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Position. Ressusciter les « langues mortes »

juillet 2013

#Divers

L’émotion est grande dans le milieu de l’enseignement du latin et du grec. En effet, l’arrêté du 19 avril 2013 fixant l’organisation du Capes pour l’année prochaine fait apparaître qu’il n’existe plus de Capes de lettres classiques (ni d’ailleurs de lettres modernes), mais un seul Capes de lettres avec deux options : lettres classiques et lettres modernes. La modification est de l’ordre du symbolique car il y a peu de changements par rapport aux deux anciens Capes, mais précisément ce changement symbolique a été perçu comme l’annonce de la mort programmée d’un enseignement auquel on reproche son rôle dans la reproduction sociale.

L’enseignement du latin, dès l’époque humaniste et la Renaissance, n’a visé que les enfants de l’élite sociale, et cela vaut pour tout l’Ancien Régime. À l’époque de la Révolution, on voit d’ailleurs apparaître la stigmatisation des parents des classes moyennes qui, voyant bien que c’est l’enseignement de l’élite, veulent faire étudier le latin à leurs enfants parce que « le latin mène à tout ». Au xixe siècle, on reste conscient que tout enseignement d’élite passe par le latin. Puis, pour éviter de faire baisser le niveau de cet enseignement et pour répondre aux soucis d’éducation d’une classe moyenne qui se développe, on lui propose un enseignement « moderne », et la réforme de 1902 qui crée, en les neutralisant par des lettres A, B, C, D, des filières différenciées, fixe une situation qui va durer tout le xxe siècle.

Si l’enseignement des sciences prend de plus en plus d’importance, l’association du latin et des sciences reste la section d’élite, avec la super-élite de A’ qui cumule latin, grec et sciences. L’enseignement moderne est jugé inférieur, mais toute la subtilité des réformateurs de 1902 a été de l’avoir rendu cependant suffisamment attractif (par l’étude des grands classiques comme Shakespeare ou Goethe) pour que le niveau ne soit pas abaissé par des élèves plus faibles, issus de milieux sociaux inférieurs.

Cette situation va se maintenir jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : le bac ès lettres y est encore largement majoritaire. À partir des années 1950, elle s’inverse, et les séries scientifiques du bac (mathématiques élémentaires, sciences expérimentales puis à partir de 1968, C, D et E) deviennent majoritaires. Les langues anciennes perdent leur statut de filière d’élite mais restent un élément de distinction, comme le repère Bourdieu.

Cette pratique distinctive est stratégique et assumée comme telle : lors d’une enquête auprès de parents réalisée en 19941, 71 % des parents qui envisageaient de faire faire du latin à leur enfant étaient d’accord avec le jugement suivant : « S’il faisait du latin, votre enfant se trouverait être avec les meilleurs. » On retrouve cette stratégie ailleurs : par le choix des classes bilangues en sixième (allemand-anglais), par le choix du chinois, par les sections européennes.

Tout cela est connu, mais pas aussi radicalement explicité : de ce fait, pour beaucoup d’acteurs du système éducatif qui veulent favoriser l’émancipation et l’intégration de tous, il faut lutter contre ces stratégies d’évitement, ce qui explique que les enseignants de langues anciennes doivent se battre pour conserver leurs heures.

Ce n’est pas l’élitisme que l’on critique, puisque tout le système éducatif français repose sur l’élitisme ; ce que l’on reproche aujourd’hui au latin, c’est d’avoir changé de signification, de n’être plus la voie de l’élite, mais une tentative d’évitement social. C’est cependant en même temps pour beaucoup de parents un souci culturel qui est tout à fait légitime.

L’unification du Capes de lettres se situe donc dans une évolution séculaire de réduction de la part du latin dans l’enseignement : s’agit-il pour autant d’une mort programmée ? Pour répondre négativement à cette question, il ne suffit pas de défendre la stabilité éducative mais il faut examiner, comme pour toute matière enseignée, quelle est son utilité ; or celle-ci a varié au cours des siècles.

On a fait du latin autrefois pour de nombreuses raisons : parce que c’était la langue de l’Église au Moyen Âge, parce que c’était le moyen de renouer avec la philosophie et la science antiques à la Renaissance, parce que c’était la langue internationale de la science jusqu’au xviiie siècle. Dès la Révolution, on avait bien conscience que « faire du latin » vous classait socialement et au xixe siècle, comme toutes les raisons antérieures avaient disparu, on en vint à mettre au point l’argument de la « gymnastique de l’esprit », précisément à l’époque où s’inventait la gymnastique.

Cet argument, toujours utilisé, n’est pas recevable, pour la raison fondamentale qu’il ne s’agit pas de l’objectif d’une acquisition disciplinaire mais du résultat de tout apprentissage quand il est fait correctement. Toute résolution de problèmes conduit au même résultat, qu’il s’agisse de plomberie, de jeu d’échecs, de mathématiques, de relations humaines ou de se repérer sur le terrain avec l’aide d’une carte.

Aujourd’hui, la position prise par les instances qui représentent les enseignants du latin reste l’action réglementaire (contre les suppressions de classes de langues anciennes) et la protestation, les deux démarches étant liées car la protestation est nécessaire pour empêcher des évolutions réglementaires qui se feraient si des élites (comme Jacqueline de Romilly) ne venaient pas défendre les langues anciennes.

D’un point de vue sociologique, on peut faire l’hypothèse que cette stratégie ne va plus être efficace longtemps simplement par effet de génération : les personnes de cinquante ans aujourd’hui ont fait leurs études secondaires au moment où l’élitisme passait par les mathématiques et où le latin n’était plus qu’un parcours d’évitement réduit à quelques heures.

Alors ? Faut-il mourir la tête haute, le glaive à la main, c’est-à-dire en protestant et en luttant pied à pied contre l’administration ? Certainement pas : il faut un projet mobilisateur qui donne un sens à l’enseignement du latin, en sachant que des évolutions profondes sont peut-être nécessaires.

Si on compare les nouveaux textes des arrêtés du Capes aux anciens, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un début d’unification dont l’objectif pourrait être qu’un futur enseignant de français fasse la preuve de tous les savoirs qui lui seront nécessaires, et le latin en fait partie : un premier rapprochement se trouve dans le texte de la composition française, commune aux deux options (lettres classiques et lettres modernes), qui dit vouloir mobiliser « l’histoire littéraire de l’Antiquité à nos jours », mention qui était absente des précédents programmes.

Les programmes d’une discipline doivent être définis par les besoins de l’enseignement. Il faut préciser ce que doit maîtriser tout professeur de lettres en plus d’une vaste culture littéraire comme définie par les programmes :

le latin du français : tout professeur de lettres doit pouvoir rendre compte des centaines d’expressions du latin du français, du curriculum vitae au fait qu’un nihiliste n’est pas un partisan d’un monsieur nihil comme les gaullistes le sont du Général ;

l’ancien français et l’évolution de la langue : est-il normal qu’un professeur de français ignore le français médiéval ? C’est encore possible s’il prend l’option lettres classiques ;

l’orthographe du français : elle est incompréhensible sans une connaissance de l’évolution de la langue certes, mais aussi sans connaissance de la dose de latin qui à diverses époques a été injectée dans la langue dans un processus de relatinisation. Là aussi, des connaissances de latin sont indispensables.

Pour pouvoir exiger que tous les futurs professeurs de français aient fait du latin, il faut, en dehors de considérations de linguistique historique, mettre aussi l’accent sur l’importance de la connaissance des textes latins, car ils sont à la base de notre culture.

Il faut faire étudier ceux qui sont sous-jacents à la culture actuelle, qui en sont une strate. À une époque où les conflits de laïcité se situent ailleurs que vis-à-vis de la sphère catholique, par exemple, il est loisible de puiser sans scrupule républicain dans l’ensemble de l’Ancien et du Nouveau Testament (en latin et en grec). Historiquement, la religion chrétienne a imprégné notre culture et pour comprendre Pascal, on peut lire saint Augustin ainsi que saint Paul.

On peut faire lire le latin simple de Césaire d’Arles, le latin médiéval célèbre des Carmina burana ; Érasme et son ami Thomas More nous conduiront aux Adages et à la naissance de l’Utopie. Les auteurs récents ont plus de résonance aujourd’hui que Tite-Live ou César ; en revanche, Cicéron et Sénèque sont encore d’actualité, car ils sont pour nous les témoins des stoïciens, dont la philosophie est toujours présente et qui ont été les instigateurs, avec d’autres courants philosophiques, des « exercices spirituels », dont la pratique a perduré et dont l’examen de conscience est issu. Quant au droit romain, nous y participons toujours et son actualité reste entière.

Si, à la Renaissance, on s’est tourné à nouveau vers les auteurs antiques, c’était pour y trouver la vraie science, revenir aux philosophes et principalement, à travers Cicéron, relancer la rhétorique, ce souci d’argumenter sur le forum des choses importantes, pratique de la discussion éclairée que nous revendiquons toujours et qui est centrale pour la démocratie.

Le moment est venu d’un changement de perspectives : ce n’est pas la première fois dans l’histoire, même si le changement proposé est plus radical, car de la priorité à l’Antiquité on passe à la priorité à toute la culture utilisant le latin.

Ce qui vient d’être décrit est un programme pour les futurs professeurs de français, mais que proposer aux élèves actuels ? L’enseignement des expressions latines du français pourrait permettre une initiation au latin en cinquième, et c’est d’ailleurs ce qu’a proposé l’Inspection générale sur l’enseignement du latin et du grec dans son dernier rapport (rapport Klein-Soler).

Plutôt que d’apprendre à traduire, faisons lire des textes « appareillés », par exemple munis d’un découpage selon la logique du français et de sous-titres2. La traduction à coup de Gaffiot est une hérésie pédagogique, reconnaissons-le et tirons-en la conséquence que traduire est aujourd’hui de l’ordre des formations du supérieur, non du secondaire. Réservons l’initiation au latin et au grec aux années d’option de collège, en faisant en sorte qu’à l’issue de chaque année, un acquis soit assuré : la morphologie du latin par le biais des expressions latines du français en fin de cinquième, une habitude de lecture de textes simples sous-titrés en quatrième, une connaissance des lettres grecques et des racines grecques du français en fin de troisième. Jouons le jeu de l’option annuelle, qui facilitera le recrutement et évitera aux enseignants la tentation de retenir de force des élèves. Au lycée, créons une filière de futurs professeurs de lettres où le latin et le français se répondront.

Ce n’est que dans cette logique de parallèles, d’échos, d’unité culturelle, que l’enseignement du latin et du grec peut – et doit – se maintenir aujourd’hui.

  • 1.

    Voir Philippe Cibois, l’Enseignement du latin en France. Une socio-histoire, 2011, disponible en ligne sur le site des Classiques des sciences sociales de l’université du Québec (collection « Les sciences sociales contemporaines »).

  • 2.

    Voir la technique présentée sur le carnet de recherche « La question du latin » http://enseignement-latin.hypotheses.org/3218