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L'Éclatement de l'État. Territoires, populations, légitimité, administration

Territoires, populations, légitimité, administration

L’État-providence et l’État guerrier sont aujourd’hui en crise, car la cohérence de l’État, dans ses diverses composantes, n’apparaît plus ; dès lors, dans les États « anciens », la tentation est grande de se replier sur un territoire ou une communauté, et, là où de nouveaux États se créent, ils peinent à se construire et à affirmer leur légitimité.

Notre réflexion sur l’État s’est longtemps organisée à partir de l’opposition entre la société et l’État. C’est par exemple la thèse de Tocqueville dans l’Ancien Régime et la Révolution, ouvrage dans lequel il montre le développement de l’État aux dépens de l’affirmation de la société. En effet, à l’encontre de l’idée de rupture, par laquelle les révolutionnaires interprétaient leur rejet des institutions de l’Ancien Régime, Tocqueville montrait la continuité entre la monarchie et la République à travers l’affirmation de la puissance de l’État. La Révolution a donc contribué à accroître, en France, le poids de l’État par rapport à celui de la société. C’est aussi la thèse de Bertrand de Jouvenel dans Du pouvoir, qui voit le pouvoir central se renforcer à travers les vicissitudes historiques. Le mouvement historique n’est pas du tout le même aux États-Unis où la notion d’État n’est pas utilisée, on parle plus volontiers de government, lequel apparaît comme un mal nécessaire et, souvent, comme un ennemi. Mais pour l’Europe, c’est une opposition reçue et même ancienne puisque Hegel a théorisé la tension entre l’État et la société civile, et que cette tension est en germe dans l’opposition rousseauiste entre le bourgeois et le citoyen.

La vie politique française pouvait même être lue à partir du rapport entre la société et l’État : d’un côté, les gaullistes et les Jacobins favorables à un État fort ; de l’autre, les libéraux et une partie de la gauche, par exemple la deuxième gauche, mettant davantage l’accent sur la mobilisation de la société. Le rapport complexe, à la fois complémentaire et conflictuel, entre l’État et la société n’a pas été vraiment stabilisé dans la culture politique française. On dit depuis longtemps (Maurice Duverger, en spécialiste des institutions françaises, le disait déjà) qu’il n’existe pas de « social-démocratie » en France, c’est-à-dire de compromis, d’équilibre institutionnel entre l’État et une société civile organisée, par exemple à travers les syndicats. La faiblesse ancienne des syndicats en France n’a jamais permis d’organiser la société civile en vis-à-vis de l’État ni de représenter un contre-pouvoir, si bien que c’est finalement à l’État seul qu’il revient de faire contrepoids aux pouvoirs économiques.

Mais, au-delà des fluctuations de la vie politique, chacune de ces deux cultures politiques est aujourd’hui en crise. Comme chacune a besoin de l’autre, dans leur rapport de dialogue et d’antagonisme, l’affaiblissement de l’une accentue celui de l’autre, et réciproquement. C’est ce qui explique, et c’est l’essentiel, la crise du politique lui-même. Quand ce conflit organisateur s’estompe, on ne sait plus à quoi référer l’action politique. Et c’est ce qu’on observe aussi bien sur le plan international que sur le plan intérieur.

Les fondamentaux de l’État s’érodent

Ce qui constitue un État, c’est la coïncidence d’une communauté, d’un territoire, d’une autorité, d’une légitimité et d’une administration. Or, ces éléments constitutifs sont en train de se disjoindre. Tout d’abord, par la croissance des inégalités sociales et la rupture grandissante entre le discours des élites qui se réclament de la rationalité et l’expérience des citoyens qui ne se retrouvent pas dans ce discours de la nécessité. La montée de l’abstention et des partis extrêmes montre qu’une part croissante des citoyens ne voit pas le lien entre les justifications technocratiques du pouvoir et leur vie quotidienne, d’où le choix du repli ou du refus : repli xénophobe, refus de l’ouverture, craintes devant la mondialisation, le développement des échanges, des migrations, etc. On retrouve cette rupture au niveau international, au sens où la mondialisation crée un double effet du point de vue des inégalités. En effet, le développement économique et la création de richesses réduisent les inégalités d’un point de vue global, parce que, notamment en Asie, des gens sortent de la misère et de la pauvreté, mais la mondialisation accroît également les inégalités à l’intérieur des pays, avec des secteurs ou des territoires laissés pour compte. C’est pourquoi, devant ces effets contradictoires, une part de la population se raccroche au discours de la fermeture, de repli sur le territoire national ou local, sur les communautés particulières1.

Tous les discours traditionnels, libéraux ou socialistes, n’arrivent plus à donner une lecture de ces événements. La division politique ne s’organise donc plus autour de l’ancienne division gauche-droite mais en fonction de cette double opposition entre, d’une part, technocratie et populisme et, d’autre part, cosmopolitisme et particularisme (nationaux, ethniques, religieux…). Comment dépasser cette opposition ? Les synthèses à l’échelle de la nation, de la gouvernance internationale ou des niveaux intermédiaires comme l’Europe ne parviennent pas à canaliser ce conflit. Les États sont en difficulté mais les institutions supranationales, mondiales ou régionales ne sont pas prêtes à les remplacer. Les grands intérêts économiques ont un rôle plus considérable et moins régulé que jamais mais plus discret ou caché. Le nombre d’États se multiplie depuis les décolonisations et des fragmentations d’ensembles fédéraux, des sécessions se multiplient mais cela ne donne pas naissance à des États au sens où on l’entend classiquement, c’est-à-dire avec la réunion de ces éléments fondamentaux que sont la légitimité, l’autorité, l’unité du territoire, le sentiment d’appartenance et une administration efficace.

On parle dans leur cas d’États faibles ou d’États « faillis », qui n’arrivent pas à se construire, ni à imposer leur autorité et leur légitimité sur leur territoire. Pourquoi ces nouveaux États apparaissent-ils souvent aussi faibles ? Un débat d’interprétation oppose les observateurs des relations internationales. Bertrand Badie par exemple parle d’« État importé » : l’État est issu d’une tradition occidentale, formalisée par des siècles de tradition juridique, dont la transposition dans d’autres contextes ne peut pas fonctionner. Pour d’autres, comme Jean-François Bayart, ce sont d’autres formes d’État qui se construisent, que nous n’arrivons pas à observer correctement, mais qui suivent d’autres logiques, comme par exemple sur le continent africain ou dans les pays islamiques.

Contradictions sans résolutions

On voit bien cette transformation de l’État dans les situations de guerre, qui n’opposent plus forcément des États entre eux, avec une délimitation claire du territoire de confrontation, de l’entrée et de la sortie de conflit, des modes d’action militaire. Certains stratèges militaires parlent de « désétatisation » de la guerre pour décrire cette situation où la violence n’est plus contrôlée et monopolisée par l’État. Avec l’utilisation des armes non conventionnelles, des cyber-attaques, c’est la guerre permanente mais on ne sait pas qui se trouve derrière les attaques : des particuliers, des groupes terroristes, des États ? La guerre classique disparaît quand les belligérants ne sont plus identifiés à un État et mènent des actions violentes sans ancrage dans un territoire. Il est frappant de constater que le mode d’action privilégié par le président américain Obama en Afghanistan et ailleurs est le recours aux drones qui permettent de frapper des adversaires sans implication directe de troupes, et qu’on peut désavouer. Nous avons tous l’expérience de la menace permanente des hackers, quelqu’un que nous ne connaissons pas qui peut perturber notre ordinateur, voler nos données personnelles, par malveillance ou seulement pour s’amuser. Mais ce mouvement de déterritorialisation s’accompagne d’une affirmation contradictoire du territoire, avec la construction de murs (entre les États-Unis et le Mexique, entre Israël et les territoires palestiniens…) et des revendications sécessionnistes qui défendent les petits particularismes et le nationalisme local. En tout état de cause, la frontière, qui était censée donner la définition de la souveraineté de l’État, entre l’intérieur (le national) et l’extérieur (les relations internationales) est brouillée. La pression des marchés, les mouvements d’opinion transnationaux, les acteurs non étatiques ont retiré le monopole de la force à l’État.

Enfin, l’État ne parvient plus à s’imposer dans sa fonction de redistribution. Après la Seconde Guerre mondiale, on était sorti de l’État guerrier (warfare) pour entrer dans l’ère de l’État-providence (welfare). Or, si l’État guerrier ne maîtrise plus la conflictualité, l’État-providence est sur la défensive ou en recul, comme on le voit en Europe à travers la crise. Sur le plan intérieur comme sur le plan extérieur, cette absence de médiation se fait nettement sentir. Il y a une interpénétration constante des problèmes, plus que jamais avec la globalisation, mais peu de capacités de dialogue et de médiation. L’art de la synthèse, qu’on attend des acteurs politiques, laisse la place à la multiplication des contradictions.

  • *.

    Cet article est extrait d’une intervention orale de la table ronde sur « Les transformations de l’État : effacement ou montée en puissance » lors du colloque anniversaire d’Esprit le 8 décembre 2012. Voir les précédentes contributions de Pierre Hassner dans la revue, notamment « L’emboîtement des crises : sécurité, légitimité, influence », Esprit, août-septembre 2008.

  • 1.

    Voir Pierre Hassner, « Préface », la Politique. Les plus grands textes de Xénophon à Machiavel et Rawls, Paris, Cnrs Éd./Le Nouvel Observateur, coll. « L’Anthologie du savoir », 2011.

Pierre Hassner

Théoricien des relations internationales   Pierre Hassner s'est consacré à l'étude des relations internationales, qu'il souhaite éclairer à la lumière de la philosophie. Dans ses nombreux articles et ses ouvrages, il propose des analyses informées et originales sur l'évolution des conflits internationaux à l'époque de la guerre froide et après la chute du Mur de Berlin. Spécialiste des relations…

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