
L’ombre de l’Empire
Malgré la multiplication des crises globales, la campagne présidentielle se cantonne aux questions nationales, comme si la politique étrangère échappait au débat démocratique. Il est grand temps d’ouvrir ce domaine réservé, et d’associer les Français à des choix qui les concernent tous.
Quel sera le grand enjeu de l’élection présidentielle ? Les sondages tentent de cerner le trio de tête parmi les préoccupations (immigration, sécurité, climat…) mais nul n’en sait rien, car la France-cyclope ne voit que d’un œil : la scène politique n’est éclairée qu’à moitié et un pan entier en reste dans l’ombre. On ne débat que de ce qui se passe chez nous et jamais de ce qui concerne le monde. Malgré la mondialisation qui a restructuré les économies, malgré l’Europe qui encadre les politiques, malgré les virus qui parcourent le globe, malgré la crise climatique qui menace la planète, on circonscrit les débats aux questions nationales. La dimension planétaire, bien que déterminante, est systématiquement occultée. Est-ce en raison de ce demi-aveuglement que près de la moitié du corps électoral s’abstient désormais de voter ?
Dans tous les pays, la tentation des élites est de monopoliser les raisonnements transfrontières. Un sociologue anglo-saxon a même théorisé l’opposition entre la classe dirigeante mondialisée, qui serait de partout (anywhere), et le peuple qui, pour le meilleur et pour le pire, se sentirait de quelque part (somewhere)1. On peut se demander ce que vaut une telle prophétie autoréalisatrice. En France, une vaste construction fantasmatique et institutionnelle a édifié un mur entre la population et les enjeux de politique planétaire. Emmanuel Macron s’est interrogé sur la nostalgie du pouvoir monarchique, qui pèserait sur la France depuis qu’elle a décapité son roi. Il est permis de penser qu’un autre manque, plus lourd encore, façonne notre inconscient collectif : celui du général de Gaulle. Et, derrière lui, Napoléon, Napoléon III et l’empire colonial… L’ombre de l’Empire plane sur la France. Pour combien de temps encore ?
Après la décolonisation, la Constitution de la Ve République s’est transformée pour instituer un empereur sans empire. L’échec de la Communauté française, confirmé par les accords d’Évian et l’indépendance de l’Algérie, imposaient d’innover pour que la fonction présidentielle s’adapte à la stature du général de Gaulle. Ce fut le référendum de 1962 et le virage vers l’élection du chef de l’État au suffrage universel. Parallèlement, une nouvelle interprétation de la Constitution conduisit à considérer que le président, chef des armées, accréditant les ambassadeurs et ratifiant les traités, était le responsable suprême des affaires extérieures de la France. L’expression « domaine réservé » apparut en 1959, et devint une évidence quand la responsabilité de l’arme nucléaire fut confiée au président en 1964. Le monde dans sa globalité était réservé au chef de l’État, car ce dernier avait vocation à s’inscrire dans le prolongement historique de la politique impériale française.
Les successeurs du général de Gaulle s’accommodèrent fort bien de cette coupure en deux de la scène politique. D’un côté, il y avait les sujets nationaux, sur lesquels s’exprimaient les attentes, les divisions et les mécontentements, avec le rituel des partis politiques, des élections, du Parlement et du gouvernement. De l’autre, il y avait la scène planétaire, avec des enjeux majeurs vis-à-vis desquels les différents chefs de l’État se succédaient pour faire entendre la voix de la France. De Pompidou à Macron, en passant par Giscard, Mitterrand et Chirac, chacun jouait sa propre partition. Mais, dans un monde divisé en grands blocs, la France incarnait un positionnement continu et original, tissant nos intérêts commerciaux, nos forces militaires et diplomatiques avec un imaginaire de troisième voie, de patrie des droits de l’homme et de tradition des Lumières. Pour le président de la République, ce domaine réservé devait représenter la part la plus excitante de ses responsabilités, qui lui donnait le sentiment de s’inscrire dans les grands mouvements de l’histoire, de prolonger la stature des géants et de perpétuer la vocation singulière de la France.
Cette époque de coupure a pris fin. La scène planétaire a changé, et ce n’est plus aux fantômes de nous dicter quoi faire. Dans le nouveau rapport de force entre les États-Unis et la Chine, quelle doit être la place de la France ? Certains s’interrogent sur ce qu’aurait fait le général de Gaulle, mais la statue qu’ils implorent demeure muette. Tout a trop changé, l’ombre n’éclaire plus le chemin. La France avait par ailleurs mis en œuvre une grande politique à destination du monde arabe : qu’en reste-t-il ? Notre pays est devenu l’une des premières cibles du terrorisme islamiste, l’Algérie s’enferme dans son quant-à-soi et même le Maroc est soupçonné d’avoir espionné le téléphone portable du chef de l’État ! Au Mali, nos troupes se retirent et un bras de fer est engagé pour empêcher qu’elles soient remplacées par des mercenaires russes. La Chine et la Turquie avancent leurs pions dans notre ancien Empire. Notre présence en Nouvelle-Calédonie et dans l’océan Indien devait trouver un nouveau sens, grâce au partenariat militaire et stratégique avec l’Australie. L’accord Aukus entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie a mis un terme à cette illusion.
Nos concitoyens sont parfaitement à même de tenir des raisonnements stratégiques reliant le global et le local.
Le domaine réservé devient une scène de cauchemar. Le président tente encore de mobiliser l’Europe, mais il lui faut scruter les équilibres secrets du prochain gouvernement allemand pour déchiffrer le poids qui reviendra à la parole de la France… L’empereur n’avait plus d’empire ; il n’a désormais plus de boussole. Et si le peuple saisissait l’échéance présidentielle de 2022 comme un moyen de se réapproprier en grand l’ensemble de la scène politique ? À l’occasion d’un travail mené récemment avec des spécialistes de l’enquête vidéo, l’agence Grand Public, j’ai pu constater l’incroyable maturité des Français lorsqu’on leur pose une question du type : « Vous, votre profession et le monde », ou « Vous, votre ville et le monde »2. Nos concitoyens démentent tous les clichés et sont parfaitement à même de tenir des raisonnements stratégiques complexes reliant le global et le local. Le chemin parcouru est impressionnant. Des centaines d’enquêtes attestent des effets positifs qu’entraînent, malgré leurs insuffisances et certains biais cognitifs, l’élévation du niveau d’éducation, le brassage des populations et même l’accès plus aisé à l’information en ligne.
Le moment est venu de mettre fin à l’ombre de l’Empire et aux règles dépassées du domaine réservé, qui poussent nos dirigeants à prendre les électeurs pour des terres de conquête que l’on sonderait pour mieux les apprivoiser. Cessons de croire que nous pouvons ignorer les grands enjeux de la planète, qu’il s’agisse du climat, de la paix ou du devenir de la démocratie. Arrêtons de faire des plans pour la France de 2030, sans demander l’avis de la population. Il est temps d’écouter les Français. C’est à cette condition que le champ politique cessera d’être clivé en deux, que le pays surmontera ses divisions, que l’abstention reculera et que la voix de la France retrouvera son authenticité, son actualité et sa force.