
Le fou : un personnage conceptuel ? Entretien avec Pierre-Henri Castel
La philosophie, depuis les années 1960, s’est saisie de la folie pour en faire un objet de connaissance de la condition humaine. Elle a également contribué à la transformation de la psychiatrie. Qu’en est-il aujourd’hui, quand le « fou » semble passé du domaine de la philosophie et de la littérature à celui des neurosciences, quand on « biologise » la folie, jusque dans son traitement judiciaire ?
Esprit – Dès l’après-guerre, la figure du « fou » apparaît, avec celles de l’« enfant » et du « sauvage », comme une nouvelle ressource théorique de la philosophie française. On s’y réfère (par exemple Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception) pour décrire un autre rapport au monde que celui établi par la raison. Comment expliquer ce recours symbolique dans la période qui suit la Seconde Guerre mondiale ? En quoi la folie permet-elle de déplacer les frontières du normal ou du rationnel pour mettre en scène une vérité inédite ?
Pierre-Henri Castel – Sur cette question, il me semble que la philosophie française s’est structurée d’une manière tout à fait spécifique. D’une part, depuis Descartes, elle a un rapport constitutif à la raison comme exclusion de la déraison. La conscience de soi cartésienne se constitue, dans le cheminement des Méditations métaphysiques et à travers l’expérience du doute, comme une entité rationnelle et transparente à soi par exclusion des éléments de la déraison. Dans cette lignée, la philosophie française, de Maine de Biran à Bergson, a toujours eu une attention particulière pour l’extérieur de cet intérieur, si j’ose dire. L’utilisation de la folie comme figure de l’altérité à la raison, dans la seconde moitié du xxe siècle, n’est donc que la reprise d’un motif déjà existant. D’autre part, Auguste Comte, autre père fondateur de la philosophie française, a, dans son Cours de philosophie positive, repris la thèse de Bichat selon laquelle le normal et le pathologique sont continus1, de sorte que l’examen scientifique des phénomènes pathologiques permettrait de perfectionner les études relatives aux états normaux. La méthode pathologique appliquée à la considération des faits moraux est ainsi devenue une constante dans la tradition philosophique française, jusqu’à Canguilhem. Cette conception du rapport entre le normal et le pathologique se recroisant avec la question de la constitution du sujet et de la rationalité par exclusion de la déraison a offert un terrain « naturel » à l’éclosion d’une figure conceptuellement dense de la folie. Ayant rappelé ces facteurs historiques, je suis moins enclin à trouver que le recours à la figure du fou dans la seconde moitié du xxe siècle constitue une discontinuité majeure. Elle est étayée sur un passé intellectuel particulier, et si elle est liée à l’essor de la phénoménologie (c’est son originalité), elle prolonge des lignes de réflexion qui existaient déjà.
Par ailleurs, la philosophie française de la IIIe République entretient des liens substantiels avec la psychologie. Le certificat de psychologie était obligatoire pour obtenir la licence de philosophie et, dans les années 1920, les étudiants de la Sorbonne allaient régulièrement écouter Georges Dumas à Sainte-Anne. Sartre lit et discute les théories de Janet ; Bergson et Janet travaillent ensemble au Collège de France. Il y a donc dans le public cultivé une forte réceptivité à ces problématiques. Cette proximité entre philosophes et psychologues engendre également des luttes extrêmement violentes. Exemple frappant, qui n’a jamais fait l’objet d’une étude très précise : l’analyse que fait Lacan du cas du président Schreber2. Dans ce texte, Lacan récuse la définition que Taine avait donnée de l’hallucination comme « perception sans objet ». L’idée qu’un fou perçoit ce qui n’existe pas n’est plus tenable. L’hallucination serait plutôt irruption d’un objet qui ne peut être signifié et qui vient dès lors signer une sorte de carence dans le rapport normé du sujet au langage. Mais Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception, tenait déjà une position identique, anti-Taine. En effet, la phénoménologie se focalise sur l’expérience en première personne, sur le vécu subjectif. Elle permet ainsi de poser la conscience, non plus comme une substance pensante pleine et homogène, mais comme une relation dynamique, une structure essentiellement intentionnelle, et, partant, elle définit la perception, non plus comme une réception passive d’informations fournies par les organes des sens, mais comme fondamentalement active. Le nouveau sujet phénoménologique est alors incompatible avec la définition de l’hallucination comme « perception sans objet » – laquelle, soit dit en passant, reste celle du Dsm3, pas juste celle du bon sens4. La position de Lacan dans cet exemple n’est donc pas tant une rupture avec le sujet cartésien – rupture qui a déjà été consommée par la phénoménologie – qu’une illustration de l’intérêt de la philosophie française pour la folie, nourrie du fait que chaque auteur cherchait dans les années 1950 à offrir la meilleure destruction du sujet cartésien et de la conscience traditionnelle.
L’effervescence autour de la question de la folie à partir de ces années 1950 est aussi alimentée par les avancées de la recherche psychiatrique. La croyance que les nouvelles sciences humaines et la psychanalyse allaient pouvoir expliquer et guérir les psychoses arrive en France au début des années 1960, dix ans après les États-Unis. L’immense désillusion des années 1980 repose sur le fait que, si le développement des psychothérapies et des neuroleptiques a en effet modifié la prise en charge des psychoses chroniques, celles-ci n’ont pas pour autant été guéries. On devine cet horizon de la guérison possible jusque dans les « Questions préliminaires à tout traitement possible de la psychose5 » de Lacan : alors même que le contenu du texte donne plutôt à penser que les psychoses sont inguérissables par la psychanalyse (par opposition aux névroses), son titre ne peut s’empêcher de respirer un certain optimisme quant aux résultats des recherches à entreprendre.
La folie, un objet pour la condition humaine
Dans le Rêve et l’Existence de Ludwig Binswanger, introduit par Michel Foucault en France en 1954, on retrouve l’idée que la description de l’expérience du fou apporte des éléments pour une anthropologie de l’être-au-monde. Il y aurait une signification dans la folie, un certain rapport-au-monde, dans la mesure où le délire du fou n’est pas un délire sans monde et sans objet. Comment analysez-vous cette conviction selon laquelle le fou aurait quelque chose à nous apprendre sur la condition humaine ?
J’ignore quelles étaient les conditions de réception des idées de Binswanger en France. Mais vu le milieu intellectuel français de l’époque, l’intérêt pour Husserl et Heidegger, et la façon dont était reçue la sociologie allemande à travers les travaux de Raymond Aron, je soupçonne que l’effet en a été majeur. À la même époque, Foucault traduit également le Cycle de la structure de Viktor von Weizäcker, qui s’interroge sur une réforme de la psychologie à partir de la phénoménologie, mais aussi de la neurologie positive. Cela participe donc d’un mouvement général d’importation de la pensée allemande en France. Il ne faut pas oublier que, dans les années 1950-1960, deux courants s’affrontaient : la phénoménologie et le marxisme. Pour beaucoup de gens, la philosophie la plus scientifique, c’est la phénoménologie, à condition d’en rectifier l’idéalisme. Il y a donc en permanence des essais d’ajustement entre marxisme et phénoménologie. Le travail de Tran Duc Thao par exemple, Phénoménologie et marxisme dialectique6, a eu, à l’époque, un retentissement qu’on a oublié. Dans ce contexte, l’exigence d’une description rigoureuse de la vie de l’esprit qui ne soit pas incompatible avec le matérialisme dialectique a joué un grand rôle pour filtrer la réception de la phénoménologie en France.
Sur le fond du problème, il est intéressant de noter que c’est par les philosophes que la folie est devenue cet objet si important pour l’exploration de la condition humaine. En effet, à cette époque, les psychiatres sont totalement dominés, au sein de l’establishment médical, par les neurologues. La clinique de l’aphasie, quand on interroge les gens qui ont fait leurs études à cette époque, était la pierre de touche de l’excellence : précision analytique, explication mécaniste, etc. Les psychiatres étaient tenus quasiment pour des neurologues ratés. D’autre part, cette effervescence intellectuelle ne passait pas par l’université. C’est Henri Ey qui, par son charisme, a tout changé. J’adore sa pique contre les professeurs du temps : « Il y a les enseignants de droit, et les enseignants de fait. » Il défend Eugène Minkowski et prône la lecture de Husserl et de Heidegger contre un establishment parisien plutôt réactionnaire et qui campe sur des positions cérébralistes. Si l’on regarde ensuite la postérité des élèves de Jean Delay – le ponte de l’hôpital Sainte-Anne –, trois filières se dessinent : Thérèse Lempérière a fait de la clinique traditionnelle (« française »), Pierre Pichot s’est spécialisé en psychométrie et Pierre Deniker s’est lancé dans la psychopharmacologie. Cette tripartition structure encore le champ de notre psychiatrie, via les élèves des élèves, mais son impact intellectuel propre est resté nul. Et quand on se souvient de l’immense prestige des Français en psychiatrie dans les années 1950, on peut même affirmer qu’il a été entièrement dilapidé. En tout cas, le primat en médecine de la compétence neurologique marginalisait la psychanalyse. Lacan, c’est vrai, travaillait dans les années 1950 dans le service de Delay ; Georges Daumezon aussi accueillait régulièrement des psychanalystes dans son service. Mais ces collaborations demeuraient occasionnelles. Elles ne participaient en aucun cas à la constitution d’un establishment psychiatrico-psychanalytique nourri de sciences humaines, comme celui qui s’est formé dans les années 1970. Or c’est plutôt par le détour des philosophes que les thèses psychanalytiques font leur lit parmi l’intelligentsia psychiatrique post-1968, émancipée des neurologues. Ricœur, par exemple, a utilisé son statut d’universitaire prestigieux pour incorporer Freud dans un cursus scolaire dont il était exclu. Mais il s’est aussi fatigué à faire le voyage à l’hôpital d’Orléans, pour voir des patients, et il a assisté au séminaire de Lacan, ce qui était alors un plus pour Lacan, et non un plus pour lui. Ma réponse est assez historique, mais l’idée que « le fou aurait quelque chose à nous apprendre sur la condition humaine » doit tellement aux circonstances, et prend un sens à ce point daté, qu’il ne faut pas y projeter nos idées d’aujourd’hui.
La publication de l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault en 1961 marque incontestablement un tournant. Il s’agit de faire la généalogie de la raison moderne à travers son traitement de la folie. Pourquoi Foucault privilégie-t-il cette figure de l’altérité ou du « dehors » ?
En effet, au départ, à mon avis, Foucault ne propose pas une théorie de la folie, mais plutôt une théorie de l’usage qu’on fait de la référence à la folie pour forger la notion de raison. Les textes postérieurs au Pouvoir psychiatrique (1973-1974) offrent, en revanche, des entrées plus déterminées dans le champ clinique : Foucault y critique la manière dont s’est justifié et construit l’aliénisme. Il entreprend alors une critique intrinsèque de la psychiatrie comme pseudoscience, comme vérité normante qui produirait le malade mental en exerçant sur lui son pouvoir. Foucault a en tout cas rendu intellectuellement utilisables les travaux que des historiens français de la psychiatrie, totalement oubliés par la postérité, avaient faits sur les aliénistes (Pinel, Esquirol). Leurs résultats ont ainsi pu prendre du sens à l’intérieur d’un appareillage philosophique qui les a plus que dépoussiérés, carrément ressuscités. Néanmoins, bien qu’il reprenne des pans entiers de leurs études, Foucault ne les cite jamais, il fait comme s’il était directement allé aux sources primaires.
Sur le fond, Foucault développe ici un projet criticiste, au sens kantien du terme. Le thème de la folie (les psychiatres ont horreur qu’on emploie ce mot) lui permet de mener une réflexion critique sur les limites de la raison humaine. Une critique de la raison « pure » ne peut se mener que de l’intérieur de la raison. Mais une critique de la raison « humaine » oblige à se confronter au thème de la déshumanisation, voire de l’animalité de l’homme. La dimension anthropologique est donc centrale. Pour autant, la figure du fou s’érige-t-elle contre celle du sujet ? Pas sûr. Elle peut s’opposer à un usage simpliste du sujet. Mais, partout où il y a criticisme, il y a une réflexivité ; et partout où il y a réflexivité, il y a une certaine forme de rémanence du sujet métaphysique, sauf qu’il se met ici, si vous voulez, bien plus qu’il ne l’a jamais fait, « en dehors » de lui pour s’observer en train de s’autoconstituer. Dans la rationalité classique, telle que Foucault la lit, la raison suscite une idée de l’Autre de la raison, puis se définit par opposition à elle. La déraison serait alors une raison en miroir, cette altérité radicale que la raison a rejetée hors de son ordre. L’argument est spécifiquement celui que Kant développe dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique – texte que Foucault a d’ailleurs traduit en 1964. Kant y définit en somme la déraison comme « raison à l’envers ». Partant, au lieu de détruire le sujet cartésien, cette conception de la folie fait tourbillonner la dialectique du sujet jusqu’au vertige, mais sans véritablement s’en défaire. C’est précisément sur ce point que s’est nouée la polémique entre Foucault et Derrida7. Ce dernier contestait la « position de surplomb » dans laquelle Foucault place la raison. Pour lui, le partage entre raison et déraison dans le cogito cartésien est bien moins net que ne le dit Foucault. Je crois qu’on pourrait imaginer une alternative, inspirée de Wittgenstein : la raison est certes entourée par la déraison, comme la vie par la mort, dit-il quelque part. Mais cela n’implique nullement que l’Autre de la raison soit une sorte de contre-raison ou d’anti-raison absolue, de « dehors ». Il faut fissurer ce miroir trompeur, il faut parcelliser les effets de reflet, les localiser, mais pas du tout, je suis antifoucaldien à cet égard, remplacer le Pouvoir par des « micropouvoirs ». Car ces derniers continuent encore et toujours de rejouer au niveau moléculaire la dialectique increvable de l’écart et de la norme. Très empiriquement, et très grammaticalement aussi, il me semble qu’il faut observer la prolifération de nouveaux jeux conceptuels et de nouvelles pratiques sur les bords de la raison, où l’écart à la norme et le différentiel des pouvoirs ne sont qu’une des modalités de l’altérité, pas nécessairement la plus instructive ni la plus pertinente.
Le rapport au langage, à la littérature joue un rôle fondamental dans l’appréhension de la folie. Dans la continuité de cette réflexion sur les rapports entre la figure du fou et celle du sujet, dans quelle mesure le thème de l’« absence d’œuvre » proposé par Blanchot est-il aussi un moyen de remettre en cause les pouvoirs de la conscience ?
Dans la pratique psychiatrique française, à la fois enseignante et institutionnelle, souligner la créativité artistique des malades mentaux est une des dernières manières de ne pas réduire la maladie mentale à un déficit. Cela n’est pas du tout le cas dans la tradition psychiatrique anglo-saxonne par exemple, où les capacités d’organisation communautaire des malades mentaux, leur réinsertion active dans le tissu social, voire leur militantisme associatif sont plus valorisés (pensez au Recovery Mouvement et au silence de plomb, sinon au mépris dont il est gratifié en France : « communautarisme », « auto-aveuglement néolibéral », etc.). Ce topos littéraire est sans doute une des clés du crédit de la phénoménologie en psychiatrie, d’Henri Maldiney jusqu’au succès récent de la traduction de Ludwig Binswanger et Aby Warburg8. À partir du moment où l’on admet la possibilité de l’œuvre, et donc celle de l’absence d’œuvre, on instaure un autre rapport à la maladie. La belle formule de Blanchot, c’est une source de dignité. La psychanalyse a aussi fait de la création artistique un axe thérapeutique, comme en témoignent les travaux de Lacan sur le surréalisme, sur le « cas Aimée9 », ou encore sur James Joyce10. Mais si l’approche esthétique d’un Henri Maldiney, à mon avis, élargit le concept de l’art plutôt qu’elle ne sauve le fou, la psychanalyse a cherché à faire pratiquement, autrement dit institutionnellement, de la création artistique un facteur thérapeutique. C’est ce creuset de la pratique qui est intéressant. Qu’en sort-il, en fait ? Pourquoi au juste offre-t-on aux malades mentaux des ateliers d’écriture ou de dessin plutôt que de la « remédiation cognitive » ou du coaching pour trouver du boulot ? Le Miroir du Fou et du Sujet, cette belle allégorie des années 1960, s’écaille à grande vitesse. N’a-t-on rien d’autre à proposer ?
Psychiatrie et folie en débat
La référence littéraire peut parfois se muer en référence politique. Ainsi, par exemple, Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Mille Plateaux, analysent le devenir schizophrénique par opposition au pouvoir psychiatrique institué. Le mouvement de l’« antipsychiatrie » a eu une ampleur et un impact non négligeables dans la seconde moitié du xxe siècle. Si le bilan de cette entreprise est discuté aujourd’hui, comment l’analyser du point de vue de l’articulation entre l’entreprise théorique et la contestation effective du pouvoir ?
L’antipsychiatrie est, je crois, la face récurrente d’un mouvement de transition interne à la psychiatrie depuis qu’elle existe, que la transition soit générationnelle, qu’il s’agisse de discréditer un vieux paradigme, ou de rappeler aux médecins que la « science » de la folie est aussi ou d’abord sociale. Une antipsychiatrie consensuelle dénoncera toujours les usages abusifs de la psychiatrie (l’internement des dissidents dans l’ex-Urss par exemple). De même, le mouvement dit des « fous littéraires », qui a accompagné l’essor de l’aliénisme, s’en prenait aux « pinélières » dès les premières décennies du xixe siècle. Plus tard, les traitements de choc et l’injection forcée de neuroleptiques ont été identifiés comme un abus de l’autorité soignante. Qu’en a-t-il été en France dans les années 1960-1970 ? Il faut nuancer, notamment en distinguant Paris et la province, les vieux cadres formés à l’aliénisme et les jeunes internes qui venaient en masse les remplacer. En effet, à Paris, certaines institutions, comme Henri-Rousselle, étaient extraordinairement inventives. L’institut Édouard-Toulouse avait prôné très tôt une réforme de la psychiatrie : il a expérimenté la sectorisation avant que la circulaire de 1960 ne l’institue. On y a testé aussi très tôt des traitements novateurs : le lithium a été ainsi essayé par Daumezon dès les années 1930, soit bien avant sa découverte officielle. En province, la situation était bien différente. Les malades y étaient gardés par des sous-médecins (dits « médecins des asiles »), au statut inférieur, et dont la tâche principale était de faire régner l’ordre plutôt que de soigner. Marcel Gauchet et Gladys Swain l’ont dit et redit, des années 1950 jusqu’aux années 1970, le sort des malades dans les hôpitaux psychiatriques de province était souvent inhumain : abandonnés dans des dortoirs où ils dormaient dans des conditions d’hygiène atroces, ils étaient parfois enfermés dans des cages, etc. D’où la révolte des jeunes fraîchement nommés, qui n’ont peut-être pas vu qu’ils disposaient de plus d’argent et de moyens humains que leurs prédécesseurs, et aussi de neuroleptiques qui facilitaient quand même leur entreprise émancipatrice. Mais la question est disputée.
En ce sens, l’antipsychiatrie française a été une réaction de bon sens dans une société démocratique qui avait le sentiment que la dignité humaine était bafouée. Michel Foucault a chevauché ce mouvement de jeunes, scandalisés par les pratiques instituées, mais pas forcément capables d’en penser toutes les prémisses et, surtout, de proposer autre chose. Ils avaient tous un besoin urgent de mettre en forme théoriquement des pratiques nouvelles. L’énorme succès de Foucault est donc lié au fait qu’il a offert juste au bon moment une instrumentation critique pour repenser l’aliénisme et l’enfermement. Il vise au cœur la vieille psychiatrie et ses alibis éculés : non, nous n’avons pas affaire au mauvais usage d’une bonne science, mais à une déviation intrinsèque à cette prétendue science, déviation si coextensive à sa pratique qu’elle ne serait au fond strictement qu’un « dispositif disciplinaire ». Dans un paysage intellectuel et social où une nouvelle génération se bat pour des transformations importantes au niveau institutionnel (introduction de la psychothérapie institutionnelle, par exemple), dans un esprit de progressisme assumé (à gauche toute) et d’optimisme thérapeutique (demain, la psychanalyse, le travail social et les neuroleptiques vont faire reculer la psychose), la théorie apparaît comme l’auxiliaire indispensable d’une poussée en avant qui va renverser le vieux monde. C’est la greffe de l’innovation théorique sur un mouvement de contestation générationnel du pouvoir psychiatrique établi, bien plus que la constitution au nom d’une « théorie antipsychiatrique » d’un mouvement de contestation social. De manière plus générale, le succès d’une théorie, surtout aussi brouillonne que celle que vous citez, est toujours lié au fait qu’elle vient répondre à des soucis pratiques qu’elle met en forme. L’antipsychiatrie fut donc un élément rassembleur pour toute une génération de psychiatres-psychanalystes-intellectuels-militants de gauche. Il faudrait bien sûr aussi intégrer au tableau les revirements du parti communiste sur la psychanalyse, la revendication syndicale d’une psychiatrie arrachée aux neurologues et devenant une science humaine, et, pourquoi pas, la mode de l’expérimentation sur eux-mêmes, par les médecins, des drogues qu’ils donnaient aux malades, voire l’aura de la présentation de malades de Lacan à Sainte-Anne (dont j’aimerais tellement qu’on publie au moins certaines séances !), et j’en passe.
Concrètement, ce mouvement a-t-il eu un impact durable sur l’institution ? Sur la marche des services, sans aucun doute. En même temps, des forces moins bouillonnantes, tout simplement la dynamique du droit, de la démocratisation, etc., auraient sans doute eu les mêmes effets. Que reste-t-il de la dimension utopiste du mouvement, sinon des souvenirs ? Force est au moins de s’interroger : est-on aujourd’hui revenu à la vieille domination de la neurologie « scientifique » sur la psychiatrie « humaniste-bavarde », cette fois sous couvert de neurosciences ? L’enseignement universitaire de la psychiatrie aujourd’hui est d’ailleurs très pauvre dans la mesure où il ne cherche qu’à donner une enveloppe scientiste à des généralités sur le cerveau, les gènes, les médicaments, qui viennent des neurosciences, mais sans prendre les moyens de faire étudier les neurosciences. C’est d’ailleurs un problème général des études de médecine : si vous voulez faire de la science, il faut tout recommencer après votre doctorat en médecine, et vous engager dans un « vrai doctorat » de science, et cela quelle que soit la discipline, cardiologie ou psychiatrie.
En tout cas, antipsychiatrie ou pas, il demeure, en France, une division marquée entre les psychiatres universitaires, qui ont toujours été partisans de la biologisation des maladies mentales, et les psychiatres dits « du cadre », ceux des hôpitaux spécialisés, qui valorisent le travail social, souvent les psychothérapies, et travaillent au long cours avec les familles, etc. J’ai récemment visité l’institut Paul-Sivadon et j’ai été surpris de constater qu’il y avait encore des divans dans les bureaux et qu’on proposait même aux malades des soins d’hydrothérapie. La demande d’échanges intellectuels de ce milieu-là est vraiment intense. Les acteurs y sont confrontés à la chronicité, à la misère, à l’effet quand même un peu décevant des thérapies, et ils sont très loin des ivresses savantes que procurent les neurosciences. Mais ils sont coupés, désormais, des sciences humaines vivantes, qui avaient fécondé leur pratique. Ce qui me frappe, en discutant avec des chefs de service, mais aussi avec leurs internes les plus motivés, c’est que beaucoup ont une sorte de mauvaise conscience postfoucaldienne à l’idée d’adopter une attitude inexorablement « normative » avec les fous. Les normes les gênent. Par exemple, l’évaluation, la quantification, c’est le Mal. Ils se vivent enfermés avec le Sujet dans sa dernière forteresse humaniste, et on les assiège de partout, à coup de comportementalisme et de classifications déshumanisantes. Sans doute. Il n’en reste pas moins que tout cela est très défensif et que les référents intellectuels de ce repli généralisé ont terriblement vieilli. J’espère qu’une autre génération, peut-être de philosophes, de sociologues ou d’historiens, pourra leur proposer du neuf, et de l’offensif.
Dans plusieurs textes, dont le fameux le Sujet de la folie11, Gladys Swain et Marcel Gauchet ont réfuté la version que donne Foucault de l’histoire de la folie en Occident. Celui-ci interprète le « grand renfermement » des fous à l’âge classique comme le témoin d’un mouvement général d’exclusion de la déraison, sur lequel se serait instaurée la raison cartésienne, qui culmine avec l’émergence d’un savoir psychiatrique prétendument objectif autour des années 1800. Quel est le nœud de cette polémique ? Et a-t-elle eu un impact sur le plan épistémologique ?
Marcel Gauchet et Gladys Swain, c’est vrai, réhabilitent Pinel, sans verser dans la légende dorée du libérateur des enchaînés de Bicêtre. La doctrine de Pinel, ont-ils établi, relève d’une mutation anthropologique, et elle n’est pas simplement liée au contexte politique du temps, ni non plus à un grand partage du pouvoir, quasi métaphysique, entre la raison et la déraison (encore que je n’ai jamais bien compris en quoi cette partie de la thèse de Foucault serait incompatible avec une mutation anthropologique dans l’histoire de l’individualisme). Ils rappellent ainsi que dans son Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale (1801), Pinel défend l’idée que la folie est curable. Swain déduit de cette curabilité potentielle de l’aliénation mentale que celle-ci n’est jamais totale : l’aliéné, aussi aliéné soit-il, conserve toujours une distance à son aliénation, de sorte qu’il demeure, par-delà ses folies, un sujet pris dans la folie. Ce « saut conceptuel », qui consiste à comprendre la folie comme « la folie d’un sujet », définit un cadre de pensée nouveau du rapport de l’homme avec sa folie. Pour Swain et Gauchet, ce renouvellement du rapport avec les aliénés est lié à une dynamique sociale de réduction de l’altérité. La psychiatrie prend naissance lorsque le fou cesse d’être perçu comme irrémédiablement dissemblable. Il reste un homme comme les autres, dont la subjectivité, bien que temporairement suspendue ou inaccessible, subsiste. C’est d’ailleurs peu ou prou ce que le « grand renfermement » laissait annoncer : si on se soucie d’enfermer les fous, c’est parce qu’il est devenu possible désormais de s’identifier à eux, qu’il est difficile de tolérer une souffrance qui peut être celle de tout un chacun, sans chercher à y remédier. Le nœud du débat entre Gauchet et Foucault consiste ainsi en fait à savoir si l’on se place du côté d’une critique du sujet ou du côté d’une histoire de la constitution de l’individu (dont, peut-être, cette critique du sujet n’est qu’une dimension parmi d’autres). C’est certain, l’individu, ça n’a jamais rien dit à Foucault. Si l’on prend un peu de recul sur le développement de la pensée de Gauchet, on saisit peut-être mieux pourquoi ce déplacement d’accent n’est pas une querelle scolastique. En bon lecteur de Louis Dumont, Gauchet pense toujours l’individu comme un produit social (c’est dans ses textes sur l’éducation que cette référence à Dumont est la plus explicite, à mon avis). Mais plus récemment, il a formulé avec beaucoup de force l’idée que l’individu, au stade actuel du développement de l’individualisme dans nos sociétés, est devenu une force capable de dissoudre la société12. Je ne sais pas si c’est encore dumontien. Ce qui est sûr, c’est qu’une telle façon de voir les choses implique une vision très différente de celle de Foucault touchant le « malaise dans la société », donc la souffrance psychique, donc la folie.
Gauchet reproche également à Foucault d’avoir en partie réécrit Pinel en utilisant des citations tronquées, et partant, de dresser un tableau fictionnel de la psychiatrie au xixe siècle. Il a raison. J’en ai trouvé d’autres exemples éloquents, et qui ont une portée conceptuelle. Dans le Pouvoir psychiatrique13, Foucault cite un célèbre cas étudié par Leuret : « La personne de moi-même », telle que la présente Foucault, échappe absolument au schéma biographique sur lequel s’appuie l’aliéniste pour reconduire l’aliéné à la norme suprême. N’offrant aucune prise à la subjectivation normalisante, elle ne peut alors vivre qu’à l’asile, puisque seul l’asile lui donne vie et existence. Mais en même temps, elle est la victime d’un recodage de son identité par cette même institution asilaire. Autrement dit, Foucault utilise cet exemple pour étayer sa thèse sur la production psychiatrique de normalité, et sur les ressources de la transgression. Or, si l’on ouvre le texte de Leuret dans les Fragments psychologiques sur la folie, de 1834, on se rend compte que la citation qu’en fait Foucault est une quasi-supercherie. Leuret n’écrit pas du tout ça14. Mais aussi bien Gauchet que Foucault laissent de côté les contraintes imposées par la cohérence scientifique et philosophique dans la construction et l’évolution de l’aliénisme. Ils subordonnent trop, à mon avis, le contenu de la philosophie de l’esprit des premiers psychiatres à des présupposés anthropologiques, ou politiques, ou métahistoriques, alors que ces auteurs – lorsqu’on prend le temps de les lire – ont une philosophie de l’esprit, comme on dit de nos jours, conceptuellement défendable. Dans un travail récent sur la névrose obsessionnelle15, j’ai essayé de prendre la direction diamétralement opposée, et de faire voir l’extraordinaire sophistication conceptuelle et clinique des auteurs qui ont, pour la première fois, décrit une impulsion criminelle, une obsession, une phobie, etc. Mon objectif est de restituer les débats épistémologiques raffinés qui avaient cours et d’inclure davantage de textes dans le champ de l’examen afin de montrer la cohérence philosophique intrinsèque à leur doctrine. Il s’agit donc in fine de fournir une histoire épistémologique de la psychiatrie. Si cette approche autonomise bien un vrai champ de savoir, elle crée par définition des normes épistémiques. Mais ces normes épistémiques ne sont alors plus la rationalisation a posteriori des normes sociales, ou du moins, elles ne sont plus seulement cela, comme chez Foucault. En fait, je tente de rendre un peu ses droits à la raison en psychiatrie, à ses petites chances d’être objective, contre sa réduction à un épiphénomène historique.
Vous avez montré dans la Métamorphose impensable16 que la question du diagnostic de la folie était inséparable d’une théorie subtile des normes. En quoi la critique foucaldienne de la « normalisation » de la maladie mentale vous semble-t-elle insuffisante ?
Comme le montre très bien Stéphane Legrand dans les Normes chez Foucault17, bien que Foucault fasse un usage surabondant du vocabulaire de la norme, il se garde bien de la définir. En effet, il ne s’intéresse pas à la signification des normes mais à leur force prescriptive. D’une part, Foucault traite les normes comme des contraintes quasi causales qui s’exercent indirectement sur les gens : la norme permet « d’agir sur les actions » des gens (les inciter à, les détourner de) et, par ce biais, de contrôler leurs actions possibles. D’autre part, Foucault essaie de supprimer dans la notion de norme le fait qu’elles sont parfois élaborées rationnellement : ce concept de norme débarrassé des considérations usuelles de sens et de consistance logique ne tolère plus la disjonction classique entre norme de raison et norme sociale. Dans le jeu du pouvoir-savoir, il suture au contraire ces deux côtés traditionnellement opposés. Quand ensuite il faut faire jouer le dispositif, le mécanisme en est assez simple. Toute norme pose un hors-norme (toute raison sa déraison), de sorte que le lieu d’application de l’analyse est leur écart. Foucault insiste sur le fait que le contenu de la norme n’est pas ce qui compte ; ce qui compte, c’est le pur écart entre la norme et le hors-norme. En ce sens, Foucault n’analyse pas la Norme, mais l’Écart. Il pense que le hors-norme a toujours lieu – qu’il suffit, en somme, de poser une règle, un règlement, une loi, une moyenne statistique, bref quoi que ce soit qui admette un écart, pour que l’écart ait lieu. Or cet écart n’est pas simplement ce que la norme corrige et normalise. En corrigeant cet écart, un autre écart survient, et ainsi de suite. Le Pouvoir opère précisément par cette surenchère normative, dans la résorption infiniment différée de l’écart. Dans cette perspective, les raisons des normes sont systématiquement vues comme des rationalisations après coup du travail de l’écart-à-la-norme et de sa résorption violente.
J’essaie le plus possible de soustraire à mon propos toute référence aux normes, car ce terme est tout de suite associé à son usage foucaldien, surtout dans le domaine de la psychiatrie. Pour aborder la genèse de la conscience morale en Occident et des « maladies de la conscience », dans mon livre, celles qui culminent avec la névrose obsessionnelle de Freud ou les Toc, je me suis plutôt appuyé sur Norbert Elias. Je suppose que la « civilisation des mœurs » passe aussi par une transformation de l’économie psychique des individus et par la lente transmutation des contraintes extérieures sociales en autocontraintes morales. C’est aussi une « civilisation de l’esprit ». C’est dans ce cadre qu’on peut montrer en quoi l’autocontrainte et donc la production de l’intériorité peuvent devenir une maladie. Foucault décrit la manière dont les gens ont senti le poids des normes ou bien pâti des effets des normes qu’on leur imposait et il en conclut que ces normes étaient le facteur déterminant de leurs actes. Dans mon analyse, je cherche plutôt à comprendre comment s’est constituée historiquement une intériorité psychique et morale qui puisse être sensible aux normes, et pas seulement aux obligations, mais aux effets de la contrainte intérieure. Au point parfois d’en devenir folle.
Les neurosciences et l’éclipse de la folie
Du point de vue scientifique et clinique, les neurosciences ont transformé l’abord de la folie en tentant d’en rendre compte sur des bases organiques. Peut-on expliquer par là une certaine éclipse de la question de la folie dans le champ proprement philosophique ? Le fou n’a-t-il pas perdu une partie de son attrait pour bien des philosophes en passant de l’espace littéraire au domaine de l’épistémologie ?
Les neurosciences offrent bien autre chose qu’une modernisation de l’explication de la folie sur des bases organicistes. C’est une forme d’évolutionnisme puissant, qui a replacé au centre des problématiques psychiatriques la relation de l’organisme à son milieu, donc relié les recherches épidémiologiques ou génétiques sur les maladies mentales aux questions de fitness, mais qui a tout autant liquidé les anciens raccourcis comportementalistes, et remis au premier plan la métacognition, les mots en self (self-report, self-monitoring, etc.), voire la créativité et la narrativité de ce self. Elles impliquent le recours à une certaine normativité, biologique avant que d’être sociale ou rationnelle, car, pour qu’un organisme survive dans un milieu qui évolue, il doit pouvoir modifier ses règles de fonctionnement. On est désormais loin de la psychiatrie biologique des années 1960-1980, où l’on réduisait les maladies mentales à des anomalies fonctionnelles et neurochimiques du cerveau. Cette conception mariant sciences cognitives et neurobiologie de la maladie mentale, dans un cadre darwinien, a totalement changé les bases du débat, et l’a, à bien des égards, élevé. Elle bute néanmoins sur un point : aucune maladie mentale, dont on nous avait promis la guérison ou même la compréhension, n’a été expliquée ou guérie. Aucun traitement ou médicament n’a été mis au point à partir de la compréhension étiopathologique d’une maladie mentale. Au final, plus les neurosciences psychiatriques avancent, plus l’intelligibilité des phénomènes recule. Nous savons juste que c’est encore plus compliqué que ce que nous avions pu imaginer ! Nous sommes donc suspendus à l’idée – quelque peu déceptive – que les neurosciences finiront bien par produire quelque chose (des « antipsychotiques » qui agiraient vraiment comme les antibiotiques, par exemple). Trente ans et plusieurs centaines de milliards de dollars plus tard, on attend toujours. Comparez avec les cancers, depuis 1980, c’est frappant.
Dans le champ des neurosciences, la problématique de la folie comme fenêtre sur la face cachée de l’homme a effectivement disparu. Deux raisons principales peuvent expliquer cette éclipse. Tout d’abord, les neurosciences s’opposent au paradigme de Comte-Bichat selon lequel le pathologique éclaire le normal. Elles partent, au contraire, de la biologie normale, et tentent de comprendre la pathologie à partir du normal. En ce sens, le projet épistémologique des neurosciences psychiatriques est incompatible avec les présupposés sur lesquels la philosophie française a bâti son usage de la folie. Bien sûr, les choses ont ensuite évolué, sous la pression des faits. Personne n’a jamais pu expliquer les causes neurocognitives de l’autisme, par exemple, à partir de ce qui se passe chez les sujets sains. Aussi est-on passé à une forme atténuée de l’exigence épistémologique de départ. L’autisme sert désormais de modèle pour comprendre l’attribution des intentions à autrui. Mais l’étude du dysfonctionnement de cette attribution chez les autistes permet juste de tester des hypothèses sur le cas normal, il ne constitue pas à proprement parler la démonstration de ce qu’est ce fonctionnement normal. Cette axiomatique différente ne permet pas du tout d’articuler neurosciences psychiatriques et philosophie comme autrefois. Le normal ne peut plus être inquiété, déplacé ou relativisé par le pathologique. Tout cela, pour les neuroscientifiques psychiatres, c’est de la littérature ou de la sociologie « constructiviste », et ça n’influe en rien sur leurs recherches, c’est de l’agitation politique extérieure.
La seconde raison qui explique le primat des neurosciences dans la psychiatrie scientifique et universitaire d’aujourd’hui, c’est le fait que celles-ci sont très congruentes avec les représentations dominantes de l’autonomie de l’individu. Les neurosciences sociales, si vous les lisez sur leur versant idéologique et non expérimental, par exemple, sont une loupe grossissante des postulats scientistes de l’individualisme contemporain : il s’agit parfois, dans ses grands mythes fondateurs, de penser la société comme émergeant d’une interaction entre cerveaux individuels (Marvin Minsky18), comme on avait le contractualisme chez Rousseau. Voyez par exemple l’essor de la neuro-économie, ou la théorie des jeux évolutionnaires. Les neurosciences psychiatriques produisent du coup un discours théorique et une représentation de la souffrance mentale eux aussi congruents avec l’idée de responsabilisation des individus, d’autonomisation et de contrôle de soi qui sont notre nouvel état normal. Ces normes-là s’imposent à l’ombre de la neutralité scientifique et des connaissances nouvelles sur le « sujet cérébral », comme dit Alain Ehrenberg. On lance des programmes de prévention de la violence chez les enfants qui seraient politiquement neutres car strictement cognitifs. On généralise la thérapie cognitivo-comportementale à tous les malaises sociétaux, pour rendre chacun libre, créatif et autonome, etc. La « cognithérapie » qui s’annonce, dit encore Ehrenberg, remédiera à mon défaut cognitif en tant qu’il est un défaut de mes capacités à m’autonomiser au sein de la société. Il me semble que cet aspect, pourtant largement méconnu, constitue un facteur clé du succès des neurosciences aujourd’hui. On devrait regarder en sociologue ce qui se dessine ainsi dans les nouvelles méthodes de « remédiation cognitive » pour schizophrènes, dans la psychoéducation des proches de malades mentaux, dans les techniques d’apprentissage pour autistes… Cliniquement, le gain est mince. Mais du point de vue de la satisfaction de nos idéaux sociaux les plus chers, il est considérable.
Comment envisagez-vous la position de la philosophie ou de l’épistémologie critique par rapport à ces évolutions ? Dans l’Esprit malade19, vous proposez une critique de la naturalisation de la folie à partir d’une autre épistémologie que celle, réductionniste, des neurosciences. Dans quelle mesure cette approche vous semble-t-elle indissociable d’une philosophie de l’esprit d’un genre nouveau ?
Il a toujours existé en philosophie des critiques conceptuelles de la naturalisation, en particulier de la naturalisation de l’intentionnalité, qui est au cœur du projet des neurosciences. Mais celles-ci sont marginales dans l’industrie actuelle, hautement rentable sur le plan professionnel, qu’est devenue la réduction de la philosophie en servante des sciences cognitives. Dans l’Esprit malade, je propose une critique qui n’est pas exclusivement conceptuelle, mais in concreto du naturalisme contemporain en psychiatrie, en étudiant quelques nœuds du vaste réseau d’arguments et d’expérimentations où il se déploie ; entre autres, les modèles animaux de la folie en psychiatrie biologique, le problème clinique de la naturalisation de l’action, soit dans le syndrome de Gilles de la Tourette, soit en examinant la perte du sentiment d’identité personnelle dans la schizophrénie, etc.
Mais je propose également de perturber nos habitudes intellectuelles, qui séparent en général analyse logique et analyse sociale. J’adopte pour postulat l’idée wittgensteinienne que le sens des concepts, c’est dans leur usage – usage, toutefois, qui est déterminé d’un côté par le moment de l’histoire et la société dans laquelle on vit et de l’autre par les contraintes imposées par notre organisme et son milieu naturel. Ainsi, pour revenir à mon récent travail sur les troubles obsessionnels-compulsifs, vous ne pouvez pas savoir ce qu’est le sentiment de contrainte intérieure sans considérer comment les gens se l’approprient et l’usage qu’ils en font. Le sens des concepts exprimant ce genre de malaise qui porte sur l’action ou sur les intentions qu’on a dans ces actions (pourquoi on est empêché de faire quelque chose, ou, au contraire, pourquoi on est impulsivement porté à le faire) n’existe pas comme un invariant cérébral éternel. Il est produit à l’intérieur des usages qu’on en a dans une interaction sociale, à une époque donnée, dans une culture donnée, en fonction de descriptions déterminées. L’« alternative », si vous voulez, repose donc sur deux choses : d’un côté, des motifs logiques antinaturalistes hérités de Wittgenstein, et de l’autre, une réflexion historico-anthropologique qui veut révéler le sens des concepts à travers l’étude des usages concrets qu’on en fait.
Folie et justice
Aujourd’hui, la question de la folie est au cœur du débat psychiatrique et du débat d’opinion à travers, d’une part, la remise en cause de l’expertise psychiatrique judiciaire et, d’autre part, la critique de l’article 122.1 du Code pénal qui permet de statuer sur la responsabilité ou l’irresponsabilité pénale des infracteurs. La justice, désacralisée, se défausse de plus en plus sur l’expert psychiatre pour qu’il donne du sens au châtiment. Mais toute probabilité lui est interdite ; on n’attend pas de lui qu’il fasse un diagnostic mais un pronostic sur la dangerosité du prévenu. Parallèlement, on revient de plus en plus sur le principe, établi au début du xixe siècle, selon lequel la folie déresponsabilise le criminel de son acte, ou du moins atténue sa responsabilité. Comment réagissez-vous à ces évolutions ?
De fait, autrefois, les psychiatres-experts disséquaient impunément les motifs psychologico-moraux des malades mentaux criminels, sur la base de tableaux cliniques qui se superposaient facilement à des personnalités, et en invoquant leur expérience de l’interaction avec ces sujets. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. En effet, la psychiatrie neurocognitiviste qui aurait seule titre à parler au nom de la science objective n’a rien à dire qui puisse éclairer un tribunal sur la responsabilité d’un sujet, dans la mesure où l’intentionnalité sur laquelle le magistrat interroge l’expert n’a rien à voir avec l’intentionnalité naturalisée d’un processus cérébral. Ce décalage a des conséquences : un individu qui souffre d’un dysfonctionnement cérébral objectivement identifiable sera vite déclaré irresponsable. Par contre, dans les cas comme la paranoïa pour lesquels il n’y a pas de lésion identifiable, où le patient n’a aucune anomalie dans la pensée ni la parole et où il semble résolu dans ses buts dangereux, l’expert aura beau faire, sa sacro-sainte « expérience clinique » sera souvent jugée comme une série d’impressions subjectives auxquelles un jury n’est pas tenu de se rendre. Car la psychiatrie, en ce sens-là, sans cerveau à la clé, n’est pas une science exacte. Aux États-Unis, on en est déjà là.
On constate d’ailleurs aujourd’hui une volonté de soustraire l’expertise aux psychiatres et de créer des collèges pluridisciplinaires d’expertise en criminologie, et, concomitamment, de substituer à l’évaluation clinique une évaluation objective basée sur des échelles actuarielles. Ce nouvel outil consiste à identifier des liens statistiques entre plusieurs facteurs (cliniques, mais aussi sociologiques, judiciaires) et à en déduire un risque chiffré. Je considère cet usage-là des méthodes actuarielles comme une imposture majeure pour des raisons épistémologiques que j’aurai peut-être le temps d’expliquer un jour. Est-ce qu’il y a une alternative entre l’expérience ineffable de l’expert et le calcul abstrait des risques par le statisticien ? Peut-être. Il me semble qu’un bon expert devrait être capable, à partir de ce qu’il a observé, de faire passer au tribunal non seulement les motifs, les raisons, mais aussi les affects qui peuvent faire penser que l’acte de la personne jugée avait non seulement un agent, mais un sujet. Il devrait se faire le « passeur » de ce qui a bien pu être en jeu dans l’intentionnalité complexe qui a conduit à l’acte criminel. Là encore, c’est assez technique pour une conversation comme celle-ci, mais on peut proposer des critères précis de ce en quoi consiste une telle tâche20. Le point clé, c’est qu’il n’est pas nécessaire, selon moi, pour établir la responsabilité d’un fou criminel, de faire appel à autre chose qu’à ce que n’importe qui considère pour juger s’il est bien le sujet de tel ou tel de ses actes. Le bon expert ne sait pas à ma place. C’est celui qui arriverait à nous faire faire les rapprochements pertinents. C’est pourquoi je suis d’avis qu’il ne faut pas céder sur l’impératif démocratique et laisser à un jury de citoyens ordinaires le soin de juger si un fou est responsable ou non de ses actes.
Au fondement de la tendance actuelle à la responsabilisation se trouve en tout cas un présupposé majeur de nos sociétés : l’autonomie désormais obligatoire des individus. Cette autonomie-condition est tellement essentielle que celui qui échoue à y accéder est voué à la ségrégation. La société des individus autonomes et libres, au sens que nous donnons à ces mots, n’admettra plus qu’un individu ne se contrôle pas absolument, car c’est la condition de l’indépendance de tous, de leur droit à s’engager et se dégager librement, à être indifférents ou empathiques, etc. C’est enfin le principe (je parlais de Norbert Elias) qui garantit qu’au même moment, je peux avoir toute confiance dans des gens qui réussissent par eux-mêmes et sans qu’on les force, car ils sont justement autonomes, et que c’est là le fondement d’une coopération sociale d’une profondeur et d’une ramification vertigineuses. On le sait, les enfants qui ne gèrent pas leur motricité sont de moins en moins tolérés, et, partant, de plus en plus médicalisés. C’est dire combien il n’y a plus d’âge pour être autonome. C’est désormais l’autonomie du berceau à la maison de retraite. Mais cela suscite de nouvelles servitudes comme de nouvelles souffrances. Je termine d’ailleurs mon livre sur la névrose obsessionnelle par cette question : de quel prix, peut-être supérieur à celui que réclamait au moi le bon vieux surmoi freudien, est aujourd’hui payée l’infraction à l’obligation d’être autonome en tout ?
- *.
Psychanalyste et philosophe, directeur de recherches au Cnrs, il a récemment publié Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, vol. 1 : Obsessions et contrainte intérieure de l’Antiquité à Freud, Paris, Ithaque, 2011.
- 1.
Pour Bichat, la maladie conquiert un nouveau statut épistémologique en n’étant plus que la forme pathologique de la vie.
- 2.
Jacques Lacan, Séminaire sur les psychoses (S. III, 1955-1956), Paris, Le Seuil, 1981 ; id., « Questions préliminaires à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
- 3.
Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson, 2003.
- 4.
Dans le livre de Louis Sass que j’ai récemment traduit, les Paradoxes du délire : Wittgenstein, Schreber, et l’esprit schizophrénique (Paris, Ithaque, 2010), il s’en déduit d’ailleurs toutes sortes de conséquences.
- 5.
J. Lacan, « Questions préliminaires à tout traitement… », art. cité.
- 6.
Tran Duc Thao, Phénoménologie et marxisme dialectique, Paris, Minh-Tan, 1951.
- 7.
Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », conférence présentée au Collège philosophique en 1963, puis incorporée à l’Écriture et la Différence, Paris, Le Seuil, coll. « Tel quel », 1967.
- 8.
Ludwig Binswanger et Aby Warburg, la Guérison infinie, Paris, Rivages, 2007.
- 9.
J. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le Seuil, 1980.
- 10.
Dans la 6e leçon du séminaire intitulé le Sinthome (1976), Lacan pose la question : « Joyce était-il fou ? »
- 11.
Gladys Swain, Marcel Gauchet (1977), le Sujet de la folie : naissance de la psychiatrie, Paris, Calmann-Lévy, 1997.
- 12.
Voir M. Gauchet, la Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.
- 13.
Michel Foucault, le Pouvoir psychiatrique (cours au Collège de France, 1973-1974), Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes études », 2003, p. 159-160.
- 14.
Pierre-Henri Castel, l’Esprit malade : cerveaux, folies, individus, Paris, Ithaque, 2010, p. 230-240.
- 15.
Id., Âmes scrupuleuses…, op. cit.
- 16.
Id., la Métamorphose impensable : essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003.
- 17.
Stéphane Legrand, les Normes chez Foucault, Paris, Puf, 2007.
- 18.
Marvin Minsky, la Société de l’esprit, Paris, Interéditions, 1997.
- 19.
P.-H. Castel, l’Esprit malade…, op. cit.
- 20.
P.-H. Castel, « Folie et responsabilité », dans l’Esprit malade, op. cit., p. 249-287.