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La chute du mur de Berlin : Est-Allemands et Ouest-Allemands devant la Porte de Brandebourg en 1989 / Wikimedia Commons
La chute du mur de Berlin : Est-Allemands et Ouest-Allemands devant la Porte de Brandebourg en 1989 / Wikimedia Commons
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Une révolution aux lendemains difficiles (entretien)

Bref moment d'euphorie, l'effondrement du bloc soviétique donna une issue pacifique à la guerre froide. Mais il obligea aussi à reconsidérer des questions oubliées ou contenues jusqu'alors : que devenait le projet européen ? Que pouvait-on espérer de la « communauté internationale » ? Comment faire face aux nouvelles formes de conflits et de violences non conventionnelles qui traversent les frontières ?

Esprit – L’automne 1989 semblait porteur de promesses : on sortait de la guerre froide, de nouveaux pays émancipés de la tutelle soviétique rejoignaient les nations démocratiques, l’hypothèse, chère à la pensée libérale, selon laquelle l’extension de la démocratie serait concomitante à l’ouverture au marché semblait trouver une illustration éclatante. La période charriait aussi probablement son lot d’illusions, qui ressortent bien sûr plus nettement avec vingt années de recul. Pourtant, même en se resituant dans les réflexions de l’époque, la période n’était pas unanimement optimiste. Quel était votre état d’esprit à ce moment-là ?

Pierre Hassner – Je le retrouve assez bien dans un article écrit à mi-chemin sous le titre « Les révolutions ne sont plus ce qu’elles étaient1 ». J’étais à la fois stupéfait et ravi de ce qui se passait. En voyageant en Europe de l’Est en 1987 et 1988, on ne rencontrait personne qui aurait prédit un effondrement du système.

Malgré la tournure favorable des événements, il n’y avait pourtant pas que des raisons d’optimisme. Le nationalisme et la question des minorités sont en effet venus rapidement nous rappeler les complexités de l’histoire européenne. L’intérêt de l’opinion occidentale pour ces pays un peu oubliés fut vif mais passager. Les esprits les plus européens n’étaient d’ailleurs pas les moins inquiets. Les militants européens les plus fédéralistes ne voyaient pas bien pourquoi ces pays voulaient entrer dans la communauté européenne et craignaient que leur arrivée ne rende impossible le fédéralisme européen. Jean-Pierre Chevènement l’avait bien vu au moment de la chute du mur de Berlin en disant : « Il y a une victime, c’est Jacques Delors. » On leur recommandait plutôt de construire leur propre union. Finalement, on les accueillit après une période d’attente mais les deux parties ont été déçues par cette grande réconciliation européenne. Les Européens de l’Ouest ouvraient la porte par résignation et par lassitude après avoir essayé en vain de maintenir les anciens pays du bloc soviétique dans le vestibule le plus longtemps possible ; les Européens de l’Est étaient mécontents qu’on leur fasse sentir qu’on ne les faisait pas entrer de très bon cœur, qu’on les traitait comme des cousins pauvres : on les sommait d’assimiler les 70 000 pages de l’acquis communautaire au lieu de les accueillir en martyrs de la liberté et en héros de l’Europe. Le résultat est tout de même positif pour la paix et la prospérité de l’Europe et les réformes introduites par les nouveaux adhérents contribuent à sa stabilité. Mais il n’y a pas eu de construction commune d’un nouveau modèle. On l’a bien vu sur le plan économique : les anciens pays communistes sont passés d’un extrême à l’autre en épousant les formes les plus débridées et les plus brutales du capitalisme. Il n’y a pas eu, dans ces pays, de nouvelle synthèse social-démocrate, alliant le marché et la solidarité. Sur fond d’une opinion publique très volatile et parfois tentée par le nationalisme, il s’est développé dans plusieurs pays, surtout en Russie, un mélange de nostalgie du communisme, d’autoritarisme et d’affairisme. La leçon est finalement double : le marché ne garantit pas la démocratie mais l’absence de marché encore moins. D’autre part, on le voit bien avec la crise en cours, le marché n’est pas transparent ni omniscient mais la planification centralisée encore moins.

Une victoire par forfait

L’année 1989 présente un tout autre visage en Chine avec la répression brutale du mouvement de la place Tian’anmen. Comment cet événement pouvait-il s’intégrer dans la lecture de ce qui se passait avec le bloc soviétique ? Cela voulait-il dire que le régime communiste chinois était lui aussi condamné ?

À Moscou en 1989, je me souviens que certains analystes disaient qu’il fallait suivre le modèle chinois plutôt que de prôner la transparence et la réforme économique en même temps : mieux valait développer le capitalisme en gardant une main de fer sur la société. La démocratie viendrait après… Gorbatchev a abattu le système en cherchant à le réformer mais pourquoi s’est-il lancé dans la glasnost ? On voit bien ici le rôle de la confiance que des élites politiques peuvent encore garder dans leur modèle. Le mystère est de comprendre pourquoi les Soviétiques ont perdu confiance dans leur légitimité. Raymond Aron citait souvent Pareto qui disait : « Louis XVI n’a pas osé faire tirer sur la foule mais la bourgeoisie parisienne en 1848 n’a pas eu les mêmes états d’âme et a fait tirer sur les ouvriers. » Je me souviens avoir discuté avec un dissident hongrois qui ne comprenait pas pourquoi en 1988 le gouvernement hongrois venait chercher l’opposition pour partager le pouvoir alors qu’il n’y avait même pas un mouvement de masse dans le pays. C’est le privilège de la Pologne d’avoir renversé le régime communiste grâce à Solidarité. Et c’est l’honneur de Gorbatchev que de n’avoir pas accepté d’envoyer les chars russes à Berlin-Est comme Honeker le lui demandait. Rétrospectivement, au lieu d’une lutte grandiose entre un système totalitaire et une société civile mobilisée, on a eu la rencontre de deux faiblesses. Ce n’était pas une épreuve de force mais une épreuve de faiblesse entre un régime épuisé et une société civile qui n’était qu’à moitié mobilisée. Sous Staline, il n’aurait pas été question de tout cela. Les Chinois, contrairement aux Soviétiques, n’ont pas cédé.

Parmi les pays européens, n’était-il pas particulièrement difficile pour la France de se resituer dans le nouveau contexte géopolitique de 1989 ?

Brzezinski a écrit que la fin de la guerre froide avait deux vainqueurs – les États-Unis et l’Allemagne – et deux vaincus – la France et la Russie. Je pense que c’était assez juste – et j’ai pu constater que cette analyse mettait François Mitterrand hors de lui. La France se trouvait dans une situation favorable pendant la guerre froide parce qu’elle servait d’intermédiaire entre l’Allemagne et la Russie, tandis que l’Amérique était embourbée au Vietnam. Mais quel pouvait être son rôle ensuite ? La réunification de l’Allemagne s’est faite en réalité, sans elle, à trois, entre les États-Unis, l’Allemagne et la Russie. Mitterrand voulait « donner du temps au temps » mais les événements se sont précipités. Ensuite, la France n’a pas su imaginer une politique commune avec l’Allemagne vis-à-vis de l’Europe de l’Est. La France est restée longtemps mal à l’aise dans le nouveau contexte, y compris lors des mandats de Chirac. Hormis la création de l’euro, obtenue en signe d’engagement de l’Allemagne vis-à-vis de la construction européenne, la France n’avait pas de stratégie de rechange pour l’Europe.

La réflexion politique s’est trouvée elle aussi un peu prise de court. Le développement de la démocratie était pris comme un état de fait, presque banal, certainement positif mais sur lequel on n’avait pas grand-chose à dire.

C’est vrai, Claude Lefort est un des seuls à avoir su parler positivement de la démocratie, à travers ses réflexions sur l’« invention démocratique » mais il faisait lui-même remarquer que des auteurs très puissants dans l’analyse du totalitarisme, comme Arendt ou Souvarine, étaient moins éloquents quand il s’agit de valoriser la démocratie elle-même. Si la pensée d’Arendt pouvait valoriser l’événement et sa force politique, l’événement sous la forme des « conseils » ou des « journées » populaires, la vie politique instituée, banale, ne l’inspirait pas beaucoup. On attendait aussi de l’« Autre Europe », des intellectuels issus de la dissidence, une réactivation du discours sur la démocratie mais cela n’a rien donné. Soljenitsyne et Havel par exemple mettaient en garde contre le consumérisme, la publicité, les formes occidentales du capitalisme : Soljenitsyne dans Comment réaménager notre Russie valorisait les communautés rurales et Havel dans Méditations d’été subsumait la question dans une critique générale de la technique et de la modernité. Mais l’appétit de consommation et le désir de rechercher ce qui était le plus éloigné du communisme l’ont vite emporté. Havel avait néanmoins ce mérite, assez rare parmi les responsables politiques de l’Est, de développer une réflexion sur l’Europe, sur ce qu’elle pouvait être, sur son projet. La plupart regardaient directement outre-Atlantique : là était le vainqueur politique, le modèle économique… C’est aujourd’hui seulement qu’ils en aperçoivent les limites. La « troisième voie » est à l’ordre du jour, pour eux comme pour nous, après les déceptions successives du communisme et du capitalisme débridé.

De la guerre froide à la paix chaude

Mais d’un point de vue géopolitique, sommes-nous encore dans la dynamique de cette période ?

Du point de vue des relations internationales, on peut distinguer quatre phases. Dans une première phase, on a cru au « nouvel ordre mondial » qui allait consacrer le rôle de l’Onu, garantir la paix et la prospérité. La guerre du Golfe semblait marquer l’avènement de la sécurité collective, la communauté internationale repoussant l’attaque d’un État contre un autre. Rapidement, le déclenchement des conflits en Bosnie et le génocide au Rwanda illustraient le passage « de la guerre froide à la paix chaude2 ». Sans regretter la guerre froide, il fallait tout de même constater que l’imprévisibilité était plus grande et les conflits plus probables. Certes, des conflits dus à la guerre froide s’apaisaient comme en Angola et au Mozambique. D’autres, jusqu’alors contenus par la guerre froide, éclataient à nouveau. On échappait à un statu quo figé mais pour plonger dans l’anarchie. Mais l’Europe ne pouvait pas simplement regretter la guerre froide ou abandonner des régions à l’anarchie, surtout à ses portes. Il a fallu plaider pour des interventions ambiguës, en ex-Yougoslavie, en Somalie… Mais l’intervention internationale pouvait donner lieu aussi à des opérations militaires aux succès très aléatoires. La dissolution de la Yougoslavie était le premier conflit après la guerre froide qu’il était intéressant d’observer pour comprendre les métamorphoses des conflits mais aussi un sujet d’indignation morale puisque ce conflit se déroulait près de nous et sollicitait notre intervention3. Pourquoi pouvait-on être pour l’intervention au Kosovo et contre celle en Irak ? Le débat a en particulier été vif avec nos amis d’Europe de l’Est qui étaient unanimement pour les Américains, « qui nous ont sauvés du communisme », comme s’il s’agissait de la poursuite de la même lutte, l’« islamofascisme » prenant à leurs yeux la suite du communisme. Les démocraties libérales peuvent-elles intervenir sans mettre en danger la nature proprement démocratique de leur régime et d’autre part s’inscrire dans la durée ? Comme on le voit aujourd’hui avec l’Afghanistan, les difficultés militaires sur le terrain sont susceptibles de remettre en question, par la sensibilité de l’opinion, un engagement pour la pacification, qui est nécessairement long et continu. Même là où l’intervention militaire a réussi, en Bosnie ou au Kosovo, on voit que la reconstruction est difficile, les États restent faibles, sous assistance et corrompus, comme d’ailleurs la plupart des pays… Le bilan de cette phase d’intervention sous mandat international reste donc très partagé.

Deuxième phase, c’est après le 11 septembre, le nouveau discours américain : il n’y a plus de conflits entre les grandes puissances, il n’y a plus qu’un conflit de tous les États contre le terrorisme et ceux qui les soutiennent. Et il est vrai, malgré les erreurs américaines ensuite avec la guerre d’Irak, que l’alliance du fanatisme et de la technologie peut produire des choses terribles. Ensuite, troisième phase, on a été confrontés à l’affaiblissement simultané de l’Europe et des États-Unis et à la montée en force des pays Bric : Brésil, Russie, Inde et Chine (encore que la Russie ne participe à ce groupe que par la montée des cours du pétrole). Mais, au-delà de la montée des pays émergents, on prend aussi conscience, notamment à la suite de la crise économique mondiale, des problèmes proprement globaux : un modèle de consommation qui n’est pas soutenable, un dérèglement du climat qui va toucher tout le monde. Mais personne, ni les instances internationales ni le mouvement altermondialiste, n’est capable de dessiner le modèle qui serait compatible avec les contraintes naturelles et un partage équitable des richesses. Cette quatrième phase se caractérise par la réalisation d’échéances qui avaient été annoncées depuis longtemps mais qui étaient toujours reportées : Napoléon disait « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera », c’est arrivé ; le Club de Rome annonçait les impasses de notre mode de croissance, nous y sommes… Les contradictions de chaque phase restent présentes : l’Europe et même, dans une certaine mesure, les États-Unis, sont moins importants sur la scène internationale, l’impuissance de la communauté internationale reste la même devant les massacres et les génocides et surtout nous savons que notre économie et notre modèle de croissance peuvent nous mener au suicide collectif.

L’année 1989 reste comme un moment de pacification, avec les « révolutions de velours ». Pourtant, c’est aussi une charnière de notre rapport à la violence : on prend tardivement conscience de la réalité du goulag avant de redécouvrir, dans les Balkans, les violences de la guerre civile. Simultanément, on parle moins de la menace nucléaire, qui s’impose à nouveau en force aujourd’hui…

Souvenons-nous qu’il y a toujours deux lectures du siècle : la lecture Est-Ouest et la lecture Nord-Sud. Pour moi, la question principale était le totalitarisme soviétique, le destin de l’Europe… Mais pour une grande partie du monde, le sujet qui domine le siècle, ce sont les guerres coloniales, la décolonisation et les problèmes de développement. D’où l’importance de la question nationale pour des pays qui se sont battus pour l’indépendance.

De nombreux problèmes Nord-Sud qui étaient gelés par la guerre froide ont surgi à nouveau : conflits de frontières héritées d’anciens découpages, apparition de nouveaux États avec l’éclatement des fédérations un peu artificielles comme l’Union soviétique, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. En pastichant la fameuse formule de Raymond Aron qui définissait la guerre froide (« Paix impossible, guerre improbable »), j’avais défini la période en disant : « La paix est devenue un peu moins impossible et la guerre un peu moins improbable. » On le voit en particulier maintenant avec la prolifération. Si un jour les armes nucléaires sont employées, ce ne sera pas, à mon sens, dans le cadre d’un conflit de grandes puissances mais plutôt dans le cadre d’un conflit régional ou par un groupe d’illuminés. On ne sait pas du tout comment la dissuasion nucléaire pourrait fonctionner devant des groupes fanatiques, qui n’ont pas la même notion du sacrifice, comme le montrent les attentats suicides.

Pendant la guerre froide, la prolifération a été beaucoup moins rapide que prévu. John F. Kennedy pensait qu’à l’horizon de 1980, il y aurait cinquante puissances nucléaires. On en est encore loin. Mais à partir du moment où l’Inde et le Pakistan ont eu la bombe nucléaire, l’inquiétude a grandi. On a découvert la dissimination à travers l’histoire rocambolesque de ce savant pakistanais, A. Q. Kahn, qui a vendu la technologie nucléaire, de la Corée du Nord à la Libye. Le traité de non-prolifération est affaibli. Il reposait sur un accord interdisant à de nouveaux pays d’accéder à la technologie nucléaire mais en contrepartie les puissances nucléaires s’engageaient à désarmer progressivement. Ce qu’elles ont fait en partie à la fin de la guerre froide, elles ont beaucoup réduit leur arsenal. Mais maintenant les pays qui peuvent accéder au nucléaire ne veulent pas du tout suivre les États-Unis dans leur conversion à l’élimination des armes atomiques, ils y voient une manière hypocrite de les empêcher de se mettre au niveau des grandes puissances. Je reste convaincu que les armes nucléaires n’empêchent pas les conflits conventionnels : même les Russes et les Américains ont dû accepter la défaite en Afghanistan et au Vietnam plutôt que d’utiliser l’arme nucléaire. Mais un monde sans arme nucléaire est impossible car dans ce cas, le dernier qui gardera des armes cachées sera le maître du monde. Cependant, il est souhaitable de diminuer au maximum les arsenaux.

La crédibilité de la dissuasion nucléaire est donc affaiblie mais l’intervention militaire devient aussi très difficile pour les démocraties occidentales. L’affaire géorgienne l’a montré : la possibilité d’une intervention américaine pour soutenir la Géorgie n’a pas suffi à dissuader les Russes de répondre à la provocation. On considérait classiquement dans les milieux de la défense que même s’il n’y avait qu’une chance sur cent pour que le protecteur intervienne effectivement pour défendre un allié, cette chance suffisait à dissuader l’agresseur, même si elle ne rassurait pas pleinement l’allié. Avec Saakachvili, on a vécu le contraire : les Russes n’ont pas été dissuadés tandis qu’il a été pour sa part confiant à l’excès dans l’idée que la crainte d’une riposte américaine empêcherait l’invasion russe.

Les Occidentaux, d’une manière générale, malgré leur avance technologique, n’ont plus la même crédibilité pour intervenir à l’échelle internationale.

Ce qui reste finalement de l’année 1989, c’est peut-être la Charte 08 lancée en Chine qui nous le dit : ce manifeste pour les droits de l’homme s’inscrit dans le sillage de la dissidence et de la Charte 77. Et en Iran, la revendication des manifestants est, bien sûr, la liberté d’expression et des élections libres. Le pouvoir des sans pouvoirs, selon l’expression d’Havel, existe toujours. Mais pour vaincre, il dépend de l’affaiblissement, de la démoralisation ou de la conversion des puissants.

1989 à Pékin

Dans la nuit du 3 au 4 juin 1989 les dirigeants chinois décident de noyer dans le sang un mouvement populaire qui réclamait plus de démocratie, de liberté et de justice. Deux décennies plus tard, le massacre de Tian’anmen continue d’être occulté, l’immense majorité des jeunes chinois ignorant jusqu’à l’existence même de cette tragédie. Un tel « exploit » dans le contrôle et la manipulation tout à la fois de l’information et de la mémoire nécessite à l’évidence un savoir-faire bien supérieur à celui requis pour le « simple » massacre de civils désarmés. Il démontre, s’il en était besoin, la nature inquiétante du régime de Pékin, un régime qui est désormais à la tête de l’une des premières puissances économiques du monde.

Dans sa dernière livraison, « 1989, une rupture dans l’histoire chinoise ? », la revue Perspectives chinoises (n° 2, 2009) montre à quel point le 4 juin détermine, depuis maintenant 20 ans, de très nombreux aspects de la vie politique et sociale chinoise. Il met également en évidence comment le Parti communiste chinois (Pcc) est parvenu, grâce à la puissance économique acquise par l’empire du Milieu, à diffuser certaines de ses « valeurs » sur la scène internationale.

Au plan intérieur, la répression qui s’est abattue sur les leaders du mouvement de 1989 et la purge dont ont été victimes les réformateurs du parti a considérablement affaibli le camp démocrate, l’obligeant à une révision radicale de sa stratégie. Le Pcc a renforcé son emprise sur les tribunaux et les parquets afin de pouvoir facilement réprimer les opposants et éviter que trop d’écho ne soit donné aux victimes d’abus de pouvoir. Il est ainsi parvenu à isoler les intellectuels favorables à la démocratie du reste de la société. L’autocontrôle règne en maître : les Ong, qui se créent depuis les années 1990, refusent l’adhésion des vétérans de 1989 par peur d’être interdites.

Mais le 4 juin a également eu un impact sur la politique économique. En effet, au cours des années 1980, le capitalisme chinois naissant se caractérise par la décentralisation, le recul de l’intervention du Pcc dans la vie économique, le développement de l’entreprenariat privé notamment dans les zones rurales. Après 1992, on assiste à un changement de cap radical. Une nouvelle stratégie de développement est adoptée qui, fondée sur la recherche d’investissements élevés et d’une forte croissance, permet au Pcc de (re)construire un système lui permettant de contrôler de larges secteurs de l’économie. De grandes sociétés opérant dans des domaines jugés stratégiques (énergie, aéronautique…) sont, dans les faits, contrôlées par des « initiés » du régime.

Quant à la vulgate libérale qui, en Occident, soutient que le libéralisme économique constitue une voie d’accès au libéralisme politique, la Chine lui apporte un cinglant démenti. C’est plutôt l’inverse qui se produit. Usant en particulier de l’importance du marché chinois, les autorités ont amené certaines grandes démocraties à infléchir leur attitude notamment à l’égard du dalaï-lama et à réduire les droits de leurs propres citoyens (droit de protester lors de la visite d’un dirigeant chinois). Elles ont également convaincu (avec difficulté ?) des grandes firmes de l’internet à livrer des informations sur les activités en ligne de certains opposants.

Malgré un tel niveau de contrôle, la détermination de nombreux Chinois à rejeter la dictature du Pcc reste intacte. Ainsi, en décembre 2008, plus de 300 intellectuels ont lancé la Charte 08 qui, en référence à la Charte 77, appelle à la fin du parti unique et à son remplacement par un système basé sur le respect des droits de l’homme et la démocratie1. Liu Xiaobo, l’un de ses principaux rédacteurs, a été arrêté. Mais cette mesure n’a pas eu l’effet escompté puisqu’à ce jour le document en question a été signé par plus de 8 000 personnes.

En mai 2009 est sorti à Hong Kong Prisoner of the State, ouvrage posthume de Zhao Ziyang qui était, en 1989, l’un des réformateurs du Pcc favorable au dialogue avec les étudiants. Il fut, à la suite des événements, assigné à résidence jusqu’à sa mort survenue en 2005. Hong Kong est également la seule ville de Chine où l’on commémore chaque 4 juin le massacre de Tian’anmen et où plus d’un demi-million de citoyens sont descendus dans la rue le 1er juillet 2003 pour protester contre des propositions législatives2 qui auraient considérablement limité leurs droits civiques3.

Perspectives chinoises dresse un tableau sans concession (mais également sans manichéisme) du régime chinois vingt ans après l’un des événements politiques les plus tragiques que le pays ait connu depuis la Révolution culturelle. Une lecture indispensable pour qui veut se faire une idée précise sur les « futurs » possibles de la Chine4 et, partant, sur les points de bifurcation potentiels de l’histoire mondiale des prochaines décennies.

1.

Voir Perry Link, “China’s Charter 08”, The New York Review of Books, 15 janvier-11 février 2009, n° 1, vol. 56, p. 54-56.

2.

Concernant l’article 23 de la constitution hongkongaise.

3.

Sur la situation de Hong Kong, on lira le dossier « Hong Kong, dix ans après la rétrocession », Perspectives chinoises, n° 2, 2007 (certains textes sont disponibles sur l’internet : http://perspectiveschinoises.revues.org).

4.

Sur la nouvelle perspective adoptée par le Pcc (la « société d’harmonie », rebaptisée depuis « développement scientifique », on lira le dossier « En marche vers la société d’harmonie », Perspectives chinoises, n° 3, 2007 (certains textes sont dipsonibles sur l’internet). Voir également Benoît Vermander, Chine brune ou Chine verte ?, Paris, Les Presses de Sciences-Po, 2007.

Jean-Paul Maréchal
  • *.

    Les thèmes de cet entretien seront développés les 22 et 23 octobre 2009, au Ceri, à l’occasion d’un colloque et de la remise à Vàclav Havel d’un doctorat honoris causa de Sciences Po. Voir le précédent entretien avec Pierre Hassner, « L’emboîtement des crises : sécurité, légitimité, influence », Esprit, août-septembre 2008.

  • 1.

    P. Hassner, « Les révolutions ne sont plus ce qu’elles étaient », dans Jacques Semelin (sous la dir. de), Quand les dictatures se fissurent, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, repris dans P. Hassner, la Terreur et l’empire, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003.

  • 2.

    P. Hassner, « L’Europe de la guerre froide à la paix chaude », Revue de Défense nationale, n° 3, 1973.

  • 3.

    Voir Gilles Andréani et Pierre Hassner, Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005.

Pierre Hassner

Théoricien des relations internationales   Pierre Hassner s'est consacré à l'étude des relations internationales, qu'il souhaite éclairer à la lumière de la philosophie. Dans ses nombreux articles et ses ouvrages, il propose des analyses informées et originales sur l'évolution des conflits internationaux à l'époque de la guerre froide et après la chute du Mur de Berlin. Spécialiste des relations…

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