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Dessin de Richard (archives de Melanie Klein, 1941, Wellcome images)
Dessin de Richard (archives de Melanie Klein, 1941, Wellcome images)
Flux d'actualités

Quand les enfants gribouillent

entretien avec

Pierre-Henri Castel

Dans son ouvrage Mais pourquoi psychanalyser les enfants ? (Cerf, 2021), le philosophe et psychanalyste Pierre-Henri Castel propose de concevoir la psychanalyse comme un rituel thérapeutique et de revisiter la notion d’efficacité symbolique. Il répond ici aux questions d'Elen Le Mée.

Votre livre revendique une approche « pragmatiste » de la psychanalyse. Ce motif est clair dans une formule où vous proposez de « déduire les concepts véritablement utiles des pratiques effectives des thérapeutes d’enfants ». Cela implique-t-il d’y faire un tri ? Et quels sont ces concepts « véritablement utiles » ?

En philosophie de la psychanalyse, partir de ce que font les acteurs, ici les thérapeutes, les enfants et leurs familles, et de l’inscription sociale de leurs pratiques à visée thérapeutique, c’est tout à fait inédit. La totalité de la littérature sur la question cherche à évaluer directement les théories, leur cohérence par rapport à des modèles de rationalité (psychologie cognitive, certaines versions de la philosophie de l’esprit, du type « psychologie ordinaire ») ou bien leur adéquation aux faits (ce qui peut aller jusqu’à l’accusation de fraude). Il n’est jamais venu à l’idée de personne de traiter les concepts véritablement utiles en psychanalyse comme des codifications explicites des règles suivies implicitement dans la pratique. Or c’est en cela que consiste le retournement pragmatiste en épistémologie. Mais il ne va pas tout seul. La seconde jambe, si j’ose dire, qui permet d’adopter cette démarche, c’est de traiter ladite pratique (et le savoir-faire qu’elle enveloppe) comme une pratique socialement insérée : en l’espèce, elle ne se comprend véritablement que dans une visée de resocialisation, dans une situation de crise où un tout-petit, un adolescent, se conduit d’une façon angoissante en échouant à se comporter comme un interlocuteur, un partenaire, etc., dans les échanges essentiels – et cela, en fonction de son âge, de son milieu, de la société où il vit et des normes qui règnent.

Le tri à opérer s’en déduit. D’un côté, il est drastique : ce qui tend à naturaliser, à psychologiser la conceptualité psychanalytique perd son statut explicatif. C’est plutôt ce qu’il faut expliquer (autrement dit, le privilège de l’approche médicopsychologique avec les enfants dans une société individualiste moderne). D’un autre côté, il est quasi nul : ce que font les acteurs (jouer, dessiner, raconter des histoires) est conservé, voire – j’espère – enrichi, rendu plus réflexif, parce qu’on l’a soulagé de ses crampes théoriques. Il me semble qu’on voit alors mieux comment des idées comme l’Œdipe ou le transfert émergent dans cette configuration : pour faire quoi, en pratique.

La dénaturalisation est un thème fréquent dans vos travaux. Vous écrivez qu’il s’agit pour vous de « dénaturaliser (dépsychologiser) les fondements théoriques supposés » du savoir-faire des psychanalystes. Dans cette perspective, le symptôme d’un enfant n’est pas causé par un mécanisme psychique « naturel », mais par les relations entre l’enfant et son entourage.

Oui ! Si l’on peut s’entendre, bien sûr, sur ce que veut dire « causer ». Je cherche à fournir de quoi douter de l’inscription de la psychanalyse dans un cadre médico-psychologique, et donc naturaliste. Le comble du comble, dans cette direction, c’est ce qu’on veut faire exister sous le chef d’une « neuro-psychanalyse », par exemple. Au contraire, j’insiste sur la dimension relationnelle des notions psychanalytiques, sauf qu’au lieu d’invoquer un social de papier ou de l’Autre « en général », je suggère qu’on devrait avoir plus égard à l’inscription socio-historique réelle des pratiques de soin avec les enfants, ailleurs comme chez nous.

Votre livre vise la refondation d’une notion capitale pour penser les processus psychothérapeutiques : l’efficacité symbolique. En quoi l’a-t-il refondée et dans quel but ?

C’est effectivement, à l’autre bout de la chaîne, le résultat de la méthode adoptée. J’ai bien peur qu’il ne s’agisse d’abord d’un parricide. Ce sont en effet Lacan et Lévi-Strauss qui ont transposé les unes dans les autres les opérations du rite thérapeutique traditionnel et de la psychanalyse. C’était dans une perspective structuraliste qui reposait sur l’idée d’une efficacité causale propre au « symbolique », conçu en termes saussuriens de « signifiants », et surtout des « lois » de leur circulation (car ces lois, ils les voyaient comme une sorte de machinerie inconsciente en amont du don et du contre-don de signes, de femmes ou de biens, comme disait Lévi-Strauss). Guérir, dans une tradithérapie comme en psychanalyse, c’était se réarticuler subjectivement à ces signifiants fondamentaux. Par exemple, si l’incantation du chamane facilitait un accouchement difficile, c’est parce qu’il y avait une sorte de « prise » des mots (des signifiants, du symbolique) sur le corps, médiée par les significations et les images évoquées par l’incantation (les signifiés de ces signifiants). En se réaccordant ainsi à l’univers mythique de sa culture, le sujet verrait ses symptômes céder. Or voilà à quoi j’essaie d’imprimer un « tournant pragmatique ».

Il y a ici deux points critiques. D’abord, ce schéma complètement universel fait bon marché de la resocialisation concrète, telle qu’elle est censée se produire dans des sociétés particulières, avec leurs normes spécifiques. Pour le montrer, je me sers du procédé habituel dans les sciences sociales, la comparaison. Je donne pour exemple les soins aux enfants-problèmes chez les Wolof du Sénégal, parce que, à divers égards, ce qu’on attend comme guérison pour ces enfants est plutôt aux antipodes de ce qu’on attend chez nous. Mais c’est décisif. Selon moi, il est plus fructueux de partir de la façon dont les gens s’y prennent en pratique pour resocialiser leurs enfants, puis de traiter leur univers symbolique plutôt comme la résultante, la représentation ou la codification de leurs pratiques. Une approche pragmatiste, c’est une approche qui évite de faire jouer au « symbolique » le rôle d’a priori sociologique, ou aux signifiants du mythe celui d’une contrainte formelle qui tomberait d’en haut sur les rites et les actions des acteurs. Mais en réfutant le primat du langage ou du dire (très net avec l’idée de « symbolique »), on peut également reconsidérer le rôle de l’imaginaire, de l’imagination, de ses répercussions affectives et corporelles dans les rituels – et bien sûr autant dans la psychanalyse avec les enfants, où tout cela a un rôle bien connu, que dans les tradithérapies.

De ce point de vue, j’ai suggéré une approche où les « actes de discours » (concept-clé de la pragmatique, s’il en est) sont articulés à des « actes d’image », autrement dit des manières sociales de faire avec des images. Le travail de Carlo Severi sur les chimères est à mon avis essentiel, à cet égard1. En somme, je réélabore l’idée classique d’efficacité symbolique sur ces deux axes, pragmatiste et iconologique, en un aller-retour qui fait écho à celui de Lacan et Lévi-Strauss entre psychanalyse d’enfant et rites thérapeutiques (autrement dit re-socialisants) traditionnels.

Vous écrivez : « La platitude et la pauvreté des réponses que nous sommes tentés d’apporter aux obstacles que rencontrent les enfants dans le processus qui les amènent peu à peu à devenir nos “égaux” en tant que membres de notre type de société, a de quoi effrayer. » À quelle pauvreté faites-vous allusion ? En quoi les parents seraient-ils tentés de donner des réponses plates à leurs enfants quand ils rencontrent ces obstacles ?

Ici ou ailleurs, produire des gens « conformes » est une tentation constante. Or cet appauvrissement n’est pas du tout la norme. Edmond Ortigues en avait donné un bel exemple, en contexte wolof, en montrant comment un adolescent en souffrance, traité par les voies traditionnelles, non seulement redevenait « normal », mais évoluait et changeait de statut, enrichissait par son histoire de « maladie » son rapport à autrui et à sa culture. C’est la même chose ici. Il ne suffit pas de nommer, de fixer, d’extraire le mal ; il faut encore en faire quelque chose de positif, et parmi les ressources de la culture (de notre culture), il doit y avoir quelque chose qui autorise ce retournement créatif. Cela ne peut pas être plat ou conformisant. Une personne, c’est quelqu’un qui a l’usage personnel de ces ressources et qui parvient à un certain degré à obtenir une sanction sociale de ce qu’elle est devenue une personne.

Je vois la psychanalyse comme une pratique thérapeutique qui a un égard crucial pour ce retournement créatif. Mais dans une société individualiste moderne, ce retournement est forcément distinct de celui qui a lieu dans une société lignagère, comme les Wolof. Brutalement dit, la résolution du complexe d’Œdipe, c’est devenir l’égal de ses parents – c’est s’autoriser à agir et à jouir (sexuellement) en sujet libre de la dépendance projective aliénante à leurs figures idéalisées. Quand, au contraire, la vie sociale est vectorisée par votre insertion dans un ordre où le Père du lignage, les anciens, vos aînés vous précèdent, devenir une personne ne passe évidemment pas par les mêmes voies. Le défi, pour nous, quand on soigne un enfant-problème, c’est donc de frayer avec lui un chemin vers une façon créative d’être un partenaire et un interlocuteur égal à nous. Or ceci ne peut être, à chaque fois, et par définition, qu’extrêmement surprenant (« subjectivant », comme on dit). Ce n’est pas de la virtuosité ou je ne sais quoi de magique : chez nous, c’est un critère opératoire de la psychanalyse, qu’un enfant invente quelque chose = x pour se débrouiller, qui me fasse le considérer comme autonome, ou mon égal face aux grandes affaires de l’existence.

Les rites thérapeutiques, par exemple la cérémonie mélanésienne de travestissement appelée naven, ont pour caractéristique de marquer la mémoire. Mais l’analyse se penche plutôt sur la remémoration du passé, espérant lever les refoulements, voire l’amnésie infantile. Pourriez-vous préciser quelle place vous accordez à la mémoire ? L’analyste, à l’instar de Wilfred Bion, doit-il travailler « sans désir ni mémoire » ?

L’analyse de la mémoire (dans mon cas, profondément influencée par Maurice Halbwachs) est un point capital. L’hypothèse est la suivante : nous ne faisons pas, anthropologiquement, exception. Il doit bien y avoir chez nous aussi quelque chose qui opère de façon homologue à ce que les meilleures descriptions ethnographiques nous révèlent : resocialiser dans des situations de crise, c’est réoriginer le rapport de la personne à son groupe social, et les pratiques rituelles qui s’y vouent (où le collectif est impliqué par principe) sont profondément actives et créatives. Tout revient alors à rendre plastiquement, affectivement et indubitablement présent un immémorial, et à rendre cet immémorial inoubliable – quitte à répéter par cycles le rite qui le garantit. Sur cette base, je reviens sur la notion de « fantasme originaire » (la « scène primitive » de Freud). Chez l’adulte comme l’enfant, elle irrigue toutes les interprétations de ce qui se passe en séance. Ma thèse est qu’il s’y joue précisément cela : un rappel de l’immémorial, mais dans des coordonnées sociales et de culture spécifiques (où le Père, par exemple, l’Œdipe, etc., ont cependant une fonction assez homologue à l’Ancêtre dans une société traditionnelle). La médiation des rêves et des fantasmes sexuels, leur altération si bouleversante dans la cure, le « retour » transfiguré des « souvenirs » d’enfance (dont bon nombre sont des souvenirs qu’on ne peut pas avoir !), sont à rapporter au genre de séparation attendue de nous pour devenir des personnes-sujets. Mais en effet, je conjecture que tout cela n’est pas d’un autre tonneau que ce qui se joue, notamment dans le naven, comme le décrivent Carlo Severi et Michael Houseman2.

Quant à Bion, comme je le comprends, c’est certainement le psychanalyste qui n’a jamais cessé de rappeler que la cure n’était possible qu’à la condition expresse que le psychanalyste évite de saturer d’anticipations affectives non analysées et de souvenirs factuels parasites tout ce que l’association libre et les projections transférentielles lui présentent. Mais justement, pour donner plus de jeu à la relation originaire où l’enfant avec sa mère (ou l’individu avec le groupe, ou le patient avec l’analyste) se fabrique un « appareil à penser ses pensées ». Il y faut, précise-t-il, une « capacité négative »d’accueil et de réception qui est tout l’art de la cure3.

Vous écrivez, en suivant Donald Winnicott, qu’« il incombe déjà au thérapeute […], dans la relation qui s’instaure, d’effacer sa présence jusqu’au seuil où il n’est plus qu’un “objet subjectif” pour l’enfant – quelqu’un avec qui on peut jouer et dont on peut se jouer en confiance, la forme la plus plastique, en somme, du partenaire-interlocuteur. Le squiggle éclot au cœur de cette relation exténuée. » Mais le thérapeute peut-il être le partenaire-interlocuteur de l’enfant tout en s’effaçant jusqu’à l’extinction ?

Ce passage condense à peu près toute la partie purement psychanalytique et « technique » du livre – celle où je me penche en détail sur les pratiques, les procédés, les outils des psychanalystes d’enfant. En effet, j’ai mis le squiggle de Winnicott au cœur de mon argument. La raison, c’est bien sûr que c’est un jeu qui se joue à deux : l’enfant ou le thérapeute gribouille librement sur une feuille de papier, et son partenaire complète, tout en bavardant, le gribouillis (squiggle) pour en faire émerger une forme, un motif dans une histoire qu’on se raconte en l’inventant au fur et à mesure, une image de rêve ou un sujet d’angoisse, c’est selon, et puis on permute.

J’ai toujours mis ce procédé au cœur de ma pratique avec des enfants (et même quelques adultes), parce que je fais l’hypothèse qu’il n’est pas un procédé parmi d’autres (le dessin figuratif, le jeu avec des figurines, la lecture ou l’invention de fables et de contes, ou encore, dans les institutions qui le pratiquent, le psychodrame, pour citer les plus usités). Le squiggle est le concentré de ce qui fait de tous ces autres procédés des outils de resocialisation rituelle. Et le cœur de mon livre, pour ce qui touche non plus à l’anthropologie ou la philosophie de la psychanalyse, mais à la technique et à la théorie de la cure, défend une idée plutôt bizarre : que ces autres procédés ne sont rien que des extensions et des explicitations de ce qui restait encore implicite dans le squiggle de Winnicott.

L’essentiel de ce jeu, c’est qu’il est un art de la mise en relation, de l’établissement du contact, de l’invention d’un espace intermédiaire (« transitionnel », selon le mot fameux de Winnicott), qui permet aux partenaires-interlocuteurs de se donner du jeu. À partir de là, on peut éclairer de façon inédite la notion classique de transfert, son asymétrie ou, mieux, ses « disparités » (car elles sont plurielles), comme disait Lacan. Il n’y a de toute façon que dans cet espace de libre jeu (comme on parle d’associations libres), imprégné d’onirisme, qu’on peut en toute cohérence revenir à l’origine du trouble. Il ne s’agit pas de sortir du fond de la boîte mentale une représentation malencontreusement perdue, et qui expliquerait tout, mais de se réconcilier avec des figures inoubliables et insistantes, réactivées dans et par le transfert. Par conséquent, l’histoire du squiggle et de ses transformations-extensions au cours de la cure a peu à voir avec une sorte d’expression au-dehors d’un intérieur psychologique caché. C’est une invention ludique (seuls les êtres humains jouent à inventer des jeux) et il doit, selon moi, en rester quelque chose, un objet – où « l’objet subjectif » que le psychanalyste se sera laissé être pour l’enfant a joué un rôle, certes, mais voué à s’effacer ou à se réduire à une scorie du processus. Et c’est par là que la thérapie d’enfant peut s’assimiler à un rituel resocialisant4.

En réalité, il peut être extrêmement difficile, accidenté, révélateur de pathologie, de s’efforcer de jouer au squiggle avec un enfant. L’ingéniosité du procédé est que l’échec est assez souvent significatif des difficultés radicales qu’il rencontre. Autrement dit, quand je parle de « relation exténuée » entre le thérapeute et l’enfant, je vise le plus grand jeu possible qu’ils se laissent l’un à l’autre – en sorte qu’un lien se crée de partenaires et d’interlocuteurs. D’une certaine manière, c’est capter aussi le processus par lequel le thérapeute devient, dans le cas idéal, suffisamment transparent pour que l’enfant guéri soit désencombré de ce qui faisait obstacle dans son rapport à n’importe qui (ses pairs, ses parents, ses amours, ses maîtres, etc.). Mais les enfants difficiles sont de toute façon « exténuants ». C’est comme ça qu’ils font sentir l’obstacle que vous incarnez, puis qu’incarnent pour eux certaines personnes précises, et parfois, hélas, n’importe qui !

Il n’en reste pas moins qu’on peut aussi décrire la pratique de Winnicott comme typiquement démocratique : c’est vraiment le produit d’un esprit d’égalité, qui fait que les psychanalystes d’enfants ont souvent été des réformateurs sociaux en quête d’émancipation. C’est patent avec Anna Freud. Mais je raconte dans le livre comment s’emboîtent ces procédés, apparemment de petites astuces pour communiquer avec les enfants, avec tout un univers historique et social où leur statut évolue et, notamment via le rapport aux jeux, nos idées d’autonomie, d’affirmation créative de la personne.

Dans L’Atlas Mnémosyne, Aby Warburg affirme que « l’art a une fonction que l’on pourrait dire anti-chaotique », mais que « le culte que voue à l’idole créée celui qui la contemple » a aussi quelque chose de pathologique. Et Warburg parle de cette « duplicité de l’art » comme de ce qui devrait constituer « le véritable objet d’une science de la culture dévolue à l’histoire psychologique illustrée de l’intervalle séparant l’impulsion de l’action ». Comment ces propos s’intègrent-t-ils à l’examen de la nature plastique des dessins, des contes, du psychodrame, en psychanalyse d’enfant ?

Dès le moment où nous nous intéressons aux actes, non seulement de discours, mais aussi d’image, qui sont au centre des pratiques rituelles (thérapeutiques), le nom de Warburg vient tout de suite. Bien sûr, c’est Georges Didi-Huberman qui nous a appris à le lire en ce sens, mais la psychanalyse est souvent pour lui un moyen d’éclairer certains aspects de Warburg, tandis que je me sers de « son » Warburg pour éclairer les pratiques plastiques des thérapeutes d’enfants5.

Plus généralement, mon livre propose un rafraîchissement de l’iconologie implicite dans la pratique du dessin d’enfant chez les psychanalystes. Warburg et, au-delà, ce qu’on appelle l’iconic turn dont je fais grand usage (Gottfried Boehm, James Elkins, Hans Belting, voire Horst Bredekamp ou Alfred Gell), changent la donne : ils fournissent des instruments pratiques pour déplacer la dichotomie qui paralyse aujourd’hui la réflexion, celle du « symbolique » et de l’« imaginaire », et tenter d’articuler ensemble actes de discours et actes d’image (associations libres et production plastique). La différence d’approche est totale avec les théories spontanées des thérapeutes d’enfants, qui traitent les dessins, voire les moments du jeu comme des « signes » ou des indices à déchiffrer des processus inconscients sous-jacents dans la tête de leurs jeunes patients. La psychanalyse d’enfant s’occupe de la socialisation des pulsions (des « impulsions » de Warburg), en sorte de les élever à la dimension de l’action.

Il y a chez Warburg un sens génial de l’historicité des intensités affectives, de leur puissance socialisante radicale et des formes tout à fait déterminées dans lesquelles elles se répètent et se métamorphosent. Ce pathos-qui-prend-forme (Pathosformel) a par force des aspects pathologiques – « phobiques », écrit-il. Mais ils sont étroitement contraints par la structure des relations sociales, par les symboles en jeu dans la culture et par le jeu que tant ces symboles que ces relations autorisent _ et qui font qu’il s’agit de structures vivantes, donc ouvertes sur le désordre, réussissant parfois à le mettre en forme. Toutes proportions gardées, je m’efforce de déplacer cette analyse, qui nous vient de l’anthropologie et de l’esthétique, sur des pratiques modestes de thérapie chez nous, pas du tout orientées sur la société comme telle mais sur la socialisation des individus, et qui ont peu à voir avec la beauté au sens muséal du terme, et bien davantage avec la « phobie », le cauchemar, les fantasmes, voire les fantasmes « originaires ». Aussi profondément refondu et réorganisé, l’appareil théorique de la psychanalyse en général ne me semble pas un mauvais candidat pour le genre d’« histoire psychologique » grandiose à laquelle pensait Warburg. C’est, je crois, un horizon intellectuel recevable pour ce que font, au quotidien, les psychanalystes. C’est en tout cas quelque chose qui continue à donner à leurs pratiques une signification historique et sociale très substantielle.

Propos recueillis par Elen Le Mée

 

  • 1. Carlo Severi, Le Principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2007.
  • 2. Michael Houseman et Carlo Severi, Naven ou le donner à voir. Essai d’interprétation de l’action rituelle, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017.
  • 3. Voir notamment Wilfred R. Bion, La Preuve & autres textes, articles réunis par Francesca Bion, trad. par Ana de Staal, postface de Pierre-Henri Castel, Paris, Ithaque, 2007.
  • 4. Voir aussi le livre décisif de Laurence Kahn, Cures d’enfance, Paris, Gallimard, 2004.
  • 5. Georges Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, 2002.

Pierre-Henri Castel

Agrégé de philosophie, docteur en philosophie et docteur en psychologie clinique et pathologique, il est directeur de recherche au CNRS.