôle de la mise en œuvre des programmes et des savoirs pratiques qui leur sont attachés ; utilisation discrétionnaire des budgets, etc. Cette autonomie, jugée dangereusement excessive, concerne aussi bien les fonctionnaires de terrain (street-level bureaucrats) que les hauts fonctionnaires dont la loyauté à l’égard des élus politiques et la responsabilisation dans les résultats des politiques publiques sont jugées insuffisantes. Dans ces théories, ces asymétries et la défaillance des contrôles qu’elles génèrent sont analysées comme la cause de l’extension continue des budgets publics et comme l’origine des difficultés (voire de l’incapacité) des gouvernements élus à convertir leur victoire électorale en une capacité effective de mettre en œuvre, de manière durable, les mesures d’action publique annoncées. Le rôle de « filtre » des administrations expliquerait ainsi que les engagements électoraux soient de plus en plus déconnectés de la possibilité pratique de leur réalisation. Il faut donc réaffirmer l’autorité et le pouvoir du « principal » (les élus) sur « l’agent » (l’administration) en renforçant les mécanismes de contrôle du premier sur le second.
On le voit, l’inspiration théorique de cette deuxième facette du New Public Management est très différente de la précédente : au principe d’autonomie des gestionnaires et à l’idée qu’il faut donner plus de responsabilités aux fonctionnaires de terrain s’opposent l’idée de renforcer le contrôle politique qui s’exerce sur les bureaucrates. Ce principe se traduit par de multiples préconisations concrètes de réformes qui réaffirment la primauté des élus sur les fonctionnaires : réaffirmation du rôle des ministres comme responsables des politiques publiques et des dirigeants de l’administration ; mesures renforçant la centralisation et la coordination des processus de décision publique, notamment dans le domaine budgétaire ; renforcement des contrôles sur les administrations par les nominations politiques mais également par l’impératif de « redevabilité » (accountability) ; multiplication des formes de contractualisation entre niveaux hiérarchiques afin d’expliciter les objectifs et les engagements des fonctionnaires. Dans cette perspective, les unités administratives, qu’il s’agisse de directions, de services ou d’agences autonomes, sont « comptables » envers leurs supérieurs hiérarchiques autant qu’à l’égard des usagers qu’elles servent. Cette orientation a alimenté un grand nombre de réformes, par exemple en Grande-Bretagne (la transformation en agences des départements ministériels, le programme Next Steps à partir de 1988) ou aux États-Unis (la National Performance Review et le Government Performance and Results Act lancés en 1993 sous le mandat de Bill Clinton et de son vice-président Al Gore). En France, la Lolf votée en 2001 (loi organique relative aux lois de finances) reflète cette tendance en affirmant la nécessité de renforcer les pouvoirs de contrôle du pouvoir législatif sur l’administration.
Sur un plan concret, les travaux analysant la mise en œuvre des réformes administratives ont montré que les usages pratiques des instruments prônés par le Npm reflétaient fortement les contradictions théoriques. À deux égards. Premièrement, les ambiguïtés d’orientation des recettes néomanagériales permettent d’obtenir des consensus sur les réformes : tous les acteurs parties prenantes sont d’accord pour les lancer mais ils y investissent des intérêts et des attentes très différents qui créent, ensuite, au moment de la mise en œuvre, des désillusions si l’une des deux orientations n’est pas satisfaite. Deuxièmement, les équilibres entre les orientations en faveur de la recentralisation et celles en faveur de la décentralisation et de la délégation des responsabilités varient selon les pays mais on observe d’une manière générale une tendance à ce que les premières l’emportent sur les secondes. Ainsi, les effets de la Lolf. Des voix se sont déjà élevées pour dénoncer la dimension inextricable du système de gestion mis en place avec la Lolf et redouter une « bureaucratisation inquiétante » des tâches des gestionnaires, assez éloignée de la plus grande autonomie de gestion promise par les slogans néomanagériaux15. Rappelons d’ailleurs que le développement soutenu de régulations managériales de l’appareil d’État s’est effectivement traduit, en Grande-Bretagne, par plus de procédures, plus de règles explicites, plus d’instruments de mesure mais aussi, significativement, par l’explosion de nouvelles « bureaucraties du contrôle » rassemblant des organes publics toujours plus nombreux, aux statuts variés et centralisant des ressources et des effectifs croissants16. La rationalisation managériale constitue (aussi) un mécanisme de bureaucratisation. L’observation peut certainement déjà être transposée au contexte français actuel et la question du contrôle de ces nouvelles instances de contrôle ne manquera pas, tôt ou tard, d’être soulevée. En principe en tout cas, ces mécanismes de mesure et de contrôle de la performance doivent permettre aux leaders politiques, de l’exécutif comme du législatif, de réaffirmer leur rôle en montrant qu’ils fixent des objectifs aux administrations et en affichant les résultats obtenus grâce aux batteries d’indicateurs. Nicolas Sarkozy s’est essayé à cet usage politique des outils managériaux lorsqu’il était ministre de l’Intérieur ; on peut penser qu’il continuera à le faire même si les ministres du gouvernement Fillon n’ont pas, pour l’instant, démultiplié l’usage des indicateurs produits par la Lolf. Il faut dire aussi que le « gouvernement par la performance » est loin d’être sans risque pour les gouvernants qui s’y essaient, notamment en cas de « résultats » négatifs. Les parlementaires, de leur côté, ne semblent pas avoir développé des pratiques de contrôle fortement appuyées sur l’usage des indicateurs, par exemple ceux proposés par la Lolf. Il y a deux conditions indispensables à cela : la qualité de l’information fournie et la capacité des assemblées à les analyser. Or, les indicateurs et les objectifs fixés via la Lolf posent souvent des problèmes de fiabilité, de mesure et d’interprétation. De nombreux travaux récents montrent aussi que les usages qu’en font les élus sont souvent loin de l’examen « objectif » des résultats vanté par l’idéal gestionnaire en raison de l’attention et du temps limités qu’ils accordent à ces données et aux intérêts électoraux bien compris qui biaisent leurs jugements.
Dans les processus de réforme de l’État qui se succèdent depuis 50 ans, certains ministères en viennent à occuper une place plus centrale. Vous soulignez que ce sont des ministères à responsabilité transversale qui sont en même temps centraux. Pouvez-vous expliquer ce processus ?
Il faut raisonner ici, me semble-t-il, dans une perspective de longue durée pour décrire la dynamique générale de transformations des États. Il y a deux phénomènes corrélatifs. D’un côté, schématiquement, depuis les années 1960, les États ont vu s’accentuer considérablement la force des contraintes extérieures qui pèsent sur eux17. Les processus de globalisation animés par les marchés financiers et les grandes firmes ont fait perdre aux États une partie de leur capacité de direction, d’orientation et de contrôle des acteurs économiques. Ils ont aussi rendu leurs politiques économiques et fiscales dépendantes de l’évaluation de ces acteurs et de la crédibilité qu’ils leur accordent. De même, l’intégration européenne a considérablement érodé le contrôle exercé par les États européens sur leur territoire national respectif et considérablement accru les interdépendances entre les États engagés dans des processus de coopération et de négociation. L’accentuation simultanée de la légitimité et du poids des collectivités territoriales via la montée en puissance des pouvoirs locaux et régionaux a en outre fortement élargi le nombre d’acteurs impliqués dans l’action publique et rendu les États plus dépendants des finances et des ressources politiques des institutions territoriales.
Dans le même temps, d’un autre côté, les États occidentaux ont vu s’accentuer la division du travail et la différenciation internes au sein de l’administration en raison de la multiplication des nouvelles politiques publiques et du développement de nouveaux rôles et organisations étatiques (directions, bureaux, autorités administratives indépendantes, agences, etc.) en charge de nouveaux problèmes et de nouvelles régulations sous l’effet de demandes sociales croissantes adressées à l’État. Ces dynamiques ont donc placé les États au cœur d’un système accru d’interdépendances « externes » dans lequel leurs pouvoirs se sont érodés et au sein duquel ils doivent toujours plus négocier et se coordonner avec un grand nombre d’autres acteurs, publics locaux, publics européens, non gouvernementaux, privés, sociétaux, etc. Mais ils ont aussi accru les interdépendances « internes » au sein de l’appareil d’État et soulevé des problèmes inédits de contrôle et de coordination. Cette configuration a favorisé, au sein du gouvernement et du Parlement mais aussi et surtout chez les fonctionnaires des ministères transversaux qui revendiquent le monopole de la maîtrise administrative de l’État et du contrôle de ses règles financières, territoriales et statutaires, le sentiment d’une perte de pouvoir et le souci de le reprendre. Concrètement, dans les années 1990, l’aggravation des problèmes budgétaires (fort creusement des déficits publics de 1991 à 1995), la systématisation d’une contrainte européenne et l’accentuation des enjeux territoriaux liés aux effets de la décentralisation ont intensifié et posé à nouveaux frais l’enjeu de contrôle de l’ensemble étatique.
Rapports de force au sein de l’État
En réaction à ces forces centrifuges, le ministère des Finances (et notamment la direction du Budget), le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Fonction publique (et sa direction générale de l’Administration et de la Fonction publique) ont réorienté progressivement leurs stratégies et développé des activités d’expertises inédites en matière de réforme de l’administration18. L’enjeu est pour eux de préserver et surtout de recomposer leur pouvoir d’administration transversale dans un environnement où leurs puissances respectives ont été remises en cause. Ces ministères se sont engagés dans des réformes, initialement prudentes, mais qui n’ont cessé de prendre de l’ampleur et qui débouchent aujourd’hui sur des réformes plus radicales. Ainsi, avec la loi du 6 février 1992 sur l’administration territoriale de la République, dite loi Atr, portant charte de la déconcentration, le ministère de l’Intérieur s’est engagé dans un programme de réorganisation des administrations territoriales mais aussi dans des mesures destinées à renforcer les pouvoirs et les moyens de coordination des préfets. De multiples décisions ont été prises dans cette voie, débouchant notamment sur un schéma de réorganisation de l’administration territoriale de l’État adopté par décret en octobre 2004 et à nouveau modifié par la récente circulaire du 7 juillet 2008 relative à l’organisation de l’administration départementale de l’État. Schématiquement résumé, il s’agit de regrouper les services territoriaux de l’État trop fragmentés et trop affaiblis face aux administrations des collectivités locales. Les services départementaux, par exemple, doivent être regroupés en quatre structures (direction départementale de la population et de la cohésion sociale, direction départementale des territoires, direction départementale des finances publiques, direction départementale de la sécurité intérieure) tandis que les services régionaux seraient, eux, réorganisés en huit directions. Les compétences du préfet de région19 avaient été élargies en 2004 avec la mise en place d’instruments destinés à renforcer ses capacités de coordination et de direction des services. Son pouvoir hiérarchique sur le préfet de département est encore renforcé en 2008.
De la même manière, bien avant la Lolf votée en 2001, la direction du Budget a initié une série de réformes crescendo en matière de règles financières et budgétaires du système de gestion des crédits, qui ont fait rupture avec la politique de rigueur « étroite » poursuivie dans les années 1980. Plusieurs expérimentations ont été lancées, influencées par les idées néomanagériales et destinées à créer les bases d’un « gouvernement à distance » et d’une gestion par la performance : le regroupement dans un seul chapitre des crédits (technique de l’« enveloppe globale ») afin de favoriser, en théorie, l’autonomie de gestion et des arbitrages entre les dépenses ; des formes de contractualisation entre la direction du budget et les services des ministères (centres de responsabilité puis contrats de service) ; la réforme des documents budgétaires de 1997 et la première réforme de la procédure budgétaire par la circulaire du Premier ministre du 25 janvier 1996 qui distingue, dans la discussion budgétaire, les budgets de reconduction (particulièrement examinés) des mesures nouvelles et cherche à mettre en place une véritable phase politique de choix et d’arbitrage budgétaire. Tous ces instruments ont été repris et pérennisés avec la Lolf. On pourrait décrire un processus comparable avec le ministère de la Fonction publique qui était officiellement en charge de la réforme administrative jusqu’en 2005 et qui cherche, depuis le début des années 2000, à préserver son rôle en proposant de renforcer les moyens de pilotage transversaux d’une fonction publique et d’une haute fonction publique fragmentées en multiples corps. D’où des mesures de regroupement de corps mais aussi des tentatives, pour l’instant inabouties, de mettre en place, par exemple, une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences ou un pilotage interministériel de l’encadrement supérieur de l’État.
Pour achever de répondre à votre question, je dirais que la question du pilotage transversal et de l’intégration de l’ensemble étatique s’est toujours posée. Depuis une trentaine d’années, elle se pose simplement à nouveaux frais, autour de nouveaux mécanismes de hiérarchie et de coordination et dans un contexte où l’État doit réagir à des changements de son environnement, à la décentralisation, à des déficits publics élevés, etc. On peut également penser que les mécanismes historiques de la centralisation à la française (les forts pouvoirs des administrations centrales, les relais territoriaux, l’homogénéité du droit administratif) avaient quelque peu perdu leur efficacité.
La rupture récente
Que peut-on déjà dire du processus des Rgpp, qui ne sont pas achevées et qui ne se déroulent pas de manière transparente mais qui suscitent une grande inquiétude ou une grande attente ? En quoi est-ce caractéristique du style de réforme du président actuel ?
L’élection présidentielle de 2007 marque à la fois une amplification des dynamiques antérieures et une profonde rupture.
D’abord, elle renforce la tendance observée depuis le début 2000 avec la Lolf : la monopolisation croissante de la politique de réforme de l’État par le ministère des Finances et l’influence plus forte des recettes du New Public Management. Dans le cadre du gouvernement de François Fillon, la création d’un grand ministère du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique a confirmé l’orientation prise en juillet 2005 qui voyait la réforme de l’État rattachée au ministère du Budget. Cette fois, c’est le portefeuille de la Fonction publique lui-même qui est réinscrit dans une réflexion dominée par les enjeux budgétaires. Le glissement est historique. Pour la première fois depuis sa création en 1945, le portefeuille de la Fonction publique est désormais rattaché au nouveau ministère des Finances aux compétences élargies et confié à Éric Wœrth, diplômé d’Hec et ancien dirigeant de la firme d’audit Arthur Andersen. La réduction des effectifs de la fonction publique d’État constitue désormais un objectif structurant des mesures de réforme. Toutefois, l’initiative la plus significative est le prolongement et la systématisation des vagues d’« audits de modernisation » mis en place à partir d’octobre 2005 sous contrôle de la direction générale de la modernisation de l’État (Dgme) pour « utiliser plus efficacement l’argent public ». Par le Conseil des ministres du 20 juin 2007 a été en effet lancé le vaste dispositif de révision générale des politiques publiques, dit Rgpp20. La démarche s’inspire d’expériences comparables menées au Canada (Canadian Program Review en 1995-1996) ou en Grande-Bretagne (Spending Reviews depuis 2002) : son principe est de faire examiner les objectifs, les dépenses, les résultats et les manières de faire des grandes politiques publiques ministérielles par des équipes d’audit. En soit, la Rgpp n’est pas une radicale nouveauté. C’est plus un « dispositif contenant » qu’un contenu. Dans son organisation et les multiples thématiques qu’il revendique de couvrir, le dispositif de Rgpp s’inscrit dans l’esprit des travaux d’expertise menés par la mission Picq de 1993-1994 ou par le commissariat à la réforme de l’État en 1995-1998 : même catalogue de réformes annoncées, formats identiques mêlant des mesures transversales et des décisions propres à chaque ministère ; même recyclage de réformes déjà en cours qui accentue la dimension symbolique exhaustive des présentations. Les objectifs génériques sont exactement identiques à ceux qui prévalaient dans les expertises précédentes mais ils sont affichés publiquement : recentrage des administrations sur le cœur de leurs missions, simplification administrative et modernisation des procédures aux services des usagers, réorganisation et allégement des structures de l’État, modernisation de la gestion publique.
En même temps, la Rgpp radicalise la tendance à l’œuvre et opère plusieurs ruptures qui suscitent des inquiétudes ou inspirent la méfiance. De manière inédite en France, les équipes constituées (environ 200 personnes) associent officiellement les membres des inspections générales et des consultants externes. Il est assez neuf qu’on affiche publiquement le recours à des cabinets de conseil dont l’expertise repose sur une légitimité différente de celle des hauts fonctionnaires. Par ailleurs, le questionnement en sept points de la Rgpp revendique explicitement un tour néomanagérial, une focalisation sur les enjeux budgétaires et le souci de redimensionner l’État en recourant, chaque fois que nécessaire, à l’externalisation et au secteur privé :
Que faisons-nous ? Quels sont les besoins et les attentes collectives ? Faut-il continuer à faire de la sorte ? Qui doit le faire ? Qui doit payer ? Comment faire mieux et moins cher ? Quel scénario de transformation21 ?
Le rattachement institutionnel de la Rgpp est également spécifique et traduit l’implication, inédite, du président de la République. Les travaux sont pilotés par un comité de suivi placé sous l’autorité conjointe du secrétaire général de la présidence de la République et du directeur de cabinet du Premier ministre. Les décisions de réorganisation sont donc prises par un conseil de la modernisation des politiques publiques présidé par le président de la République lui-même et dont le rapporteur général est le ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique. La mise en avant du président de la République renforce le poids des annonces et semble vouloir circonvenir les limites des exercices antérieurs, souvent marqués par l’isolement relatif du Premier ministre dans la phase de mise en œuvre. L’accent est particulièrement mis sur le souci d’exécuter les décisions annoncées. Le format « industriel » de l’entreprise est aussi une donnée frappante : si l’on s’en tient aux mesures transversales, les décisions annoncées semblent devoir concerner la totalité des dimensions constitutives du système étatique français. Au total, 332 décisions de réorganisation ont été annoncées22, destinées à être engagées sur la période 2009-2011, à faire l’objet d’une loi de finances pluri-annuelle et à dessiner les fondations d’un « Service public 2012 ». La dimension rationalisatrice du grand mécano organisationnel et managérial n’a donc jamais été aussi forte. Le processus de décision est donc extrêmement vertical et technocratique avec les risques que cela entraîne : des visions idéales et hyper-rationnelles de la réorganisation mais largement coupées des réalités administratives, des cultures des administrations fusionnées et des enjeux réels de politiques publiques. Pour autant, la Rgpp répond aussi à des problèmes majeurs de l’administration territoriale française, aujourd’hui trop fragmentée et insuffisamment coordonnée face aux collectivités locales.
À ce stade, cependant, l’effet industriel l’emporte : la Rgpp « tient ensemble » et présente symboliquement comme un tout une multitude de mesures et de réformes qui, pour beaucoup d’entre elles, étaient engagées ou en discussion. Ce type de démarche n’est pas sans risque. La Rgpp diminue les coûts de négociation en repensant l’ensemble étatique « par le haut », de manière rationnelle, comme un architecte procédant à des réaménagements sur ses plans, sans véritablement échanger avec les intéressés mais en s’appuyant sur des acteurs administratifs qui connaissent le sujet (les inspections). Une démarche de ce type, formelle, permet de réussir la première phase mais les négociations et les coûts politiques devront bien être endossés dans la phase de mise en œuvre effective de la réforme.
D’un autre point de vue, la présidence Sarkozy marque un changement d’amplitude dans les annonces de réforme du système administratif d’État. Le changement de composition du personnel gouvernemental est une variable importante pour comprendre cette radicalisation : les ministres des ministères transversaux (Finances, Intérieur) et des gros ministères sectoriels ne sont plus d’anciens hauts fonctionnaires. La différenciation entre sphère politique et sphère administrative est beaucoup plus forte et joue beaucoup plus qu’auparavant. Les discours prononcés par le président Sarkozy sur la fonction publique – en septembre 2007 lors d’une visite à l’Institut régional d’administration de Nantes ou lors des vœux aux corps constitués en janvier 2008 – ou les annonces récentes du ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique, Éric Wœrth, en septembre 2008, en témoignent. Ils semblent préfigurer une radicalisation d’orientations qui avaient revêtu, depuis le début des années 2000, une forme incrémentale : réorganisation de la fonction publique par des logiques d’emploi et de métier (et non plus de carrière et de corps), suppression des classements de sortie dans les écoles de fonctionnaires (dont l’Ena) au profit de listes d’aptitude, rapprochement entre les trois fonctions publiques (État, collectivités locales, hôpital), création d’une structure de gestion transversale des « hauts potentiels », etc. Des annonces d’intensification des mécanismes de politisation des nominations aux fonctions administratives de direction ont été faites : Emmanuelle Mignon, alors directrice du cabinet du président de la République, avait parlé en septembre 2007 de la mise en place d’un spoil system à la française concernant les 120 postes de direction majeurs. Ces annonces peuvent surprendre dans un État qui comporte déjà beaucoup de mécanismes de politisation des hauts fonctionnaires mais elles sont en effet le signe d’un changement du leadership politique : le président semble vouloir construire une autorité dans laquelle les liens de loyauté des hauts fonctionnaires sont plus personnalisés ou, en tout cas, plus directement liés à des engagements personnels sur des objectifs politiques. Le souci général d’une plus grande politisation, partisane ou fonctionnelle (liée aux objectifs et aux résultats des politiques publiques), est dans l’air du temps.
Il est d’ailleurs significatif que les préfets semblent constituer aujourd’hui un relais particulièrement choyé du nouveau pouvoir. Qu’il s’agisse d’un grand corps dont on sait combien ses membres sont dépendants des décisions politiques ne surprend pas.
Les héritages et les intérêts
Que dire du feuilletage administratif qui caractérise la situation française et semble s’être aggravé (depuis l’acte II de la décentralisation) ? Cela semble une originalité en Europe. Comment en est-on arrivé à une situation aussi enchevêtrée et pratiquement illisible pour le citoyen ? Cela ne participe-t-il pas d’une forme de méconnaissance presque voulue de la réalité de l’administration en France ?
On peut regretter l’extrême fragmentation administrative française qui caractérise aussi bien l’État que les collectivités locales mais on ne peut pas dire qu’elle ait été « voulue » ou organisée. La situation est le produit d’une histoire longue, d’une multitude de « petites décisions » mais aussi de la capacité des acteurs à défendre les institutions qui les portent, une fois qu’elles sont créées, et à empêcher qu’elles soient remises en cause. L’administration française s’est ainsi historiquement développée par ajouts successifs d’organisations concernant aussi bien les structures étatiques (multiplication des services territoriaux, des administrations, des ministères, des agences), les autorités locales (région, département, communes) et les groupements des personnels (avec la multiplication des corps et des écoles de formation des fonctionnaires). Les fusions ou disparitions d’organisations sont beaucoup plus rares que les ajouts.
Le premier produit de ces histoires administratives est en effet un État qui ne présente pas l’image d’une forme idéale et rationnelle d’organisation mais au contraire celle d’un tissu enchevêtré, multi-acteur et aux coûts de coordination très élevés. Que l’on songe à l’imbrication des niveaux d’administration (centrale, déconcentrée), du poids de l’administration horizontale préfectorale mais aussi aux liens des administrations d’État avec les collectivités locales renforcés par le poids politique d’élus locaux qui ont accès au système de décision central via les assemblées et le cumul des mandats. Que l’on pense aux problèmes de gestion des ressources humaines posés par les multiples corps de la fonction publique.
La conséquence est que cette fragmentation extrême doublée d’interdépendances multiples a généré des formes complexes d’action collective car de nombreux acteurs sont amenés à participer à l’élaboration des réformes et à leurs transactions : administrations centrales et déconcentrées des ministères sectoriels, élus locaux, corps préfectoral mais aussi corps de fonctionnaires ou organisations syndicales ayant tous des intérêts locaux. Proche d’un système multiniveau, cet éclatement administratif met en place des processus de négociation complexes qui favorisent souvent le plus petit dénominateur commun (puisqu’il faut trouver un compromis acceptable entre beaucoup d’acteurs), donnent lieu à des échanges de compensation très importants (par exemple pour élaborer un schéma territorial d’ensemble) et suscitent le développement de protections institutionnelles et de points de veto. Les traductions de ces interactions solides sont multiples. Il est très clair, cependant, que les réformes liées à la Rgpp, notamment le volet concernant « l’État territorial », ont aujourd’hui bel et bien lancé la rationalisation drastique des services déconcentrés de l’État en regroupant des directions et en supprimant des niveaux. L’avenir dira qui l’emporte, des réorganisations rationnelles ou des propriétés historiques de l’administration française mais cette réforme est engagée.
Le deuxième produit de cette histoire est la superposition de quatre niveaux de collectivités locales (régional, départemental, intercommunal et communal). Or les réformes des autorités territoriales semblent encore beaucoup plus difficiles à réaliser que les réformes de l’État, particulièrement en raison de leurs coûts politiques, ce que montrent précisément les travaux empiriques de Patrick Le Lidec23. Ses conclusions sont claires :
Prenant acte de la volonté des élus de chacun des niveaux de pérenniser leurs entreprises politiques respectives, et de la pression qu’ils exercent collectivement en faveur du statu quo (en particulier au Sénat), le gouvernement se résigne à la perpétuation d’une organisation fondée sur une extraordinaire fragmentation institutionnelle, source de complexité, de superposition, d’opacité et de coûts de coordination élevés24.
Le Lidec montre que, contrairement aux nombreuses recommandations émises auparavant, l’acte II de la décentralisation a constitutionnalisé le principe de non-tutelle d’une collectivité sur l’autre (à la demande de la majorité sénatoriale) et qu’il a pérennisé l’architecture institutionnelle héritée de l’histoire en privilégiant le conseil général. On se souvient que le président Sarkozy a très vite réagi, pour les rejeter, aux propositions de suppression du département de la Commission Attali. Sur ces sujets, l’influence des élus locaux dans les systèmes de décision nationaux, assise sur le poids du Sénat et sur le cumul des mandats, élève considérablement le coût politique des réformes. Peu de gouvernements sont prêts à se fâcher avec les élus locaux. Mais certaines fenêtres d’opportunité sont favorables : le fait que les conseils régionaux soient actuellement dirigés par des élus socialistes peut inciter un gouvernement de droite à entamer une réorganisation des collectivités locales. Elle est aujourd’hui annoncée pour 2009…
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Chercheur en science politique au Cnrs (Cersa, université Paris 2) et enseignant à Sciences Po Paris. Il va publier prochainement, Réinventer l’État. Les réformes de la bureaucratie française (1962-2008), Paris, Puf, coll. « Le lien social », février 2009.
- 1.
B. Gaïti, De Gaulle prophète de la Ve République (1946-1962), Paris, Presses de Sciences-Po, 1998 ; D. Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997.
- 2.
Pour une analyse plus détaillée, P. Bezes et P. Le Lidec, “French top civil servants within changing configurations. From monopolisation to challenged places and roles?”, dans E. C. Page et V. Wright (eds), From the Active to the Enabling State. The Changing Roles of top Officials in European Nations, Londres, Palgrave/MacMillan, 2007, p. 121-163.
- 3.
F. de Closets (sous la dir. de), le Pari de la responsabilité, commission « Efficacité de l’État » du Xe Plan, Paris, Payot, 1989.
- 4.
Commissariat général du Plan, Pour un État stratège garant de l’intérêt général, commission « État, administration et services publics de l’an 2000 », Paris, La Documentation française, 1993.
- 5.
Mission sur les responsabilités et l’organisation de l’État en France, l’État en France. Servir une nation ouverte sur le monde. Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1995.
- 6.
La délégation de la modernisation de la gestion publique et des structures de l’État, la délégation aux usagers et aux simplifications administratives et l’agence pour le développement de l’administration électronique.
- 7.
Voir P. Grémion, « L’échec des élites modernisatrices », Esprit, novembre 1987, p. 3-8.
- 8.
Il s’agit de Margaret Thatcher, Ronald Reagan et Brian Mulroney. Voir à ce sujet, Donald J. Savoie, « Les réformes de la fonction publique : l’empreinte de la nouvelle droite », Politiques et management public, vol. 12, 3, septembre 1994, p. 65-89.
- 9.
Christopher Hood, “A public management for all seasons?”, Public Administration, vol. 69, printemps 1991, p. 3-19 ; François-Xavier Merrien, « La nouvelle gestion publique : un concept mythique », Lien social et politique/Riac, 41, printemps 1999, p. 95-103.
- 10.
Pour une vue d’ensemble, E. Suleiman, le Démantèlement de l’État démocratique, Paris, Le Seuil, 2005.
- 11.
Voir P. Aucoin, “Administrative reform in public management: paradigms, principles, paradoxes and pendulums”, Governance, vol. 3, 2 avril 1990, p. 115-137.
- 12.
T. Peters et R. Waterman, le Prix de l’excellence, Paris, InterÉditions, 1983.
- 13.
I. Orgogozo et H. Sérieyx, Changer le changement. Pour en finir avec les bureaucraties, Paris, Le Seuil, 1989.
- 14.
Voir C. Christopher Hood, “Doing public management the egalitarian way”, The Art of The State. Culture, Rhetoric and Public Management, Oxford, Clarendon Press, 1998.
- 15.
Voir par exemple l’évaluation des premiers effets de la Lolf par A. Lambert, D. Migaud, la Mise en œuvre de la loi organique relative aux lois de finances. À l’épreuve de la pratique, insuffler une nouvelle dynamique à la réforme, rapport au Gouvernement, octobre 2006.
- 16.
Par exemple, C. Hood, C. Scott, O. James, G. Jones, T. Travers, Regulation Inside Government Waste-Watchers, Quality Police and Sleaze-Busters, Oxford, Oxford University Press, 1999.
- 17.
Sur ces sujets, voir P. Le Galès, « La recomposition de l’État en Europe », le Retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, Paris, Presses de Sciences-Po, 2003, p. 111-137.
- 18.
P. Bezes, « Le modèle de “l’État-stratège” : genèse d’une forme organisationnelle dans l’administration française », Sociologie du travail, 4, 2005, p. 431-450.
- 19.
Décret no 2004-374 du 29 avril 2004.
- 20.
Pour une présentation, Ministère du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique, Révision générale des politiques publiques : guide méthodologique, Paris, Ministère du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique, 2007, 22 p.
- 21.
Révision générale des politiques publiques, op. cit., p. 4.
- 22.
Voir la liste des décisions en ligne au cours des trois réunions du Conseil de la modernisation des politiques publiques, les 12 décembre 2007, 4 avril et 11 juin 2008 : www.rgpp.modernisation.gouv.fr
- 23.
Par exemple, P. Le Lidec, « La relance de la décentralisation en France. De la rhétorique managériale aux réalités politiques », Politiques et management public, no 3, p. 101-125 ; du même, « La réforme des institutions locales », dans O. Borraz et V. Guiraudon (sous la dir. de), Politiques publiques. 1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007, p. 254-281.
- 24.
P. Le Lidec, « La réforme des institutions locales », art. cité, p. 263.