
Retraites : le débat que nous n'avons pas
Secrétaire national en charge des retraites à la CFDT, Yvan Ricordeau a partagé avec Esprit son analyse à la fois syndicale et technique de l’actuel projet de réforme des retraites, de la mobilisation qu’il suscite, et de ce que pourrait être le système de retraites de demain.
Ce projet de réforme des retraites vient déjà de loin. Emmanuel Macron souhaitait réformer les retraites dès son premier mandat, avant que la crise sanitaire ne survienne. Cette ambition en a été reprise lors de la campagne de 2022, sur la base d’un projet sensiblement remanié sur le fond, qui a rapidement fait l’unanimité syndicale contre lui. Comment la CFDT a-t-elle pris connaissance de ce nouveau projet et comment s’est-elle positionnée contre ?
C’est pendant la campagne présidentielle de 2022 que l’on entend ouvertement parler du projet dans sa nouvelle version. Au sein du monde syndical, la CFDT a la particularité d’être en capacité de s’engager et de dialoguer en vue d’une réforme des retraites : on l’a fait en 2003, en 2014, et on aurait abouti, je pense, aussi en 2019-2020 (réforme systémique) si la crise sanitaire n’avait pas tout suspendu. Mais l’annonce qui est faite au printemps 2022 nous rend d’emblée très sceptiques, car elle est centrée sur une mesure de report de l’âge légal. C’est un point auquel la CFDT a toujours été opposée, et c’est surtout le paramètre le plus difficilement praticable car le plus injuste, susceptible de braquer tout de suite la négociation. C’est donc un très mauvais signal pour nous, qui nous laisse penser qu’Emmanuel Macron, en brandissant cette mesure, n’a pas pour objectif d’ouvrir une concertation approfondie avec les partenaires sociaux. Il joue la réforme dans une perspective politique, en adressant un signal aux Républicains, qui défendent historiquement le report de l’âge légal à 65 ans. Après avoir remporté la présidentielle de 2017 en fracturant la gauche, il nous semble qu’il renouvelle ce pari, cette fois à droite, en 2022. Le second épisode qui nous alerte a lieu à l’automne, quand est annoncé que la discussion autour du projet de réforme aurait lieu dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2022. La signification politique d’un tel choix est très claire : il s’agit d’inscrire la réforme des retraites dans une discussion financière, d’en faire une mesure d’ajustement budgétaire. Alors que cette question mérite un débat plus large, sur notre conception de la protection sociale et es évolutions du travail.
En effet, le gouvernement a insisté sur la menace pesant sur le financement de la protection sociale, justifiant par-là l’urgence à réformer…
La CFDT a toujours été claire sur le fait que les questions financières et d’équilibre budgétaire méritent d’être discutées Sur le dossier des retraites, la CFDT a estimé le besoin de financement à 9 milliards d’euros annuels. Le gouvernement l’évalue à douze. Mais cela signifie qu’on est dans un déficit de moins de 3 % par rapport au fonctionnement actuel du système. Or le gouvernement a dépeint une situation dramatique sur laquelle il fallait agir vite pour « sauver les retraites ». Cette dramatisation interroge : pourquoi cette réforme est la plus dure depuis vingt ans, alors qu'on est dans des conditions financières meilleures ?
Le gouvernement s’attaque plus à la dégradation des finances publiques de notre pays qu’à une situation financière des retraites.
En réalité le gouvernement s’attaque plus à la dégradation des finances publiques de notre pays qu’à une situation financière des retraites qui ne justifie pas en elle-même l’urgence de cette réforme. L’état des finances publiques est une vraie question, mais il faut la poser comme telle, plutôt que d’opérer uniquement sur la protection sociale. Jusqu’à il y a trois ou quatre ans, le déficit public français était, dans le cadre européen et des critères de convergence, un sujet compliqué. Depuis, la politique du « quoi qu'il en coûte » et le soutien massif à l'économie et aux salariés ont permis de passer la crise sanitaire dans des conditions qu’il faut reconnaitre. Mais cela nous pose une vraie question de politique et de société, car c’est comme si l’argent n’avait plus de prix aujourd’hui : il y a cinq ans, quand on négociait des mesures d’avancée sociale pesant 5 ou 600 millions d’euros, on considérait qu'on avait été écouté par le gouvernement et qu’une traduction concrète allait s'opérer pour les salariés. Aujourd'hui, une mesure sur l'énergie ou sur tel dispositif peut valoir quatre, cinq, douze, quinze milliards d'euros, plus personne ne fait la différence, alors même que les finances publiques ne se portent globalement pas très bien.
Et ce n’est pas au travail de tout payer ! En effet , outre les retraites, il y a déjà eu une réforme de l’assurance chômage, et un tour de vis se prépare peut-être sur la formation professionnelle. Il y a des choix stratégiques d’investissement public à faire, c’est certain, par exemple en matière de défense, dans le contexte de la guerre en Ukraine, en matière de transition énergétique et écologique, en matière d’éducation et de santé ou en matière de lutte contre la pauvreté. Mais pourquoi tout faire reposer sur le travail ? Pourquoi ne pas ouvrir une discussion sur la fiscalité et l'impôt ?
D’autant que l’on sort d'une crise sanitaire qui a bouleversé la façon dont chacun appréhende sa place dans la société et dans le monde du travail. L’articulation entre l'individuel et le collectif, entre le temps personnel et le temps professionnel, le sens du travail dans un contexte où les liens sociaux se distendent, tous ces sujets sont un peu en lévitation, et c’est le moment que choisit l’exécutif pour s’attaquer à un des points les plus sensibles de notre contrat social, la retraite.
Justement, vous avez évoqué le paramètre de l’âge de départ comme le plus difficilement « praticable » dans la négociation, le plus sensible. Pourquoi ?
Il y a trois grands paramètres sur lesquels jouer pour réformer notre système de retraites : l’âge de départ, la durée et le niveau de cotisation. Des trois, il n’y en a qu’un seul qui touche les salariés de manière inégale. C’est la mesure d'âge, car elle ne prend pas en considération la date d’entrée sur le marché du travail. Si bien qu’en repoussant l’âge légal, vous envoyez une « facture » différente aux gens selon le moment auquel ils ont commencé à travailler. Et la facture la plus lourde est pour ceux qu’on a appelé les « travailleurs de la deuxième ligne » pendant la pandémie - hôtes et hôtesses de caisses, éboueurs, agents d’entretien ou aides à domicile… - qui sont aussi les perdants de la mondialisation et de la numérisation de l’économie. Toute cette frange de salariés dont on a mesuré l’importance pendant la crise sanitaire, qui ont des carrières à peu près complètes, assez modestes, ont commencé à travailler jeune et ont les métiers les plus pénibles. Cela fait deux ans que la CFDT cherche à ce que ces travailleurs soient prioritairement revalorisés et reconnus, et cette réforme leur envoie le message inverse. Mais plus largement, la CFDT a cherché à ce que les réformes successives gomment peu à peu la référence à un âge légal de départ, pour donner la priorité à la durée de cotisation. Il nous semble que c’est le sens de l’histoire que d’aller vers une liberté de choix et des trajectoires différenciées, selon qu’on a eu un parcours épanouissant ou pas, ascendant ou pas, que l’on tient au lien social que donne le travail ou pas, selon sa situation familiale et son besoin de ressources.
Évoquons maintenant la mobilisation elle-même, dont l’ampleur a surpris. L’aviez-vous anticipée ? Comment envisagez-vous sa poursuite ?
Début janvier, lors des réunions de concertation avec Élisabeth Borne, Laurent Berger n’a eu de cesse d’alerter sur un risque de cristallisation des frustrations des salariés, que l’on sentait monter. Le gouvernement semblait tabler sur leur résignation, une forme de résilience post-Covid, avec des motifs d’inquiétude sur le pouvoir d’achat qui auraient pu faire passer la préoccupation pour la retraite au second plan. Nous étions sûrs au contraire que la réaction à ce projet serait importante. En revanche, il y a toujours une inconnue dans des mouvements sociaux sur la traduction d’une frustration ou d’un mécontentement en mobilisation. Le 19 puis le 31 janvier et la semaine du 7 et 11 février ont donné un verdict très clair. Dans toute la France, dans les grandes villes comme dans des petites villes des millions de travailleurs se sont mobilisés. Et contrairement à une idée reçue, nos plus gros syndicats ne sont pas les syndicats de fonctionnaires, mais de salariés du privé, et notamment dans les services (dans la propreté par exemple). Ce qui reste difficile à apprécier, c’est dans quelle mesure la question du pouvoir d’achat freinera dans la durée la participation à la grève.
Au-delà du succès de la mobilisation, nous percevons une situation en partie dangereuse.
Mais au-delà du succès de la mobilisation, nous percevons une situation en partie dangereuse. Tant que les organisations syndicales sont unies et canalisent un exutoire au ressentiment, c’est positif. Mais on sait très bien que ce ressentiment pourrait aller à l’extrême-droite s’il ne trouvait pas de débouché dans une remise à plat. Or le cadrage du gouvernement ne bouge pas, ou très peu. Comme cette loi retraites est un PLFSSR (projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale) le projet est ficelé, et ne sera guère amendable. Quand on entre dans une négociation sans marge, elle se crispe. La discussion se passe en ce moment au Parlement, nous verrons ce qu’elle donne. Mais un certain nombre de parlementaires, qui sont retournés en circonscription depuis janvier, ont pris la mesure du rejet du projet. Ils ont été interpellés, parfois même par des employeurs qui ont vu leurs salariés débrayer pour la première fois. Il y a actuellement un flottement politique qui n’est pas forcément rassurant. Pour la CFDT, la seule voie possible est de remettre le dossier dans le bon sens pourrait-on dire, c’est-à-dire de suspendre la mesure d’âge à 64 ans, et de repartir de la question du travail dans notre pays : comment travailler mieux, pour pouvoir travailler plus longtemps ?
Quel serait pour la CFDT le bon projet de réforme des retraites ?
Notre conception de la réforme repose sur trois piliers : le travail, l’universalité, et la pérennité financière. C’est d’abord la question du travail qu’il faut traiter. Il y a une contradiction en France : quand on interroge les salariés individuellement sur leur rapport au travail, 70 à 80 % sont positifs. Ils apprécient leur travail, investissent du sens dans ce qu’ils font. Mais dès que l’on passe à une vision collective de ce qui se passe dans l'entreprise ou l'administration, le discours change complètement et le travail est davantage décrit comme source de souffrance. C’est cette contradiction qu’il faut placer au cœur d’une discussion collective sur les retraites, et en particulier sur l’emploi des seniors. Car on constate qu’à l’âge de la retraite, près de la moitié des travailleurs ou travailleuses ne travaillent plus. Il nous semble que la notion d’intensité du travail est ici centrale. Cette intensité est double. Elle concerne d’abord les salariés qui ont les métiers les plus pénibles, les plus usants. Il y a des choix à faire pour améliorer la prévention, mais aussi la réparation : là où c’est le plus dur, il faut faire des choix de solidarité et exonérer les personnes concernées d'une partie de l'effort à faire en direction de la retraite en leur octroyant des départs anticipés. Mais la question de l’intensité concerne aussi l’ensemble des travailleurs, dans ce qui sera la dernière ligne droite de leur carrière. Il faut sortir d’une culture très française qui exige 120% d’intensité au travail jusqu’au jour de la retraite, où on se retrouve du jour au lendemain à 0%. Les solutions sont bien identifiées : les dispositifs négociés dans les entreprises en faveur du temps partiel et les retraites progressives devraient être nettement mieux soutenus, pour faire en sorte que ceux qui veulent baisser en intensité de travail sur les quatre ou cinq dernières années soient accompagnés.
Le deuxième pilier, sur lequel on est en incompréhension avec la majorité actuelle, c’est l’universalité du système de retraites. Il y a deux ans, on avait une occasion de la mettre en place. La CFDT soutenait la philosophie de cette réforme systémique (jusqu’à ce qu’un critère d’âge pivot y soit introduit). Là encore, c'est le sens de l'histoire : on a réussi à construire un premier étage de sécurité sociale au sortir de la guerre qui a permis de couvrir l'ensemble des salariés par un droit à la retraite, au-delà des corporations. On a réussi dans les années 1960 et 70 à faire en sorte que ce système permette de sortir les salariés de la pauvreté au moment de la retraite, en construisant les systèmes complémentaires. Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, on opère une convergence des systèmes. La suite de cette histoire, c'est que la convergence aille jusqu’à l’harmonisation. Pour réduire les inégalités de retraite et mieux prendre en compte la diversité des parcours professionnels, la seule voie possible est celle d’un système unique. L’architecture actuelle est trop compliquée pour avoir des mesures de correction efficace des inégalités, elle doit être remise à plat. Mais cela doit s’inscrire dans le temps d’un véritable exercice démocratique. Tout l'inverse de ce que l'on fait aujourd’hui, avec des ajustements réalisés dans l’urgence.
Et le dernier pilier, c’est celui de l’équilibre financier, qui permet que tout cela fonctionne. Cela veut dire qu'il faut mettre plus d'argent dans le système de protection sociale pour le consolider. Il y a quinze ans, à chaque fois qu'on avait un débat sur les retraites, l’enjeu de la capitalisation était évoqué. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La confiance dans le principe de répartition s’est consolidée. Mais cela ne tiendra dans le temps que si le système est solide financièrement. Pour cela il faut effectivement améliorer l’emploi des séniors, et demander aux employeurs de fournir un effort plus conséquent qu’actuellement. Et avec une espérance de vie qui continue d’augmenter, sans doute faudra-t-il que les salariés financent un peu plus leur retraite, en permettant à ceux qui le peuvent de travailler un peu plus longtemps ou en augmentant légèrement les cotisations. Mais ces évolutions seraient à inscrire dans une vision globale de notre système et de l’articulation des temps de la vie.
Propos recueillis par Anne Dujin