L'identité catholique française en tension
L’Église catholique de France est aujourd’hui au cœur d’un paradoxe. À droite, la révérence pour les racines catholiques de la France permet de redonner un contenu culturel à l’identité nationale sans renoncer à l’universalisme républicain. Le recours aux racines permet ainsi de tracer une frontière symbolique entre la minorité musulmane et la majorité catholique. Au nom de la dimension patrimoniale du catholicisme, l’Église mérite une préséance qui échappe à la toise laïque. Le culturel n’est pas le cultuel et les crèches peuvent donc avoir leur place dans les mairies. Au nom même de ce patrimoine religieux, à défendre comme nos monuments et nos terroirs, les musulmans devraient bien sûr, par souci d’intégration, renoncer à donner une visibilité à leur foi. Gérald Darmanin propose ainsi d’interdire les minarets dans le Code de l’urbanisme pour ne pas compromettre le paysage national. Robert Mesnard s’oppose aux kebabs au nom de la « tradition judéo-chrétienne » de la France. On peut se demander si cette muséification de la France catholique n’est pas le stade ultime du processus de décomposition folklorique décrit jadis par Michel de Certeau.
Des paroissiens très divers
L’abîme croissant entre le catholicisme « de toujours » et la réalité de l’Église de France devient frappant. Les églises campagnardes qui ponctuent l’horizon français et structurent l’imaginaire national sont de plus en plus souvent fermées. On compte aujourd’hui 1, 8 % de pratiquants hebdomadaires dans la population française. C’est pourtant la norme canonique… Et quand les églises sont ouvertes, un dimanche sur quatre par rotation, il n’est plus rare d’y entendre dire la messe par un prêtre étranger ou d’origine étrangère1. En mars 2015, 1 800 prêtres étrangers étaient au service des diocèses français, soit environ un tiers des prêtres de moins de 75 ans. Auxquels s’ajoutent près de 400 prêtres d’origine étrangère en cours d’études. Cette main-d’œuvre étrangère, venue d’Afrique mais aussi d’Inde ou du Vietnam, vient pallier l’insuffisance du recrutement sacerdotal français (79 prêtres diocésains ont été ordonnés en France en 2016). Selon une enquête du magazine Jeune Afrique, elle est bien accueillie2. Alors que les univers politiques et télévisuels sont parfois critiqués pour leur faible reflet de la « diversité » française, le chœur des églises est souvent coloré.
Les migrants ont également une importance parmi les fidèles. Je recommande aux lecteurs d’aller observer les messes en l’honneur du Cœur Sacré de Jésus le premier vendredi du mois dans la prestigieuse église Saint-Sulpice, au cœur du 6e arrondissement de Paris. Éventuellement de poursuivre ensuite vers la chapelle de la rue du Bac, dans l’ombre du très chic Bon Marché : s’y presse, aux pieds de la Vierge, une foule très diverse. Le catholicisme français vit et parfois même revit dans certaines paroisses grâce à des migrants ou à des Français ultramarins. « Je ne connais pas d’endroit dans le 93 où les églises peinent à se remplir », affirme ainsi Laurent Gizard, curé de la paroisse de Villemomble3. Car ces catholiques souvent zélés sont attachés à des dévotions populaires et à des usages qui ne perdurent, parmi les métropolitains, que chez quelques catholiques. Le catholicisme peut-il être un creuset d’intégration à la société française, comme semble le souhaiter Pierre Manent4 ? Ce n’est pas sûr, car ces catholiques venus d’ailleurs ne trouvent pas toujours toute leur place dans les paroisses, où les prêtres oscillent entre la proposition d’une pastorale spécifique et l’indifférence5, deux voies qui peuvent intégrer autant que marginaliser. Les Églises évangéliques, socialement moins hiérarchisées et aux liturgies plus chaudes, peuvent paraître moins dépaysantes. Dans l’enquête Trajectoires et origines de l’Institut national d’études démographiques (Ined), qui porte sur les Français d’origine immigrée, Patrick Simon note aussi que la transmission de la foi au sein des familles chrétiennes échoue plus (26 %) qu’au sein des familles musulmanes (11 %)6. Les enquêtés catholiques sont par ailleurs 76 % à déclarer que la religion a peu ou pas d’importance, alors que 78 % des musulmans considèrent qu’elle a assez ou beaucoup d’importance7. Est-ce là un indice d’intégrations différenciées à la France très sécularisée ? Le catholicisme est-il intégrateur comme « religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet) ? Ou est-ce le signe d’un échec du catholicisme français à intégrer les nouveaux venus ? Ces chiffres peuvent être interprétés de bien des manières.
Le pape est-il de gauche ?
L’Église catholique peut-elle être le rempart de l’identité française ? Le pape François souhaite clairement bâtir l’avenir de l’Église là où sont les masses catholiques : dans les Sud asiatiques, africains et américains. Son dédain pour l’Europe et ses appels à l’accueil des migrants suscitent l’incompréhension chez la fille aînée de l’Église. La question est clairement clivante : 49 % des catholiques « engagés » sont favorables à un accueil inconditionnel des migrants, et bien des paroisses sont déjà à pied d’œuvre. Le réseau jésuite « Welcome » accompagne avec beaucoup de savoir-faire réfugiés et familles d’accueil. Reste que 37 % considèrent que les migrants sont une menace. En position médiane, 14 % répondent qu’il faut privilégier la venue des chrétiens8. Le pape François conserve une grande popularité parmi les catholiques « engagés » et 47 % le soutiennent sans réserve. Ceux qui sont défiants à son égard proviennent de tous bords, mais les catholiques proches du Front national y sont surreprésentés. Ses positions sur les migrants musulmans n’y sont pas pour rien. Même chez certains « cathos de gauche », la défiance à l’égard des migrants est une tendance notable. Sans doute voient-ils dans les migrants musulmans (c’est mon hypothèse) une remise en cause des acquis progressistes : émancipation des femmes, laïcité, etc. Il est intéressant de noter que le principe de l’accueil des migrants défendu aujourd’hui par le pape François suscite autant de résistance des consciences que le principe de l’accueil de la vie défendu par Paul VI, en 1968, dans l’encyclique Humanae vitae : dans les deux cas, la complexité de la réalité est opposée à l’idéal. C’est un écueil rencontré par la plupart des papes, une conséquence fatale de leur magistère surplombant.
Le clivage qui traverse le catholicisme quant aux migrants et à l’islam est manifeste dans l’affrontement récent entre Laurent Dandrieu, rédacteur en chef à Valeurs actuelles, et Erwan Le Morhedec, blogueur longtemps connu sous le pseudo de Koz9. Le premier vient de signer une charge contre les appels du pape François à l’accueil des migrants. Il y voit un angélisme suicidaire qui conduit la civilisation européenne et chrétienne à sa fin. Le second s’inquiète de l’influence de la droite identitaire parmi les catholiques et dénonce le mythe de la France catholique comme identité nationale. Ce débat est doublement intéressant. Tout d’abord parce qu’il traverse un catholicisme de droite, proche de La Manif pour tous, intransigeant sur les questions de morale et l’importance de la fidélité à la messe. Historiquement, on serait tenté de dire que le catholicisme démocrate-chrétien – voire à gauche – est souvent né de la matrice antimoderne, par réaction contre les compromissions du conservatisme avec l’ordre établi. Ainsi, des dominicains de l’hebdomadaire Sept qui dénonçaient dans les années 1930 les illusions de la croisade franquiste ou l’aveuglement du clergé italien face à la guerre d’Éthiopie.
Ainsi, de Mounier et des non-conformistes catholiques, qui voulaient redonner à la foi sa portée révolutionnaire, par opposition aux langueurs dévirilisantes de la piété bourgeoise. Ainsi, de Mauriac ou de Marrou qui, pendant la guerre d’Algérie, dénonçaient l’hypocrisie d’une guerre civilisationnelle qui légitimait la barbarie de la torture. La question est posée : est-ce que la droitisation d’une partie des catholiques ne va pas recréer une nouvelle aile gauche (sans être forcément de gauche)10 ?
Une légitimité en partage
Ce débat fait aussi saillir une tension fondamentale qui traverse le christianisme. Les premiers chrétiens n’ont pas connu le retour de Jésus qu’ils attendaient. L’Église a dû s’installer dans le temps. Dans la Cité de Dieu, Augustin a tenté de poser les enjeux de la condition historique du chrétien déchiré entre la cité de Dieu et la cité des hommes. Puis l’Église catholique a trouvé un compromis avec les rois barbares. Contre une reconnaissance de son autorité spirituelle, elle les a faits légataires de la mythologie politique de l’ancien Israël. Les rois sacrés s’inscrivent dans la filiation davidique et leurs peuples deviennent des nations élues de Dieu. L’histoire providentielle de la France poursuit la geste biblique. Cette légitimité religieuse en partage entre le pape et les rois sera la source de conflits sans fin. En 1917, le père Sertillanges opposa la défense de la civilisation au pacifisme de Benoît XV. Après la condamnation de l’Action française en 1926, bien des catholiques dénoncèrent une manœuvre du pape Pie XI pour affaiblir la France. Ces crises furent l’occasion de déchirants cas de conscience pour les catholiques.
Que choisir ? Une posture eschatologique de renoncement à la prudence politique au nom du trésor à accumuler dans le Ciel ? Un témoignage prophétique de l’unité des hommes devant Dieu ? Ou le choix filial de protéger l’héritage national et religieux reçu, pour le perpétuer ? Le martyre d’une fidélité qui ne tolère aucun renoncement ? Les catholiques n’ont rien à gagner à évacuer de tels débats en s’abritant pieusement derrière le mythe de leur unité. Au contraire, il est urgent qu’ils affrontent une nouvelle fois, pour eux-mêmes et pour leurs concitoyens, l’épineux problème de l’articulation entre le particulier et l’universel. Membres d’une communauté mondiale massive, mais enracinés dans un destin national dont leur foi est en partie un héritage, ils ont bien des ressources pour y réfléchir avec une subtilité absente, hélas, de bien des débats publics. L’alternative entre nationalisme et mondialisme est caricaturale, et l’Incarnation n’est pas l’opposé de la transcendance.
- 1.
Bernadette Sauvaget, « Des pères par-delà les mers pour sauver les églises », Libération, 26 janvier 2017.
- 2.
Clarisse Juompan-Yakam, « En France ces prêtres venus d’ailleurs – et surtout d’Afrique », Jeune Afrique, 29 décembre 2014.
- 3.
Cité dans Famille chrétienne, no 2037, 28 janvier 2017, p. 17.
- 4.
Pierre Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015.
- 5.
Voir le dossier : « Des paroisses riches de leur diversité », La Croix, 14-15 janvier 2017.
- 6.
Trajectoires et origines, Paris, Éditions de l’Ined, coll. « Documents de travail », no 168, octobre 2010.
- 7.
Ibid., p. 128.
- 8.
Enquête Bayard/Ipsos de juin 2016 sur les catholiques « engagés ». Voir La Croix, 12 janvier 2017.
- 9.
Laurent Dandrieu, Église et immigration. Le grand malaise, Paris, Plon, 2017 ; Erwan Le Morhedec, Identitaire. Le mauvais génie du christianisme, Paris, Cerf, 2017.
- 10.
À ce titre, il est intéressant d’observer la prise de position de la jeune revue Limite sur la question identitaire (en ligne : http://revuelimite.fr/identite-chretienne-limite-a-quelque-chose-a-vous-dire).