
Travail des femmes, une émancipation inachevée
Malgré les conquêtes du siècle dernier, les luttes féministes se heurtent toujours à la persistance des inégalités au travail. Mis en retrait au profit de la dénonciation des violences sexuelles, le débat sur l’égalité salariale pourrait trouver un essor nouveau dans les mobilisations contre la réforme des retraites ou dans celles des Gilets jaunes.
Avec la vague #MeToo, les femmes ont fait la une de par le monde. Partout, elles se mobilisent, en prenant la parole de façon personnelle mais aussi collective, pour dénoncer les violences faites aux femmes. Mais qu’en est-il de questions plus anciennes, comme celle de leur émancipation économique ? Peut-on considérer comme acquis leur accès à l’emploi et au travail ? Si des avancées sont incontestables, les inégalités au travail persistent : ces inégalités de genre sont en réalité traversées par un accroissement des différences sociales et in fine, par une recrudescence des écarts entre les femmes elles-mêmes. Mais de nouvelles mobilisations sociales inédites pourraient changer la donne…
Des conquêtes sociales incontestables
L’une des transformations majeures du marché du travail, tout au long du xxe siècle et en ce début de xxie siècle, est bien la forte féminisation de l’emploi. Certes, les femmes ont toujours travaillé1 mais, à partir des années 1960, cette « lame de fond » (pour reprendre l’expression de Margaret Maruani2) ne fait que s’accroître : en un siècle, de 1901 à 2011, la population active est passée de 7 à 15 millions de femmes et de 13 à 16 millions d’hommes. Jamais en dessous d’un tiers des emplois, la part des emplois féminins dépasse désormais 48 %3.
Cette formidable transformation se comprend en lien avec la réussite scolaire des filles qui, en parallèle, ne s’est jamais démentie : en 2018, la proportion de bachelières dans une génération s’élève à 85, 9 % et celle des bacheliers à 75, 8 % ; 51, 2 % des femmes de 30 à 34 ans et 41 % des hommes de cette même tranche d’âge ont un diplôme du supérieur4. Certes, les spécialisations au sein des formations restent importantes : elles ne sont par exemple que 28, 1 % à avoir un diplôme d’ingénieure et sont très largement majoritaires dans les formations en lettres et langues (60 % au niveau doctorat) ; mais elles représentent 51, 2 % des diplômés d’école de commerce et 63 % des doctorats de médecine… En lien avec cette avancée, une autre évolution marquante de la décennie est bien la percée des femmes cadres : même si elles ne transforment pas toujours leur diplôme en un emploi tout autant qualifié, elles sont plus que jamais nombreuses à devenir cadres ; elles représentent désormais 42 % des cadres et deviennent même majoritaires dans des professions prestigieuses, comme le journalisme, la magistrature ou la médecine.
Oui, il paraît donc aujourd’hui incontestable que les femmes ont gagné en autonomie. Plus personne ne conteste aux jeunes filles en France le droit à l’éducation et à l’emploi. Si l’on compare la situation des femmes adultes à celle de leur mère et grands-mères, il n’y a pas de doute : les conquêtes sociales des femmes sont parmi les plus importantes du xxe siècle.
Mais des inégalités persistantes
Ces avancées majeures ne doivent pas masquer la réalité : les inégalités au travail des femmes restent fortes et leur autonomie n’est que partielle. L’inégalité la plus marquante est, à mon sens, la différence de salaires – autour d’un « quart en moins » en moyenne5. Ces inégalités salariales sont révélatrices de la plupart des inégalités sur le marché du travail et même hors du marché du travail.
L’essor du temps partiel est sans nul doute le fruit d’une des mesures aux conséquences les plus sexistes et antisociales, à savoir les exonérations de cotisations patronales sur le temps partiel.
Les femmes gagnent moins pour une multitude de raisons, la plus importante étant le temps partiel. Sous prétexte de favoriser à tout prix l’emploi et en affirmant que c’est un moyen pour les femmes d’articuler temps professionnel et temps familial, on a laissé s’étendre cette forme d’emploi – près d’un tiers de l’emploi féminin –, avec des temps partiels courts (moins de 24 heures par semaine) et des horaires décalés. Ce temps partiel n’est pas, dans la plupart des cas et contrairement à une idée répandue, un temps « choisi » par les femmes et les mères pour leur épanouissement. Si certaines d’entre elles ont pu demander à passer à temps partiel du fait de contraintes familiales, la plupart des femmes aujourd’hui à temps partiel sont concentrées dans des emplois peu qualifiés, peu reconnus, avec des horaires difficilement compatibles avec une vie familiale. Pensons aux caissières, aux agentes d’entretien ou aux aides à domicile. L’essor du temps partiel dans les années 1980 et surtout 1990 est sans nul doute le fruit d’une des mesures aux conséquences les plus sexistes et antisociales, à savoir les exonérations de cotisations patronales sur le temps partiel6. Et la loi de 2013, qui voulait interdire le temps partiel court (de moins de 24 heures par semaine) a eu très peu d’incidences, puisque la plupart des entreprises concernées ont maintenu ces contrats courts grâce à des accords dérogatoires.
À cela s’ajoute la dévalorisation des emplois à prédominance féminine : les femmes sont majoritairement concentrées dans les emplois de la santé, de l’aide à domicile, de l’éducation, du nettoyage, de la vente et du secteur administratif, professions essentielles, comme l’a démontré la crise de la Covid-19. Tous ces emplois sont occupés par 80 à 90 % de femmes ; ils ont en commun d’être peu rémunérés, en dessous du salaire moyen et bien souvent proches du Smic7. Alors qu’ils font appel à de nombreuses compétences, à de fortes responsabilités, à des connaissances et expériences élevées et à une forte charge physique ou nerveuse, ils sont systématiquement dévalorisés. Comme s’il était « naturel » pour une femme de s’occuper de patients ou d’enfants… Comme s’il ne s’agissait pas de vraies professions, telle l’aide à domicile par exemple. Ce sont pourtant « des services publics vitaux8 », qui reposent presque exclusivement sur les épaules des femmes.
Subsiste également ce que l’on appelle un « plafond de verre » : alors qu’elles sont plus diplômées que les hommes et même dans les filières très féminisées, les femmes n’occupent pas les postes de direction dans les mêmes proportions. Même si elles sont nombreuses désormais dans l’encadrement, elles ne constituent que 15 à 20 % du top management. Elles accèdent non seulement moins souvent aux emplois les mieux rémunérés, mais les écarts salariaux y sont plus élevés, du fait des systèmes de rémunération individualisés où les primes sont davantage dévolues aux hommes. C’est aussi parce que cette catégorie « cadres » est très hétérogène : on y classe des fonctions dont le contenu du travail et les responsabilités diffèrent fortement, notamment selon le sexe (des hommes plus souvent cadres hiérarchiques et des femmes plutôt cadres fonctionnelles, « expertes »).
Le fait d’être mère joue enfin un rôle important dans les inégalités, notamment salariales : une enquête de l’Insee montre que l’écart salarial global (horaire) est d’environ 18 %, mais de 23 % entre mères et pères9. Parce que les mères gagnent moins, à la suite d’une naissance (surtout au second enfant) et, à l’inverse, parce que les rémunérations des hommes tendent à augmenter lorsqu’ils deviennent pères10. De fait, l’arrivée des enfants bouscule encore la vie des mères, bien plus que celle des pères : plus d’une mère sur deux d’enfants de moins de 8 ans s’est arrêtée de travailler après la naissance de ses enfants ou a réduit temporairement son temps de travail. Seuls 12 % des pères ont modifié leur temps d’activité au-delà de leur congé de paternité11. Et surtout, n’oublions pas que le partage des tâches domestiques reste encore un vain mot : selon la dernière enquête « Emploi du temps » disponible, en 2010, même si les pères tendent à s’impliquer davantage auprès de leurs enfants, les femmes réalisent toujours 71 % des tâches domestiques et 65 % des tâches parentales. La part du travail domestique et parental des femmes augmente avec le nombre d’enfants et en dépit de leur activité professionnelle, mais elle varie selon la catégorie professionnelle : les femmes diplômées et qualifiées effectuent 60 % des tâches domestiques, d’autant qu’une partie de cette activité est externalisée (garde d’enfants, aides ménagères…), tandis que les employées et ouvrières y consacrent davantage de temps et en effectuent 80 %12.
Ces inégalités de genre sont en réalité traversées par des inégalités sociales : les conquêtes n’ont pas été réellement partagées par toutes et ce sont les femmes des milieux populaires qui subissent davantage ces inégalités en termes de précarité et de niveau de vie. De ce point de vue, les politiques publiques en matière d’emploi et de travail ont renforcé cette polarisation, en favorisant les « premières de cordée » au détriment des « premières de corvée »13.
Un nouvel élan dans les mobilisations sociales ?
Avec #MeToo, les mobilisations féministes se sont renforcées et renouvelées, grâce aux réseaux sociaux notamment. La question des violences sexistes et sexuelles est devenue plus que jamais centrale. Une nouvelle vague de féministes émerge autour de ces enjeux sociétaux, laissant de côté, ces dernières décennies, les questions des inégalités au travail. Mais depuis peu, d’autres mobilisations émergent : il en va ainsi du mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019 ou encore des mobilisations contre la réforme des retraites de l’hiver 2019-2020.
Les mobilisations féministes se sont renforcées et renouvelées, grâce aux réseaux sociaux notamment.
On estime à 45 % la part des femmes Gilets jaunes14. Certes, les femmes ont toujours été présentes dans de tels mouvements sociaux. Des historiennes féministes ont ainsi rappelé qu’elles étaient nombreuses dans de fortes mobilisations contre le prix du pain et la vie chère (en octobre 1789) ou encore à la Belle Époque pour dénoncer leurs conditions de travail et les bas salaires, avec la lutte emblématique des midinettes de 191715. Pour ce qui est de la période contemporaine, pensons à l’une des grèves les plus longues et inédites des femmes de chambre de grands hôtels. Mais, dans tous ces mouvements, les femmes sont rendues invisibles.
Dans le mouvement des Gilets jaunes, au contraire, leur présence est remarquée. D’abord, parce qu’il s’agit de mobilisations de femmes de milieux populaires, une catégorie sociale qui s’est peu exprimée récemment. Si une part de leurs revendications porte sur les taxes et les difficultés de fin de mois, ces mobilisations ont montré à quel point ces conditions de vie étaient encore plus rudes pour elles en tant que femmes, en particulier pour celles, nombreuses, qui élèvent seules leurs enfants. Mais c’est aussi au regard de la précarité de leurs emplois qu’elles ont défilé, notamment lors de manifestations de femmes Gilets jaunes, autour du slogan « Précarisées, discriminées, révoltées, femmes en première ligne » en janvier 2019. Elles sont, en effet, une grande majorité de « cols roses », occupant des emplois dévolus aux « soins aux autres », tout en assurant aussi le soin aux autres au sein de leur famille. Nombreuses parmi les aides-soignantes, aides à domicile, dans des secteurs où « les formes d’organisation et de mobilisation collective, dans et par le travail, sont difficiles à mettre en œuvre : se mobiliser avec les Gilets jaunes, c’est faire apparaître en pleine lumière et politiser leurs difficiles conditions de travail et d’existence16 ».
La mobilisation contre la réforme des retraites de l’hiver 2019-2020 était au départ très « classique », portée par certaines organisations syndicales qui y dénonçaient le système de régime à points et la fin des régimes spéciaux… Mais très vite, les femmes se sont invitées. L’élément déclencheur a certainement été la déclaration du gouvernement estimant que les femmes seraient « les grandes gagnantes de cette réforme ». La mobilisation d’associations, de syndicalistes, élues et chercheuses féministes s’organise rapidement avec un rassemblement à la Maison des métallos, (plus de 300 participantes), lançant un appel : « Réforme des retraites : les femmes grandes gagnantes ? Lol ! » Lors des contestations des précédentes réformes des retraites, notamment lors de la réforme de 2010, il y avait eu quelques actions centrées sur les femmes17. Mais le mouvement n’avait pas connu une telle ampleur, en particulier grâce à l’engagement de jeunes féministes de l’association Attac, qui lancent une chorégraphie des Rosies18, autour de la chanson détournée À cause des garçons, transformée en À cause de Macron. Renouant avec le côté festif des mouvements de femmes, ces cortèges se développent dans toutes les manifestations en France. Les arguments contre la réforme consistaient à démontrer les risques pour les femmes d’un système universel prenant en compte toutes les années d’activité et non les vingt-cinq meilleures dans le privé et, surtout, les six derniers mois dans le public, où les femmes sont majoritaires, alors même qu’elles ont des carrières hachées, davantage marquées par des périodes de temps partiel, de chômage ou des interruptions pour prendre en charge des enfants ou des personnes dépendantes. De même, le risque que la refonte des droits familiaux puisse bénéficier au père a soulevé beaucoup de critiques19.
Mouvements social, syndical et féministe ont réellement convergé, comme en a témoigné l’inédite mobilisation du 8 mars 2020, où 150 000 femmes (et aussi des hommes) se sont retrouvées en France pour défendre les droits des femmes, afin de dénoncer les violences sexuelles et sexistes, mais aussi les effets sexistes de la réforme des retraites. Ce mouvement des « grandes gagnantes » laissera une trace dans les mobilisations féministes. Le report de cette réforme des retraites est officiellement lié à la crise de la Covid-19, mais on peut penser que ce mouvement inédit y a joué un rôle non négligeable.
Ces mobilisations ne sont pas que françaises, loin de là. En Espagne ou encore en Suisse, notamment, elles connaissent une ampleur sans précédent depuis plusieurs années. Un appel à la « grève féministe » contre les violences sexuelles, mais aussi pour l’égalité salariale, l’autonomie financière et le partage des tâches domestiques est au cœur de ces mobilisations.
C’est aussi une réaffirmation de l’articulation centrale entre luttes féministes et luttes sociales, puisque ce sont les femmes les plus précaires dans notre société qui seront les premières victimes de ces réformes successives. La poursuite et la réussite de ces mobilisations sont donc essentielles, pour que cette émancipation par le travail s’accomplisse pour toutes les femmes.
- 1.Sylvie Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux xixe et xxe siècles, Paris, Odile Jacob, 2002.
- 2.Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 2017.
- 3.Margaret Maruani et Monique Meron, Un siècle de travail des femmes en France (1901-2011), Paris, La Découverte, 2012.
- 4.Filles et garçons sur le chemin de l’égalité, de l’école à l’enseignement supérieur, Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 2020.
- 5.Rachel Silvera, Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, Paris, La Découverte, 2014.
- 6.Il faut attendre les lois Aubry des années 2000 pour que ce dispositif cesse.
- 7.Par exemple, le salaire des infirmières est parmi le plus faible des pays de l’OCDE (– 9 % du salaire médian français).
- 8.Pierre Rimbert, « La puissance insoupçonnée des travailleuses », Le Monde diplomatique, janvier 2019, p. 18-19.
- 9.Élise Coudin et Sophie Maillard, « Entreprises, enfants : quels rôles dans les inégalités salariales entre femmes et hommes ? », Insee Analyses, no 44, février 2019.
- 10.Au fur et à mesure que la famille s’accroît, les pères ont tendance à effectuer davantage d’heures supplémentaires et à rechercher une amélioration de leur revenu.
- 11.Stéphanie Govillot, « Après une naissance, un homme sur neuf réduit ou cesse temporairement son activité contre une femme sur deux », Insee Première, no 1454, juin 2013.
- 12.Cécile Brousse, « Travail professionnel, tâches domestiques, temps “libre” : quelques déterminants sociaux de la vie quotidienne », Économie et Statistique, no 478-480, octobre 2015.
- 13.Rachel Silvera, « Des politiques publiques au service des “premières de corvée” », L’Économie politique, no 88, « Le féminisme à l’assaut de l’homo œconomicus », 2020/4.
- 14.D’après le Collectif d’enquête sur les Gilets jaunes, « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation. Une étude sur les gilets jaunes », Revue française de science politique, vol. 69, no 5-6, 2019, p. 869-892.
- 15.Voir notamment Fanny Gallot, « Les femmes dans le mouvement des Gilets jaunes : révolte de classe, transgression de genre » [en ligne], Contretemps, 17 décembre 2018.
- 16.Ibid.
- 17.Voir l’entretien avec Annick Coupé, « De 1995 à aujourd’hui : la place des femmes dans les mobilisations contre les réformes des retraites », dans Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic et Rachel Silvera (sous la dir. de), Le Genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes, Paris, Syllepse, à paraître.
- 18.En bleu de travail, gants ménagers jaunes avec un ruban rouge à pois blancs dans les cheveux, elles s’inspirent de Rosie la Riveteuse, une affiche signée J. Howard Miller (1943), devenue un symbole de la pop culture et du combat féministe. Pour en savoir plus, voir « Qui sont les “Rosies” d’À cause de Macron ? » [en ligne], Attac France, 26 février 2020.
- 19.Voir Alban Jacquemart, Nathalie Lapeyre et Rachel Silvera, « Retraites, “toutes des gagnantes” ? », Travail, genre et sociétés, no 44, 2020/2.