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Dans le même numéro

L’emboîtement des crises : sécurité, légitimité, influence. (Entretien)

août/sept. 2008

#Divers

Depuis 2003, l’écart entre l’Occident et le reste du monde s’est accru. La montée des nouvelles puissances, la mise en cause de nos modes de vie par les risques écologiques, l’incapacité des seuls Occidentaux à garantir la paix et la stabilité sont autant de facteurs dont les effets négatifs se renforcent.

Esprit – Nous avons vécu, en une période assez brève, des séquences très différentes à l’échelle internationale. Après la fin de la guerre froide, les relations internationales ont paru s’organiser à partir de l’idée de multilatéralisme : c’est la coopération entre les États, dans le cadre de l’Onu, qui devait prévaloir sur la scène internationale. Les attentats du 11 septembre 2001 représentent une rupture, exposant les États-Unis dans un rôle de premier plan. Vous avez parlé à ce propos d’un drame en trois actes (chute de l’empire soviétique, émergence du terrorisme global, impuissance américaine en Irak1). Comment caractériser la phase des années 2003-2006 qui témoigne de l’échec et de l’impopularité de l’intervention américaine en Irak ?

Pierre Hassner – L’apparition d’Al-Qaida au premier plan de la scène mondiale, au cœur de la première puissance mondiale, marque l’émergence du terrorisme globalisé. Le fait que des gens acceptent de mener des actions suicides modifie beaucoup de choses dans l’équilibre des forces. Notamment, l’idée de dissuasion, qui a organisé l’équilibre de la guerre froide, vacille : elle repose sur le calcul rationnel mais que vaut-elle face à des personnes qui veulent sacrifier leur vie ? On l’a déjà vu avec l’attentat au gaz de la secte Aoum dans le métro de Tokyo. À terme, un groupe terroriste pourrait avoir la bombe atomique ou des armes biologiques : de quelle force de dissuasion disposerait-on à leur encontre ?

En même temps, Bush et les néoconservateurs ont transformé la signification de l’attentat de 2001 en associant le terrorisme aux armes « cachées » du dictateur irakien. Aujourd’hui, disait Bush, contrairement à la période de la guerre froide, il n’y a plus de conflits entre les grandes puissances car elles sont toutes alliées dans la lutte contre le terrorisme. Dès lors que la lutte contre le terrorisme devient l’argument le plus légitime au niveau international, chaque État peut s’en prévaloir : les Chinois luttent contre les Houïgours, les Russes contre les Tchétchènes… et les Américains n’ont rien à y redire.

Par ailleurs, la manière à la fois nationale et manichéenne dont l’Amérique a réagi révèle un grand fossé qui la sépare du reste du monde, y compris sur l’Afghanistan. Il y avait de nombreuses raisons de considérer l’invasion de l’Afghanistan légitime : une décision de l’Onu, l’article 5 du pacte Atlantique, la menace pressante des talibans, la présence d’Al-Qaida, etc. Cependant, pour la plus grande partie des populations du Sud, il s’agit simplement d’une attaque d’Européens et d’Américains contre des Asiatiques, de chrétiens contre des musulmans. Cela ravive les rancœurs postcoloniales. Le scandale de la prison d’Abou Ghraib a encore dramatiquement creusé l’écart entre les États-Unis et le reste du monde. Le fossé n’a fait que s’élargir depuis. À partir de la guerre d’Irak en 2003, c’est l’évolution de la situation intérieure irakienne qui pèse sur la crédibilité internationale des États-Unis et, au-delà, sur l’ensemble de l’Occident.

Jacques Chirac et Dominique de Villepin n’avaient pas eu l’attitude la plus diplomatique ni la plus efficace à l’encontre des États-Unis au moment de l’Irak. Cependant, depuis, sur le conflit israélo-palestinien par exemple, la manière dont la France s’est alignée sur la position américaine, du moins jusqu’au discours de Sarkozy devant la Knesset, qui marque un infléchissement, est difficile à comprendre. Nous mettons davantage en avant le drame humain des Palestiniens, nous donnons un peu plus d’argent pour que les habitants de Gaza puissent vivre mais, comme les Américains, nous refusons le résultat des élections que nous avions réclamées et nous adoptons une position aussi irréaliste qu’eux sur l’Iran.

Depuis 2003, un écart entre l’Occident et le reste du monde s’est révélé et aggravé. Nous avons également pris conscience, au même moment, de la montée extraordinaire de la Chine et de l’Inde. L’Occident se trouve doublement décalé. D’un côté, l’Occident croit que sa domination continue, qu’il doit punir et donner des leçons. D’un autre côté, il se sent citadelle assiégée et ferme ses frontières. La hausse des prix alimentaires introduit un nouveau conflit Nord-Sud car elle pousse tout le monde à se refermer sur lui-même. Le problème de l’immigration prend également de l’ampleur. Les Américains disent qu’ils commencent à maîtriser la situation en Irak, que le terrorisme diminue en 2008. Mais la crise économique et la crise écologique prennent vraiment une place centrale dans les enjeux internationaux. La préoccupation écologique et énergétique n’est pas nouvelle : de nombreux observateurs affirment depuis longtemps que si tout le monde consomme comme les États-Unis, la planète ne pourra pas survivre. Mais cette centralité de ces sujets dans les relations internationales est bien nouvelle.

Sur les sujets géopolitiques, je suis favorable autant que possible aux tactiques de contournement – je ne crois pas, par exemple, qu’on puisse changer directement le régime russe. Mais on peut et doit manifester notre solidarité à ceux qu’il persécute, et n’hésiter ni à nous livrer à une lutte d’influence avec lui auprès de voisins qui sont aussi les nôtres et dont il met en cause l’indépendance, ni à essayer de moins dépendre de lui au point de vue énergétique. Mais je ne vois pas de stratégie crédible ni efficace face à la crise du mode de consommation occidental, la corruption omniprésente et la crise morale du capitalisme. On attend une solution révolutionnaire qui ne viendra pas. De même pour les organisations internationales, il faudrait que le Brésil et l’Inde soient membres permanents au Conseil de sécurité de l’Onu. Toutefois les États ne vont pas tous s’accorder ; chacun s’accroche autant que possible à ses avantages. On peut encore moins attendre d’efforts des sociétés. Les difficultés écologiques qui s’annoncent vont toucher directement les modes de vie et l’on ne voit pas bien les Américains renoncer de si tôt à leur gaspillage énergétique. En politique intérieure, des réformes limitées sont possibles mais ni la gouvernance par les États, ni encore moins les sociétés civiles ne permettent d’envisager comment faire face à ces crises. Avec ces questions de ressources naturelles, de notre mode de vie – autant de sujets longtemps considérés comme mineurs –, le thème de la catastrophe s’impose de manière centrale. On ne voit pas comment l’art diplomatique du compromis pourrait nous sauver en ces matières.

On constate que les catastrophes deviennent un enjeu politique central : après le tremblement de terre en Chine (mai 2008) la société chinoise a été bouleversée, les autorités ont été mises en cause en raison de la fragilité des constructions scolaires… La Russie est une grande puissance tant que le prix du pétrole est élevé mais elle doit aussi déplorer une démographie épouvantable, avec le record du monde de l’alcoolisme, la corruption et bien d’autres problèmes. La Chine sera une grande puissance, pour le bien ou pour le mal, mais la Russie ne peut pas prétendre à la même certitude. Bien sûr, si les prix du pétrole restent longtemps aussi élevés qu’actuellement voire s’ils augmentent encore, la Russie finira par en tirer un fort avantage car elle a bien plus de ressources sociales que Dubaï, par exemple, qui ne se repose que sur le pétrole. Au final, le cadre d’interprétation des relations internationales sur lequel on vivait est très ébranlé.

Dans ce contexte, des vieux problèmes traditionnels de la gauche reviennent au premier plan. Je pense en particulier à l’inégalité qui augmente. Dans l’Inégalité du monde, Pierre-Noël Giraud expliquait en anticipant bien ces questions que, pendant longtemps, l’inégalité a diminué au sein de nos sociétés et augmenté entre les riches et les pauvres à l’échelle mondiale2, mais que maintenant cela va s’inverser. De grandes masses en Russie et en Chine ont accès à la modernité, beaucoup de gens vont bien vivre pour la première fois. Cependant, des secteurs entiers vont être sinistrés dans les pays développés. Donc l’inégalité croîtra dans les pays riches. On voit aussi que la hausse des prix de la nourriture, qui sont liés au prix du pétrole, sacrifie beaucoup de personnes dans le Sud. Ce sujet de l’inégalité revient donc en force, mais sous une forme inattendue.

On peut dire que le principal problème est davantage l’exclusion que l’inégalité mais les deux vont ensemble. Le politologue américain Stephen Holmes soutient précisément que la gauche est dans une situation catastrophique parce qu’elle n’a pas de discours sur l’immigration. La gauche essaie de développer un discours nuancé sur l’immigration, en distinguant des situations, etc. mais, sur ce sujet, l’avenir est au populisme de droite. Du grand combat entre les trois idéologies (fascisme, communisme, libéralisme), il se peut que celle qui a été vaincue la première soit celle qui remonte sous d’autres formes, c’est-à-dire le fascisme. On le voit dans l’autoritarisme de Poutine comme dans le populisme de Berlusconi. Les Italiens sont incroyablement durs contre les Roumains et les Tziganes. Cela se retrouve dans tous les pays, je le crains. Nous assistons à des mouvements globaux qui conduisent à des phénomènes politiques et moraux très dangereux de fermeture, alors même que le nombre des aspirants à l’asile par suite des désastres climatiques s’ajoutant aux guerres et aux persécutions s’accroît dramatiquement. Il est d’ailleurs significatif de considérer le cheminement d’un auteur comme Arjun Appaduraï : en deux livres sur la globalisation (Après le colonialisme, traduit en 2005, porte sur les conséquences culturelles de la mondialisation puis Géographie de la colère, 2007, est consacrée à la violence à l’âge de la globalisation), il est passé d’un état euphorique à une humeur plus inquiète, insistant sur les dangers, la hausse des tensions, les inégalités, les violences, etc.

La fin du cycle démocratique ?

Qu’en est-il de l’idée de promotion de la démocratie dans un tel contexte ? En 1989, on a cru que, via la démocratie, le capitalisme et les nationalismes se pacifieraient. Apparemment, la Chine se dirige vers un renforcement du Parti. Le projet de « Grand-Moyen Orient » des néoconservateurs américains n’a pas apporté de stabilité. En 2001, l’état d’esprit pour répondre au terrorisme était de promouvoir la démocratie. De 2003 à 2006, on constate l’échec de ce projet, en grande partie dû à l’intervention américaine. Faut-il pour autant penser que le monde sort du cycle démocratique ?

Ce serait, à mon sens, aller trop loin. Il est vrai que le modèle européen n’est plus dominant. Pourtant, parler d’impuissance européenne serait exagéré. L’auteur bulgare Ivan Krastev étudie depuis deux ans les formules russes de « démocratie souveraine », de « verticale du pouvoir », etc. Il insiste sur le fait qu’il s’agit d’une lutte idéologique avec l’Union européenne. À ses yeux, il s’agit d’une seconde guerre froide, où les Russes et les Chinois sont véritablement capables de proposer un modèle qui concurrence l’Occident. Aux États-Unis, Robert Kagan, après avoir parlé d’« Empire bienveillant », parle de retour au xixe siècle par la fin des rêves et l’équilibre entre puissances. Mais il veut le combiner avec une nouvelle guerre froide entre puissances capitalistes libérales et autocratiques. Cela me paraît une idée fausse historiquement (le xixe siècle n’opposait pas deux camps idéologiques, en 1914 la France et l’Angleterre étaient alliées à l’empire russe et l’Italie à l’Allemagne) et politiquement (même si elles sont alliées tactiquement devant l’Occident, la Chine et la Russie ont des intérêts opposés à long terme, et toutes les deux sont pour nous à la fois des concurrents et parfois des adversaires mais aussi des partenaires indispensables).

Quel est le contenu de leur « démocratie souveraine » ? Le point de départ est très simple, c’est qu’ils ne veulent plus des sermons, ils veulent se prétendre démocrates mais rester autoritaires. Ils ont désormais le pétrole, sont forts et peuvent faire ce qu’ils veulent. Ce que les Russes et les Chinois refusent avant tout, c’est qu’on leur fasse la leçon. En 1990, les Russes s’imaginaient qu’on serait tellement contents de les voir abandonner le communisme qu’ils auraient la codirection de l’Occident avec les Américains, de l’Europe avec l’Union européenne, qu’ils auraient un statut particulier qui serait reconnu. L’idée qu’on les considère comme des gens normaux, que les Ukrainiens ou les Bulgares aient autant de dignité qu’eux, leur paraît incompréhensible. Ils se considèrent comme une démocratie souveraine, c’est-à-dire, disent-ils, une grande puissance avec des armes nucléaires. Cependant, la progression des classes moyennes russes offre, selon certains, la promesse d’un État de droit. Mais sans la croissance, comment la Russie ferait-elle face à ses difficultés internes de démographie, de santé publique ?

Je ne dirai pas que la démocratie est finie. Cela reste encore une perspective pour la Chine comme pour la Russie, bien que celles-ci puissent évoluer aussi vers une forme nouvelle de fascisme. Je ne crois pas que le capitalisme autoritaire puisse être stable. Il y aura des tensions internes dans ces pays et, dans ces tensions, on entrevoit toujours une chance pour la démocratie.

Donc la phase de la lutte triomphante pour la démocratie, au nom du droit d’ingérence, de la « responsabilité de protéger » et du grand projet américain est terminée. Toutefois, l’histoire de la démocratie n’est pas terminée pour autant. Les conditions changent ; il faudra désormais travailler de l’intérieur, c’est ce que dit aussi Bassma Kodmani3. Je ne pense pas que le monde ait des alternatives à offrir à la démocratie et au marché, bien que l’État regagne en importance. Tous ces dirigeants qui se reposent sur le pétrole pour la tranquillité de leur peuple n’ont aucune idée de comment développer leur pays, de comment désamorcer le potentiel de mécontentement. Il leur faudra donc soit jeter du lest, soit alimenter leurs tendances fascisantes.

Bien sûr, on peut penser que le chemin vers la démocratie n’est pas uniforme et que chacun doit le parcourir à son rythme. Et puis il y a l’éternel argument de ceux qui veulent le capitalisme mais pas la démocratie. En 1989, certains Russes disaient qu’il n’était pas possible de faire en même temps les réformes capitaliste et démocratique. Du coup, Gorbatchev aurait eu raison de faire la Perestroïka mais pas la Glasnost. Les deux grands modèles de ce courant de pensée étaient la Chine et Pinochet… La possibilité démocratique restait ouverte dans le discours, mais elle ne pourrait venir qu’une fois la réforme économique achevée et la société maîtrisée. Donc, contrairement à ce que pense Krastev, les Russes ne présentent pas cela comme un modèle éternel. C’est toujours l’argument national : ils veulent garder chez eux le contrôle du processus de démocratie, guidée ou dirigée. L’ennui c’est qu’ils expérimentent déjà tous les défauts du capitalisme.

Vous avez bien montré que la démocratie ne s’imposait pas comme modèle pour les puissances montantes que sont la Chine et la Russie. En revanche, les démocraties occidentales considèrent-elles toujours qu’il est souhaitable de promouvoir la démocratie à l’échelle internationale ? Des voix s’élèvent pour appeler à s’accommoder des régimes durs, qui nous seraient peut-être plus favorables. Comment expliquez-vous cette timidité ?

Cela a toujours un peu existé. Les industriels veulent protéger leurs intérêts. Ils défendent toujours l’idée que plus on fait de commerce, plus on investit à l’étranger, plus on favorise ainsi le passage à la démocratie. Sur le plan tactique, ce n’est d’ailleurs pas complètement faux. Il est difficile d’être catégorique sur ce qui peut favoriser la démocratisation. C’est ce qu’on a vu avec les accords d’Helsinki : ce n’était pas un nouveau Munich mais cela s’est révélé correspondre à ce que Willy Brandt appelait une « détente offensive ». Il y a eu une pénétration culturelle de l’Urss, qui n’aurait pas été possible du temps de Staline. Il faut des liens économiques entre pays, ne serait-ce que pour faire de la conditionnalité. C’est ce qu’a rappelé par exemple Barak Obama dans la campagne américaine : Cuba ne serait plus communiste s’il n’y avait pas eu l’embargo américain pendant 40 ans.

Ceci dit, l’échange, économique ou culturel, n’est qu’une condition à exploiter. Mais il faut du savoir-faire, ne pas en faire trop, ne pas heurter les sentiments nationaux. On peut montrer notre présence à certaines occasions mais en faire trop revient à aider la propagande du régime qui se repose sur le nationalisme. La logique est la même que pour l’Iran. C’est la seule manière de créer indirectement un environnement favorable à la démocratie. La diplomatie française actuelle juxtapose simplement une approche strictement realpolitik avec quelques grandes sorties sur les principes et les droits de l’homme mais qui ne sont pas bien pensées en termes stratégiques. Nous sommes dans un monde dans lequel il faut composer. On ne peut passer son temps à la défense des intérêts nationaux, tout en lançant de temps en temps de grands projets humanitaires comme l’application de la responsabilité de protéger en Birmanie. On rencontre alors un mur d’opposition, y compris de la part des Indiens démocrates. Les Asiatiques veulent régler cela entre eux. Cela aurait peut-être marché si Kouchner avait pu associer à son initiative des pays de la région pour faire un travail de préparation mais en l’absence de cette recherche de partenariat, les grandes déclarations venant de l’Occident sont vouées à l’échec.

Personnellement, je ferais plus d’efforts vis-à-vis de pays comme la Géorgie ou l’Ukraine. Ce sont des pays où il y a de vraies volontés démocratiques. Pourtant, je trouve un peu dangereuse l’attitude des Américains. On en a vu arriver avec des kits « comment renverser un dictateur ? », inspirés des soulèvements en ex-Yougoslavie. Du coup, il est facile, et pas totalement faux, même si cela masque l’essentiel, de dire que les révolutions « de couleur » comme la révolution orange sont des coups montés par la Cia, qu’il s’agit de complots, etc. Il s’agit toujours de préserver un équilibre délicat. Comment aider sans compromettre ? Il faut maintenir fermement une volonté de démocratiser les États mais il faut prendre conscience que la démocratie n’est pas le règne de l’Occident. La promotion de la démocratie peut être vue, surtout dans les pays du Sud, comme un alibi de l’impérialisme mais la défense contre l’impérialisme peut être un alibi pour le maintien des tyrannies.

Séduire, une alternative à la guerre

Ceux qui défendent la promotion de la démocratie prennent aujourd’hui souvent l’Iran pour cible, à travers la question nucléaire. Vous rappelez que la prolifération du nucléaire militaire devient délicate à contrôler. Cependant, des actions préventives contre l’Iran vous paraissent particulièrement risquées.

Je crois que la diabolisation du nucléaire iranien est totalement contre-productive dans la promotion de la démocratie. Shirin Ebadi le dit bien, il vaut mieux parler des droits de l’homme. À l’inverse, la prétention d’interdire aux Iraniens l’enrichissement de l’uranium accroît la popularité du régime. Les sanctions ne marchent pas. L’économie va plus mal, c’est vrai mais sans affaiblir ce régime. Dans une démocratie libérale, le régime aurait été renversé depuis longtemps. Cependant, en Iran, il est renforcé.

En 2003, l’Iran avait fait des avances à l’Occident – peut-être fausses. Il avait apporté son aide face à l’Afghanistan. Il faudrait essayer de s’appuyer là-dessus, de renouveler la coopération et surtout de reconnaître que personne ne l’empêchera d’enrichir l’uranium ni d’avoir la bombe. Tout au plus gagnera-t-on du temps. En revanche, il serait possible de convaincre l’Iran de se borner à devenir un « pays du seuil » : qu’ils aient la capacité nucléaire, que chacun sache qu’ils peuvent construire des bombes, mais qu’ils ne la rendent pas opérationnelle, ne fassent pas d’explosions, etc. L’Iran n’a pas intérêt, de son côté, à ce que l’Égypte et l’Arabie Saoudite deviennent nucléaires à leur tour, et s’engagent dans une course aux armements dans laquelle ils seraient aidés et protégés par l’Occident. De plus les Américains resteraient éternellement dans la région. Il faut garantir aux Iraniens qu’on ne veut pas les renverser par la force, mais il doit être clair qu’ils n’ont pas intérêt à en faire l’instrument de leur domination de la région. Je ne parle même pas d’une attaque contre Israël qui serait considérée comme une attaque contre le monde entier.

C’est tout ce qu’on peut faire. La stratégie actuelle nous entraîne dans des opérations qui se révèlent très délicates. On installe déjà des radars en Tchécoslovaquie et probablement des missiles anti-missiles en Pologne. Les Américains disent que c’est à cause de l’Iran. Si c’est le cas, cela me semble tiré par les cheveux. D’une part, on ne sait pas si ça marchera. D’autre part, les Russes ne peuvent que considérer que c’est contre eux. Et puis, dans la pire des hypothèses, ce ne sont pas les États-Unis qu’attaquerait l’Iran, ce serait Israël ou des pays du Golfe.

Et puis, à partir du moment où ils auraient la bombe, on sera obligés de faire comme avec les Nord-Coréens. Il faut reconnaître leur existence et leur indépendance, leur dire que même si on n’apprécie pas leur idéologie on accepte l’état de fait mais qu’on s’engage avec eux dans un processus de contrôle de réduction et éventuellement de dénucléarisation de la région. On a vécu avec Staline, on peut vivre avec eux. Qu’ils sachent qu’on ne les attaquera pas s’ils n’attaquent pas les autres. Je pense qu’il faut avoir une attitude très prudente sur ce sujet sous peine de s’engager dans une aventure aux conséquences incalculables et probablement suicidaires.

L’ordre nucléaire contesté

Au-delà de l’Iran, vous avez élaboré une pensée plus large sur l’ordre nucléaire. Vous dites bien que l’ordre nucléaire tel qu’il fut institutionnalisé par le traité de non-prolifération (Tnp) a perdu sa légitimité aux yeux du monde non occidental.

Pour certains de ses défenseurs, le Tnp avait mené à un équilibre rationnel, rompu par l’administration Bush avec sa volonté de supériorité. Il me semble que, administration Bush ou pas, l’ordre nucléaire est inégalitaire et intenable. Il n’est plus acceptable pour le Sud. La France était contre le Tnp, avant de le signer. C’était un engagement des pays disposant de l’arme nucléaire à assurer la sécurité des autres États. Ils fourniraient l’accès au nucléaire civil mais dénieraient l’accès au militaire et se dirigeraient eux-mêmes vers le désarmement nucléaire.

Cela ne fonctionne plus. Nous ne pouvons plus faire que des choses qui s’appliquent à toutes les parties, qui soient country-neutral comme le dit le jargon américain. On ne peut pas faire un accord international dont la seule finalité serait d’interdire à l’Iran d’accéder au nucléaire militaire. Dans le système international, il faut des systèmes réciproques. Il peut y avoir des zones dénucléarisées. On ne peut pas éternellement autoriser Israël à faire ce qu’il veut sans être contrôlé – tout le monde sait qu’il doit posséder 200 missiles environ – mais tout interdire aux autres. Il faut entrer dans des systèmes qui ont au moins l’apparence de la réciprocité.

En même temps, Kissinger et tous les anciens secrétaires de la Défense américains font un appel pour l’abolition de l’arme nucléaire. C’était la position de Rocard depuis toujours. Il me semble cependant évident que cela va heurter le Sud. Cela revient à dire que les armes nucléaires étaient très bien… quand seul le Nord en avait. La Russie lançait l’Appel de Stockholm tant qu’elle n’avait pas la bombe. Mao disait que les armes nucléaires ne sont qu’un tigre en papier mais il a changé de discours à partir du moment où la Chine populaire a eu des armes nucléaires. Logiquement, le Sud peut soit demander que l’on commence par renoncer aux armes que nous avons, soit demander à acquérir eux-mêmes l’arme pour que, dans une phase ultime, les États tous ensemble puissent décider de s’en défaire.

Mais ces discours ne sont plus pris au sérieux. Kishore Mahbubani, qui avait inventé la notion de « valeurs asiatiques », disait bien qu’en Asie c’était un sujet de plaisanterie que l’Occident s’arrange avec l’Inde pour sa bombe mais refuse celle de l’Iran. Qui sont les Occidentaux pour juger de cela ? Il n’est pas anti-occidental, il plaide plutôt pour la réconciliation de l’Amérique avec le monde, et il nous dit justement de nous méfier.

J’ai toujours pensé que les négociations avec l’Iran n’aboutiraient pas à les empêcher de préparer la bombe. Si on veut qu’elles marchent, nous devons être appuyés par la Russie et la Chine. Or ils ne voudront pas aller jusqu’au bout ; c’est aussi pour cela qu’il faut adopter des positions intermédiaires.

Le siècle américain n’aura pas lieu

La période 2003-2006 est importante pour comprendre les options qui restent ouvertes pour la stratégie américaine. Le débat est lancé dans la préparation des élections présidentielles de l’automne. Le résultat des élections peut changer la situation mais le schéma de l’hyperpuissance américaine semble déjà dépassé.

Ivan Krastev disait que le siècle ne serait pas américain mais antiaméricain. On peut aussi dire que le siècle américain ne verra pas le jour et examiner ce qui pourrait le remplacer. Le siècle ne sera pas forcément antiaméricain mais comment, désormais, défendre nos principes, nos intérêts et nos influences dans un monde que nous ne contrôlons plus et où notre légitimité est contestée ?

Apparemment, il y a moins d’actes terroristes en Irak et en Afghanistan. McCain dira que les Américains sont en train de gagner sur le terrain. Il semble aussi que la population irakienne veut échapper à la terreur, aux attentats suicides, à Al-Qaida. Mais l’action américaine ainsi que les institutions internationales actuelles manquent de légitimité aux yeux du Sud.

Est-on donc dans un monde où la légitimité de l’Occident donnant des leçons, étant juge et partie, est contestée par tout le Sud ? Les Chinois et les Russes ont un pied dans chaque camp et en profitent. Ils sont le fléau de la balance. Par exemple, l’Union européenne voulait faire un sommet avec les pays africains. Elle n’a jamais réussi à les réunir. Au contraire, les Chinois ont réussi et ont signé de grands accords économiques. Quand l’Union européenne parle de conditionnalité, de critères politiques, on lui répond que ces critères sont inutiles puisque les Chinois et les Russes ne les mentionnent pas. Cela dit, la Chine est une grande inconnue. En termes purement mécaniques elle devrait être la future grande puissance. Cependant, beaucoup de gens le disent, la Chine a sa crise devant elle. Elle a d’énormes fragilités – la pollution, la démographie, la frénésie de consommation.

Tout l’Occident espérerait que l’Inde soit la future grande puissance. Cependant, les Indiens sont extrêmement nationalistes et très en retard en ce qui concerne les infrastructures. Il existe une Inde moderne de cinquante millions d’habitants, très avancée sur les nouvelles technologies, mais ça n’est qu’un réseau. Il est tout de même frappant que la première visite à l’étranger de Medvedev soit en Chine. Cela montre bien qu’à long terme le pouvoir à venir c’est la Chine, et que les Russes le savent bien. Les Indiens en sont conscients aussi.

Les réseaux transnationaux de type Al-Qaida ou les trafics de drogues ou d’humains jouent un rôle croissant mais contribuent en même temps au renforcement du nationalisme et des États qui veulent assurer leur souveraineté. Après, je ne sais absolument pas ce que tout cela donnera. D’autant qu’il y a toujours la perspective d’un événement de grande ampleur, écologique, économique, nucléaire ou biologique.

Une nouvelle relation des États-Unis et du monde ?

Le nouveau siècle ne sera peut-être pas américain, il n’y aura sans doute pas d’hyperpuissance à l’arrivée. Comment anticipez-vous le retour au monde des États-Unis à travers leur campagne électorale ? Par exemple, Obama n’est pas indifférent au reste du monde.

McCain et Obama incarnent, chacun à leur manière, un nouveau rapport de l’Amérique au monde. McCain dit qu’il est favorable aux alliances et au multilatéralisme. Mais s’il a pris des positions courageuses contre la torture, il a un caractère de soldat. Stanley Hoffmann dit de lui qu’on n’a jamais vu une guerre qu’il n’ait pas aimée ! Il est fils d’amiral, petit-fils d’amiral, torturé pendant cinq ans par les Vietnamiens – il est pour la réconciliation, c’est tout à son honneur – mais il est formé par la guerre froide.

Il dit qu’il écoutera un peu plus les Européens et les alliés mais en même temps, « écouter » cela veut dire impliquer davantage les Européens dans des actions militaires de terrain. Ce qui ne nous arrange pas forcément.

Tous les néoconservateurs se sont réfugiés chez lui – d’ailleurs ils avaient voté McCain plutôt que Bush dans les élections primaires de 2000. Il est aussi soutenu par Kissinger. Mais celui-ci était également favorable à la guerre contre l’Irak, pensait que les Américains pourraient restructurer le Moyen-Orient. Je crois qu’il s’agit tout à fait là de l’optique de McCain. Son élection signerait donc un retour de l’Amérique impériale et un risque d’interventions militaires catastrophiques par exemple en Iran si Bush ne s’y lance pas avant lui en compagnie d’Israël.

Ce sont les démocrates qui ont inventé le concept d’« alliance des démocraties4 ». En soi je suis pour que les démocraties libérales se consultent, adoptent une ligne commune, etc. Cependant, institutionnaliser cette alliance n’a pas de sens : soit tous ceux qui se déclarent démocrates sont admis, soit ce sont les Occidentaux qui donnent les critères et les brevets de démocratie aux autres et là, c’est vraiment maladroit.

Il reste que Obama vient du tiers monde, bien sûr, mais aussi de Harvard. En un sens c’est un Noir kenyan-indonésien-américain mais on pourrait dire qu’il est aussi européen, au sens où beaucoup d’universitaires américains peuvent bien comprendre les Européens.

Il conserve l’idée messianique puritaine de l’Amérique mais il a une grande force vis-à-vis des Occidentaux et des gens du Sud. Il est perçu comme le dirigeant qu’on attendait, celui qui comprendra. Il est très populaire auprès des Noirs, des jeunes et des diplômés. Ceci dit, son discours reste vague. Il appelle à oublier les divisions de couleur, de statut social, etc. Il appelle à une réconciliation des Américains entre eux et avec le monde, pour un nouveau départ. Il lui manque quelque chose que les conseillers d’Hilary Clinton ont très bien fait, c’est la triangulation des attentes politiques selon les lieux où il se rendait. Cela aurait permis de s’adresser aux gens dans chaque État selon leurs attentes particulières. Du coup, Clinton donnait l’impression d’avoir un programme très bien préparé. Le discours d’Obama a un côté « si tous les gars du monde voulaient se donner la main… ». Il est très éloquent et charismatique mais il a ce côté messianique. Depuis qu’il est le candidat démocrate en titre, il a cependant repris les méthodes d’Hilary Clinton en disant aux groupes qui se méfient de lui ce qu’ils veulent entendre et risque d’y perdre en crédibilité.

Les Américains se sentiront-ils représentés par un intellectuel noir ? Il ne buvait pas de bière, il a dû changer de costume pour en prendre un moins élégant. Il est aussi d’origine pauvre, il l’a répété à satiété. Il a reçu plus d’argent que McCain, mais ce dernier a une femme millionnaire. Obama avait une mère célibataire et il a vécu toute son enfance grâce au welfare. Il aurait pu entrer dans un grand cabinet d’avocats ou être clerc à la Cour suprême ; au lieu de cela, il a choisi – c’était déjà une décision politique – de faire du social dans une communauté noire de Chicago pendant des années.

Le profil de chaque candidat peut avoir un impact sur l’image des États-Unis dans le monde après les dégâts faits par Bush. Cependant, les Américains ne pourront pas se débarrasser du jour au lendemain de la situation en Irak. Bush a créé un mécanisme dont ne pourra pas se sortir facilement le prochain président, quel qu’il soit.

Absolument. Concrètement, entre McCain qui veut envoyer plus de troupes et Obama qui veut partir, aucune proposition n’est viable. Ils sont certainement coincés pour longtemps. Ils sont dépendants de la situation militaire, bien sûr, mais aussi de ce qui se passera après leur départ. Actuellement, la situation militaire n’est pas mauvaise. Pour certains analystes, il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. La méthode américaine consiste à acheter les tribus sunnites mais cela éloigne encore plus d’un Irak viable et structuré. Ce qui favorise au contraire la communautarisation du pays. Donc, les Américains peuvent déclarer leur victoire mais que se passera-t-il après ?

À l’époque du Vietnam, Kissinger défendait les bombardements massifs pour que l’armée américaine se retire sur un air de victoire. Il voulait aussi qu’il y ait un « intervalle décent » entre leur départ et l’arrivée des Nord-Vietnamiens. Bien sûr cela s’est effondré et les Américains sont partis dans une situation épouvantable. Il risque de se passer la même chose en Irak. Les Américains peuvent déclarer la fin des opérations et leur retrait mais il y a fort à parier que, dès qu’ils le diront ou peut-être même avant ou bien dans les six mois qui suivront, il y ait une guerre civile. Cela relancera les incertitudes : les uns interviendront-ils pour les sunnites, les autres pour ou contre les Kurdes, et ainsi de suite ?

  • *.

    Voir, parmi ses précédentes interventions dans Esprit, sa discussion avec Bruno Tertrais : « Nouvelles puissances, nouvelles menaces », février 2006.

  • 1.

    Pierre Hassner, « Le siècle de la puissance relative », Le Monde, 3 octobre 2007.

  • 2.

    Pierre-Noël Giraud, l’Inégalité du monde, Paris, Gallimard, 1996.

  • 3.

    Bassma Kodmani, Abattre les murs, Paris, Liana Levi, 2008.

  • 4.

    Voir dans le présent numéro l’article de Pauline Peretz et Manuel Lafont Rapnouil, « L’Union des démocraties : un semblant de multilatéralisme sans légitimité ? », p. 75-85.

Pierre Hassner

Théoricien des relations internationales   Pierre Hassner s'est consacré à l'étude des relations internationales, qu'il souhaite éclairer à la lumière de la philosophie. Dans ses nombreux articles et ses ouvrages, il propose des analyses informées et originales sur l'évolution des conflits internationaux à l'époque de la guerre froide et après la chute du Mur de Berlin. Spécialiste des relations…

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