L'avenir des humanités
La culture classique ne peut plus aujourd’hui être considérée comme un « héritage » à réactiver. Il faut la réapprendre, non comme un patrimoine, mais comme une manière de penser le monde dans sa globalité, sans se laisser enfermer dans des savoirs techniques qui ont tendance à devenir hégémoniques ; cela suppose de repenser les méthodes d’enseignement du français, du latin, etc., pour faire contribuer ces matières à une éducation à la démocratie.
Repenser les humanités, tel est le sous-titre que Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann donnent à leur ouvrage, l’Avenir des langues1. À l’origine simple rapport commandé par Jack Lang en 2001 sur l’avenir des études classiques, ce travail est devenu aujourd’hui un ouvrage de référence. Il reste de la commande initiale quelques pages à la fin de l’ouvrage sur la question du latin et du grec, mais l’essentiel est une réflexion sur ce qu’est la culture et sur le programme d’éducation qu’on peut en tirer dans un cadre européen. Il s’agit de définir ce que peuvent être les « humanités modernes ».
Les langues, au cœur des humanités : Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann
Réfléchir sur les humanités, c’est d’abord réfléchir sur les langues, comme l’indique le titre de l’ouvrage, et une distinction fondamentale est faite entre plusieurs types de langues, distinction lourde de conséquences éducatives. Il y a d’abord ce que les auteurs appellent les « langues de service » : langues utilitaires centrées sur la communication, dont l’anglais de communication internationale est le type ; il y a les langues naturelles qui, d’époque en époque, portent différentes formes de représentations sociales, de jugements historiques, en un mot qui portent la culture. À ces différents types de langues s’ajoutent les langages scientifiques, langues formelles qui sont aussi en relation avec les précédentes et qui doivent également faire partie du projet éducatif.
C’est sur les « langues de service » que se déploie aujourd’hui dans beaucoup de pays l’effort éducatif, car le modèle sous-jacent est celui du modèle fonctionnel de la communication universelle. Il s’agit d’assurer entre tous les humains une intercompréhension, peut-être minimale, mais efficace, adaptée aux échanges internationaux du commerce ou de l’industrie. Un tel usage n’est pas critiquable si les interlocuteurs partagent un univers de référence commun, mais le devient lorsqu’il est conçu comme objectif unique d’un programme éducatif au service d’une utilité professionnelle immédiate ; il faut donc s’affranchir de ce modèle réducteur.
Il est vrai que l’ancien modèle humaniste, selon la tradition scolaire, reposait sur une conception normative de la culture que l’on devait assimiler. Ces formes culturelles étaient liées à une classe sociale qui imposait ses normes, esthétiques ou autres. Or, depuis les années 1960, c’est la critique sociale de ces normes qui a eu des effets pervers. Alors que cette critique semblait se situer dans la lignée émancipatrice des Lumières, elle a délégitimé l’ancien modèle humaniste au lieu de l’utiliser comme élément critique. La formation scolaire s’est alors coulée, faute d’autres repères, dans le modèle des intérêts économiques et professionnels à visée immédiate.
Judet de La Combe et Wismann reprennent le projet des Lumières : comme les individus actuels à éduquer sont situés dans un monde social qui conditionne leurs comportements, il faut leur donner les outils pour qu’ils puissent accéder à l’autonomie. Contrairement à ce qui se fait aujourd’hui, il ne faut pas « anticiper leurs attentes », qui ne sont que le fruit de leur condition sociale. Il faut les aider à acquérir une maturité intellectuelle qui leur permette une sortie de l’univers familier.
Ce décentrement ne peut se faire que par un élargissement de l’étude de la langue naturelle la plus proche : la langue maternelle. Si elle est un moyen de communication immédiate, elle possède aussi des stratifications historiques relatives à des états antérieurs de la culture qui sont à étudier. Par exemple, les auteurs anciens ou modernes se sont confrontés à l’état de la langue et de la culture de leur époque et ont forgé par leur travail un nouvel état de la langue, ce qui ainsi constitue progressivement la tradition de cette culture. Utiliser un mot du vocabulaire d’aujourd’hui, c’est en même temps rappeler ses emplois antérieurs dans la science, la littérature et les autres pratiques sociales. Enfin, si la langue relate les strates antérieures de sa composition, elle est ouverte à des contenus nouveaux, à la culture du monde actuel en train de se faire. Le décentrement passe aussi par la traduction, qui permet le contact de langues et de cultures différentes, évitant l’enfermement.
Une autre ouverture nous est apportée par les langues formelles scientifiques qui se veulent le reflet construit d’une partie de la réalité (matérielle ou non). Elles nous ouvrent, si on en fait l’effort, à la communauté scientifique qui les a mises au point. Cependant, il existe une tentation toujours forte de chaque discipline scientifique à s’ériger en science dominante (la biologie aujourd’hui par exemple) et à se donner comme représentation globale du monde, ce qu’il faut refuser, car ce sont les langues naturelles qui ont à charge de rendre compte, à un moment donné, de la totalité de l’expérience humaine, non les sciences, qui ne sont toujours que partielles par définition.
De cette analyse, il faut tirer des conséquences pédagogiques. Au niveau européen, il n’existera d’intégration politique et juridique que si une culture européenne prend en compte toutes les composantes économiques, juridiques et politiques de la réalité. Les échanges par une langue de service ne peuvent exister que si, en arrière-plan, une intégration culturelle se fait : celle-ci ne peut se réaliser que par le contact avec les autres langues naturelles, par l’apprentissage de leur histoire propre et la prise en compte de l’histoire commune (antique et plus récente) à travers le prisme des cultures nationales.
Reste à définir ce que peuvent être les « humanités modernes » qu’il faut enseigner : leur étude doit permettre à un individu de se confronter tant aux lettres qu’aux sciences. Contrairement à la pratique classique des humanités, on ne considérera pas que la culture classique est un acquis qu’il suffit d’assimiler : il s’agit plutôt de s’approprier le monde stratifié par l’histoire des expériences passées. Le but de l’éducation, c’est de rendre active cette expérience pour éclairer le présent en se réappropriant les œuvres anciennes.
On pourra ainsi, et en s’appuyant sur ces acquis, critiquer les savoirs scientifiques et repérer leurs tentatives indues de prise de pouvoir. Cependant, cette exigence d’ouverture est aussi le fruit de la science « critique », qui doit repérer dans l’étude de la culture ce qui permet l’émancipation collective, étant entendu que le chercheur est aussi partie prenante de tous les débats de son temps et qu’il doit s’engager dans un débat contradictoire et argumenté. Il faut produire l’intelligence de la situation historique et non plus la recueillir des anciens, ce qui change le rapport avec la culture classique et son enseignement.
L’enseignement des langues doit jouer un grand rôle éducatif, car la langue maternelle en particulier a les deux propriétés d’être un objet familier et en même temps d’avoir un enracinement ancien, d’être le résultat d’une évolution historique dont l’acquisition ouvre à une meilleure compréhension du présent. Cette prise de distance historique sera la première, mais d’autres doivent être mises en place par l’acquisition des langues vivantes d’autres cultures, par l’acquisition des langues formelles des sciences de la nature et de la culture, dont il est impératif qu’elle se fasse sans opposition des lettres et des sciences. L’étude des sciences seules en fait une fin en soi, hégémonique par une universalité indue ; l’étude des lettres seules, soit développe une conception scientiste des lettres, soit l’enferme dans un classicisme d’admiration. Si le retour à la Grèce a permis, au début du xixe siècle, l’essor de la philologie, de même l’Antiquité classique peut avoir aujourd’hui une fécondité intellectuelle, comme le montre par exemple le retour à Aristote qui est invoqué par certains (comme Martha Nussbaum, mais elle n’est pas la seule) en faveur d’une nouvelle définition de l’éthique.
Au plan européen, l’Antiquité est à la fois commune à tous et particularisée par chacun. La découvrir fait partie de l’héritage européen commun et il faut en faire l’expérience personnelle à travers toutes sortes de textes, juridiques, religieux ou autres. Un regard sur la science antique permet enfin de la voir non comme une préfiguration de la science moderne mais comme une étape : l’affranchissement de la philosophie métaphysique. La vision de l’Antiquité se trouve ainsi renouvelée : non plus héritage à s’approprier, à admirer et à commenter, mais situation historique distante à comprendre en y incluant la compréhension de la tradition en rapport avec elle. En acceptant de réinterroger notre propre condition historique, on se donne l’instrument pour s’ouvrir à d’autres civilisations.
Les humanités au cœur de la démocratie : Martha Nussbaum
Sur ce sujet des humanités, le livre de Martha Nussbaum les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du xxie siècle ?2 vient apporter un point de vue anglo-saxon intéressant à mettre en parallèle de celui de Judet de La Combe et Wismann. Le titre anglais Not for Profit. Why Democracy Needs the Humanities ne fait pas état d’« émotions ». Si ce terme a été choisi, c’est que Martha Nussbaum, spécialiste de philosophie morale, pense à la suite d’Aristote que les émotions et ce qui les procure (la tragédie pour Aristote, le cinéma pour Stanley Cavell, la littérature pour elle) ne sont pas des réactions à rejeter parce que déconnectées de la réflexion, mais qu’elles reflètent nos croyances les plus profondes sur ce qui est important dans la vie. Ce sont des réactions souvent plus fiables que nos raisonnements : réagir à une situation en disant « c’est insupportable, il faut agir » est bien plus efficace qu’un raisonnement qui, à force de prendre ses distances avec la réalité, la neutralise, la rend insipide et interdit l’action.
Mais les émotions ne sont pas innées, elles sont socialement acquises dès la plus tendre enfance, par exemple sur ce qui entraîne ou non le dégoût (le sale et le propre), ou la protestation (le juste et l’injuste). En ce qui concerne la vie démocratique, voir et refuser l’injustice sociale doit générer une émotion de rejet, de protestation, d’« indignation ». Inversement, l’empathie envers l’autre est d’abord une émotion acceptée lors de toute rencontre : elle est le fruit d’un apprentissage social. Martha Nussbaum insiste beaucoup sur l’efficacité de la littérature pour aider à découvrir les situations de la vie, parce qu’à travers une lecture, un apprentissage se fait, par le héros du livre, c’est-à-dire par un guide qui nous est devenu proche par la lecture. La fiction, par la participation du lecteur, par la diversité des situations rencontrées, nous permet d’avoir un accès à de multiples expériences, dont certaines résonnent en nous. D’une certaine façon, toute fiction forte est un « roman d’apprentissage ».
L’utilité sociale des humanités
Ce livre concerne l’« utilité sociale des humanités » comme le résume Solange Chavel3. S’agit-il des mêmes humanités que celles visées par Judet de La Combe et Wismann ? Il faut préciser le vocabulaire, car le découpage du champ des études n’est pas le même en France et aux États-Unis : la répartition des disciplines entre le secondaire et le supérieur est elle-même différente, et traduire humanities par « humanités » pose quelques problèmes. En français, le mot « humanités », en ce qui concerne l’enseignement secondaire, désigne bien l’enseignement classique (lettres et latin-grec) et autrefois, le niveau le plus littéraire de cet enseignement c’est-à-dire de la troisième à la terminale : « faire ses humanités » signifiait passer par ces classes. À ce terme s’est ensuite substitué celui de « lettres », avec une opposition littéraires/scientifiques qui marque les sections du bac depuis la réforme de 1902 jusqu’en 19704. Dans le supérieur, au début du xxe siècle, l’opposition se fait entre les facultés des lettres et celles des sciences, à côté des formations de droit et de médecine.
Aux États-Unis, le terme humanities peut s’opposer aux sciences comme les lettres en France (et cet usage commence à s’importer puisque l’on parle aujourd’hui des « humanités numériques », mouvement né aux États-Unis). L’opposition scientifique/littéraire se traduit par l’opposition équivalente scientist/humanist. Le contenu de ces humanities est d’ailleurs vaste, puisqu’il comprend l’étude et l’interprétation des langues (modernes et anciennes), la linguistique, la littérature, l’histoire, le droit, la philosophie, l’archéologie, l’étude comparée des religions, l’éthique, l’histoire de l’art, la critique artistique et la théorie des arts ainsi que certains aspects des sciences sociales5, c’est-à-dire à peu près ce que l’on désigne en France sous le nom de « lettres et sciences humaines ».
Le modèle qui prévalait aux États-Unis, mais qui est remis en cause selon Martha Nussbaum, est que les quatre premières années conduisent au Bachelor of Arts, opposé au Bachelor of Sciences, selon la « majeure » (matière principale) que l’on a choisie, mais avec des mineures ailleurs, ce qui conduit à une grande diversité des parcours. On peut choisir une majeure soit précisément dans les humanities, soit dans les sciences exactes, soit dans les sciences sociales. L’objectif est de donner une formation générale dans tous les domaines, formation qui peut durer un tiers des quatre années : on prend ensuite une spécialisation dans un secteur disciplinaire. Cette formation généraliste porte le nom de liberal arts, « arts libéraux », qui sont moins une matière qu’une perspective d’apprentissage de base, mais large du point de vue des disciplines.
L’inquiétude de Martha Nussbaum est que cette formation générale soit aujourd’hui remise en cause pour des impératifs de profit immédiat et que des programmes qui ne visent qu’à préparer à un emploi se substituent à ceux qui préparent à la vie dans une démocratie. Son point de départ est l’éducation telle qu’elle se donne encore aux États-Unis dans les meilleurs des cas, et qui est marquée par les caractéristiques suivantes :
dès la plus tendre enfance (elle fait référence aux travaux de Donald Winnicott6), le jeu permet à l’enfant de se situer par rapport aux autres, par rapport à ses parents d’abord, puis par rapport à autrui en général. Ensuite, cette aptitude au jeu se retrouvera dans l’art qui permet aux enfants de développer leur imaginaire. Les adultes développeront cette même aptitude par le biais de l’art et de la littérature ;
l’éducation de l’enfant et de l’adolescent doit être « socratique » : on retrouve là l’influence de Dewey, qui a permis aux États-Unis de sortir du modèle élitiste européen où la culture classique est vue comme faite d’apprentissages scolaires et non d’expériences. Pour éviter la passivité des élèves, il faut des méthodes actives : se poser des questions à partir des objets d’usage courant, se demander comment ils sont produits, enquêter, faire en sorte que les élèves discutent entre eux (et leur apprendre à le faire d’une manière efficace) ;
dans les premières années à l’université, la culture générale doit être présente non seulement pour ouvrir l’étudiant au monde mais aussi pour l’ouvrir à des perspectives cachées par la culture ambiante. C’est ce qui fait l’intérêt par exemple des études féministes ou de l’étude des différences ethniques et religieuses.
Le but de l’enseignement est de favoriser la vie démocratique : il faut donc apprendre à vivre la démocratie à l’école, avoir une connaissance du monde qui permette de comprendre les attitudes des autres et de pouvoir les respecter, avoir une connaissance des questions économiques, sociales et politiques qui sont sous-jacentes aux problèmes contemporains.
La crainte de Martha Nussbaum concerne certes les États-Unis, où les administrations universitaires tendent à rogner les enseignements inutiles à leurs yeux mais où les donateurs privés, qui jouent encore un grand rôle, restent fidèles à ces enseignements généraux qui leur ont beaucoup apporté. Mais la situation dans beaucoup d’autres pays est bien plus inquiétante, et Martha Nussbaum pense en particulier à l’Inde, où aujourd’hui certains États cultivent une politique éducative fondée sur le seul profit et le refus des idéaux démocratiques. L’oubli de ces valeurs est d’autant plus paradoxal que les acteurs de la vie économique soulignent souvent combien une formation à l’esprit critique est nécessaire à tout projet industriel ou autre.
Deux visions de l’école
Ces deux visions des humanités modernes ne se recoupent pas : Judet de La Combe et Wismann réfléchissent sur ce qu’elles sont, sur leur nature historique, faite de stratifications successives des représentations d’une époque qu’on trouve dans une langue, tandis que pour Martha Nussbaum, les humanités sont simplement ce qui s’enseigne aujourd’hui dans les formations généralistes des liberal arts. Cependant, la perspective d’action est identique : il faut refuser un enseignement qui vise l’utilité professionnelle immédiate (et illusoire). En revanche, ces auteurs font référence à des traditions différentes : pour Judet de La Combe et Wismann, il s’agit de la tradition émancipatrice des Lumières tout à fait classique et assumée par l’enseignement de l’école républicaine, bien différente de la perspective américaine analysée par Nussbaum.
En France, le socle de la laïcité s’est constitué sur la prise de conscience qu’il n’y avait pas accord entre le camp républicain et l’Église catholique sur ce qui doit orienter la vie morale de l’individu : de ce fait, l’école ne devait pas chercher à imposer, tant au plan individuel qu’au plan collectif, des modes de vie particuliers. Le rôle de l’école était de permettre à chacun de se faire une opinion éclairée, laissant à l’individu le choix de la finalité de ses orientations morales et politiques. On retrouve cette orientation aujourd’hui dans le Socle commun des connaissances, défini en 2006 et qui indique les connaissances et les compétences qui doivent être maîtrisées à l’issue de la scolarité obligatoire. On y trouve des « compétences sociales et civiques » qui sont toujours dans cette orientation émancipatrice :
savoir évaluer la part de subjectivité ou de partialité d’un discours, d’un récit, d’un reportage ;
savoir distinguer un argument rationnel d’un argument d’autorité ;
apprendre à identifier, classer, hiérarchiser, soumettre à critique l’information et la mettre à distance ;
savoir distinguer virtuel et réel ;
être éduqué aux médias et avoir conscience de leur place et de leur influence dans la société ;
savoir construire son opinion personnelle et pouvoir la remettre en question, la nuancer (par la prise de conscience de la part d’affectivité, de l’influence de préjugés, de stéréotypes7).
Aux États-Unis, vu de France, il semble que la situation soit bien différente : on a l’impression que la séparation de l’Église et de l’État est toute relative et que la vie politique comme la vie sociale sont imprégnées de références religieuses qui conduisent au fait que l’éducation a pour tâche de proposer des finalités morales politiques et sociales, dont les propositions de Martha Nussbaum ne seraient qu’un reflet. Par exemple, faire partager aux enfants l’empathie pourrait être considéré comme une attitude directement inspirée par la charité chrétienne.
Une telle vision est superficielle, comme on le voit quand on regarde de près les rapports entre politique et religion en Amérique8. À une époque, le xviiie siècle, où tous les pays avaient encore une religion d’État, la constitution américaine interdisait la création d’une église officielle (mais insistait aussi sur le libre exercice d’une religion). Si des éléments religieux sont réintroduits ensuite, ils sont plus déistes que spécifiquement chrétiens (“In God we trust”, “God bless America”).
Cependant, s’il n’y a pas d’accord unanime sur la religion, il y en a un sur la forme politique de l’État, la démocratie, ce qui distingue la situation scolaire d’outre-Atlantique de la situation française. Dans l’école française, on enseigne une morale de respect de l’autre, partagée par tous, mais la République est un état de fait, et l’école, par l’instruction civique, a plus cherché à faire l’apologie de la Nation que de la République, et encore moins de la démocratie comme telle.
L’école secondaire aux États-Unis a été réformée sous l’influence de John Dewey et de sa philosophie pragmatiste : il l’a soustraite à l’enseignement sélectif basé sur le latin. Partant du principe pragmatiste que la pratique sociale doit être expérimentale et jugée sur ses conséquences, il développe l’idée que faire confiance à l’enfant, à ses capacités sociales morales, est efficace. L’encouragement à la moralité rendra un enfant confiant dans ses parents et dans les autres adultes alors que la défiance envers ses mauvais penchants conduira à l’attitude inverse.
Martha Nussbaum étend ce principe : non seulement l’éducation doit ouvrir aux autres, mais elle doit former la sensibilité de l’enfant pour qu’il acquière une personnalité profonde qui réagisse par des émotions, d’indignation par exemple, quand des gens sont agressés ou persécutés. Ce qui relève du privé n’est pas inné mais acquis socialement : l’éducation doit contribuer à cette acquisition.
L’exigence de Martha Nussbaum d’un enseignement faisant appel à l’expérience de l’élève et lui faisant approfondir les questions qu’il se pose a été entendue en Europe par des réformateurs pédagogiques comme Decroly, Freinet ou Cousinet. Grâce à eux, une classe de primaire ne ressemble plus à ce qu’on voyait dans les photos de Doisneau, où l’on avait des pupitres bien rangés face à un maître qui parlait. Les classes d’aujourd’hui ressemblent plutôt à des ruches bourdonnantes où l’enseignant, certes parle et fait comprendre, mais souvent canalise les activités individuelles de découverte, permettant ainsi aux enfants de découvrir, par la pratique, la vie démocratique.
Conséquences éducatives pour aujourd’hui
Judet de La Combe et Wismann nous invitent à remettre à leur place les langues de service : elles sont utiles mais ne doivent pas être perçues comme permettant une communication exhaustive. Elles supposent toujours un arrière-fond de communauté de vision d’une situation donnée. De même, les langues formelles ne doivent pas dominer l’enseignement : si les sciences doivent être étudiées, on doit lutter contre leurs tentatives impérialistes. Enfin, le fait que tous les peuples proches, non seulement de l’Europe, mais du pourtour de la Méditerranée, aient un passé antique commun entraîne la nécessité de l’étude de ce passé.
Le problème de la formation à visée professionnelle immédiate est peut-être plus présent dans les études post-bac que dans l’enseignement secondaire. Par exemple, l’impératif de la connaissance de l’anglais est certes partagé par tous les degrés d’enseignement et il est enseigné dès le primaire mais il faut bien voir qu’au second degré, il n’est que la première langue vivante. L’idéologie de la communication universelle par l’anglais de communication internationale ne touche réellement aujourd’hui que les grandes écoles et les universités qui s’en inspirent et qui, pour être efficaces, font des enseignements en anglais et font faire des séjours en pays anglophones.
L’enseignement du français
En ce qui concerne l’enseignement du français, une évolution positive est en cours : les programmes précédents mettaient l’accent sur la langue comme outil de communication dont il faut repérer les procédés rhétoriques. Cette situation a changé : les programmes de 2008 se donnent les objectifs suivants :
Les programmes de français au collège contribuent à l’acquisition de plusieurs grandes compétences définies par le socle commun de connaissances et de compétences, notamment dans « La maîtrise de la langue française » et « La culture humaniste », mais aussi dans « La maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication », « Les compétences sociales et civiques » et « L’autonomie et l’initiative9 ».
Les programmes précédents10 étaient quant à eux centrés sur les « formes du discours » (réparties autour de deux pôles : « narratif » et « argumentatif »). On peut donc dire que le programme de français a abandonné les excès de l’étude de la langue maternelle comme instrument de communication et que la mention de la « culture humaniste » dans ses objectifs va dans le sens souhaité d’une étude permettant de repérer les étapes de la constitution du langage d’aujourd’hui. On s’en convaincra en examinant un extrait de la palette des auteurs proposés au collège (Ovide, Homère, Lewis Carroll, Amadou Hampâté Bâ, Molière, René de Obaldia, Tahar Ben Jelloun…). Elle permet à la fois de forger une conscience commune de la culture littéraire, de s’ouvrir aux autres civilisations, de former la sensibilité littéraire et esthétique. Le programme est vaste, varié et il répond bien au souci de faire rencontrer à l’adolescent des expériences de vie destinées à le former non pas « à » la littérature mais « par » la littérature, comme le propose d’ailleurs aussi Martha Nussbaum.
La place des langues anciennes
Le rapport Judet de La Combe et Wismann concernait à l’origine la place des langues anciennes, et il est donc légitime d’évoquer ce sujet. En effet, l’enseignement du latin reste un phénomène important du point de vue quantitatif, puisque près d’un quart d’une classe d’âge fait du latin la première année où cette option est proposée. Depuis 2004, année de la parution du livre de Judet de La Combe et Wismann, l’enseignement du latin trouve sa justification officielle chez ces auteurs. Ils ont modernisé l’argument classique du latin comme gymnastique de l’esprit en montrant que le but de toute formation scolaire est de rendre capable d’interpréter une situation, qui peut se décrypter comme un texte. Or, face à un texte de langue ancienne, du fait de son étrangeté par rapport à la langue maternelle, l’élève est mis en situation d’incertitude. Quand on traduit du latin, on doit anticiper, faire des hypothèses dont une seule sera peut-être vérifiée : ceux qui intériorisent ces mécanismes seront capables ultérieurement, dans toute situation sociale, dans toute discussion, dans toute négociation d’analyser une situation où les règles sont complexes ou mal définies (et de devenir ainsi des décideurs…).
Cet argumentaire a conquis les enseignants, mais pas les élèves, comme le montre la lecture d’un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (rapport Klein-Soler11) qui affirme que l’enseignement des langues anciennes arrive à un moment de grande crise. La situation d’ensemble des langues anciennes au collège et au lycée apparaît en effet très dégradée. Les symptômes en sont nombreux : non seulement le latin est marginalisé par des horaires dissuasifs, mais il est jugé ennuyeux par les élèves, qui cherchent à le fuir après leur expérience en cinquième : un quart des effectifs disparaît au collège, bien que la poursuite de l’option soit en principe obligatoire. Ceux qui restent attendent impatiemment la seconde pour fuir, ce que font deux élèves sur trois.
Le rapport signale que l’enseignement n’atteint pas les finalités affichées :
Si les élèves qui se présentent à l’oral du baccalauréat ont, dans leur très grande majorité, bien travaillé les textes du programme, la question reste posée de savoir ce que l’on y évalue : leurs connaissances linguistiques sont très fragiles, de plus en plus, des traductions sont apprises par cœur, sans réelle maîtrise grammaticale. Les élèves ne parviennent pas à lire un texte bref en latin à la fin du collège. Au lycée, il faut reprendre pratiquement tout ; et le même constat est fait quant à la difficulté des élèves de traduire quelques lignes sans aide. Le constater n’est évidemment pas incriminer les professeurs dans leur ensemble12.
Il faut donc récuser l’argument de la gymnastique de l’esprit, y compris la version savante (herméneutique) qu’en proposent Judet de La Combe et Wismann, pour la raison fondamentale qu’il ne s’agit pas de l’objectif d’une acquisition disciplinaire mais de tout apprentissage quand il est fait correctement. Toute résolution de problèmes conduit au même résultat, qu’il s’agisse d’un problème de plomberie, de jeu d’échecs, de mathématiques ou de relations humaines. On a fait du latin autrefois pour de nombreuses raisons : parce que c’était la langue de l’Église au Moyen Âge, parce que c’était le moyen de renouer avec la philosophie et la science antique à la Renaissance, parce que c’était la langue internationale de la science jusqu’au xviie ou xviiie siècle. Dès la Révolution, on avait bien conscience que « faire du latin » vous classait socialement et au xixe siècle, comme toutes les raisons antérieures avaient disparu, on en est venu à mettre au point cet argument de la « gymnastique de l’esprit », précisément à une époque où s’inventait la gymnastique.
De même qu’il ne faut pas faire des mathématiques pour favoriser l’acquisition de la rigueur intellectuelle (il faut en faire pour apprendre des concepts mathématiques et savoir les utiliser), de même il faut faire du latin pour ce qu’il apporte en termes de connaissances culturelles. Il faut, comme le recommande le rapport Klein-Soler, commencer l’apprentissage par le latin du français, ces expressions latines innombrables utilisées encore aujourd’hui (a contrario, ad hominem, vox populi/vox dei, carpe diem, ad vitam aeternam…). À travers elles, on a accès à des états antérieurs de la culture, précisément dans le sens de Judet de La Combe et Wismann.
Il n’y a ensuite aucun privilège à donner accès aux textes les plus classiques : ils doivent être étudiés car ils ont eu un impact sur la culture littéraire et artistique, mais ce ne sont pas les seuls. Le latin de la Vulgate permettra de comprendre les innombrables œuvres qui font référence à un thème religieux chrétien. L’étude d’ouvrages de Cicéron, davantage que ses discours, permettra de se rendre compte que sa pensée politique de la Concordia a eu et a encore une actualité. Les textes latins sont présents comme témoins culturels de l’Antiquité chrétienne (Augustin) au Moyen Âge, à la Renaissance, comme langage de la science encore bien plus tard13.
Si la traduction d’un texte latin est maintenant inaccessible à l’issue de six ans d’enseignement comme il est noté par l’Inspection générale, il est possible de faire lire avec profit des textes latins sous-titrés qui permettent à la fois de comprendre la structure syntaxique de la phrase et le vocabulaire qui y est présenté14. Ce n’est pas la traduction qui doit être l’objectif, mais la lecture attentive, sérieuse qui est rendue accessible par un tel dispositif. Si lire un texte en traduction est mieux que de ne rien lire, lire un texte en version originale permet d’accéder de plain-pied à une situation linguistique, elle-même témoin d’une situation sociale. Plus profondément, l’effort de compréhension de la langue originale à travers une version sous-titrée, uniquement centré non sur les problèmes grammaticaux et lexicaux de traduction mais sur le sens du texte, permet une lecture de près, indispensable pour l’étude sérieuse d’un texte.
On est bien conscient aujourd’hui qu’on ne peut étudier sérieusement une époque, une question quelconque sans le maniement de la langue scientifique actuelle, l’anglais : comment serait-il possible à un historien d’ignorer la langue scientifique antérieure, le latin ? On attend des professeurs de français aujourd’hui qu’ils aient une connaissance de l’ancien français : comment pourraient-ils ignorer le latin, non seulement pour comprendre le passage du latin au français, mais pour pouvoir comprendre les relatinisations successives du vocabulaire français à diverses époques ? Le latin doit être étudié pour son utilité sociale : il permet de comprendre le latin du français (programme minimum), il permet à de futurs enseignants et chercheurs de comprendre en profondeur les états successifs de la culture.
Martha Nussbaum d’une part et Judet de La Combe et Wismann d’autre part nous aident à « repenser les humanités » en nous engageant à sortir de l’utilitarisme immédiat, celui qui ne cherche qu’à promouvoir des apprentissages professionnels. Repenser les humanités, c’est se donner comme objectif éducatif de comprendre en profondeur la situation où nous sommes, dans toute sa dimension historique. Les décisions à prendre aujourd’hui dans tous les domaines sont conditionnées par une bonne appréciation des aspects culturels, politiques, sociaux qui nous sont légués par l’histoire et que nous devons infléchir correctement.
Ces décisions doivent être portées par une sensibilité à la justice et par des réflexes démocratiques acquis progressivement. Prendre en compte ces auteurs suppose un renouvellement profond du regard porté sur l’enseignement, un infléchissement des pratiques dans le sens de l’apprentissage de la vie démocratique, ainsi que des modifications de programmes, en particulier en ce qui concerne les rapports des filières scientifiques et des filières autres, car rien ne pourra être fait si la sélection par les mathématiques n’est pas remise en cause.
- *.
Sociologue, ancien président de l’Association française de sociologie. Il tient un carnet de recherche en ligne sur l’enseignement du latin : « La question du latin », http://enseignementlatin.hypotheses.org/
- 1.
Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, l’Avenir des langues. Repenser les humanités, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2004.
- 2.
Martha C. Nussbaum, Not for Profit. Why Democracy Needs the Humanities, Princeton University Press, 2010, trad. fr. par Solange Chavel, les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du xxie siècle ?, Paris, Climats/Flammarion, 2011.
- 3.
http://www.laviedesidees.fr/L-utilite-sociale-des-humanites.html
- 4.
Voir Philippe Cibois, « Le salut de la filière L est-il dans les maths ? Deux réponses », http://enseignement-latin.hypotheses.org/5788
- 5.
Définition de la Fondation nationale pour les humanités, National Endowment for the Humanities (Neh), http://www.neh.gov/about
- 6.
Voir Donald Winnicott, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
- 7.
Socle commun des connaissances, http://media.education.gouv.fr/file/51/3/3513.pdf, p. 22.
- 8.
Denis Lacorne, De la religion en Amérique. Essai d’histoire politique, Paris, Gallimard, 2007, rééd., coll. « Folio Essais », 2012.
- 9.
Programme 2008, Français, classes de sixième, cinquième, quatrième, troisième, http://www2.cndp.fr/archivage/valid/140235/140235-18635-24218.pdf, p. 5.
- 10.
Enseigner au collège, français, programmes et accompagnement (2005).
- 11.
Catherine Klein et Patrice Soler, l’Enseignement des langues et cultures de l’Antiquité dans le second degré, rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (Igen), présenté au ministre en août 2011. Disponible sur http://media.education.gouv.fr/file/2011/55/3/Rapport-2011-098-IGEN_215553.pdf
- 12.
C. Klein et P. Soler, l’Enseignement des langues et cultures…, op. cit., p. 38.
- 13.
Françoise Waquet, le Latin ou l’empire d’un signe, xvie-xxe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.
- 14.
Voir sur cette question Ph. Cibois, « Du mot à mot à l’indentation », http://enseignement-latin.hypotheses.org/3218