
Le grand Pan est mort !
Comme les païens au ive siècle, les chrétiens d’aujourd’hui prennent conscience qu’ils deviennent étrangers à la nouvelle civilisation. Mais le Dieu chrétien peut renaître en Europe, par le mysticisme, ou sous une forme communautaire si l’Eglise catholique accepte de se réformer et d’évoluer sur la sexualité.
C’est au ive siècle que le christianisme comme civilisation l’emporta sur le paganisme. Ce fut son combat fondamental, un moment capital. De grands romantiques comme Michelet et Heine n’ont pas manqué de nous rappeler une légende que racontaient les Anciens : « Certains auteurs nous assurent que peu de temps avant la victoire du christianisme, une voix mystérieuse courait sur les rives de la mer Égée disant : “Le grand Pan est mort.” L’antique Dieu universel de la Nature était fini. Grande joie… S’agissait-il simplement de la fin de l’ancien culte, de sa défaite, de l’éclipse des vieilles formes religieuses ? Point du tout. En consultant les premiers monuments chrétiens, on trouve à chaque ligne l’espoir que la Nature va disparaître, qu’enfin on touche à la fin du monde. » Ainsi s’exprime Michelet au début de La Sorcière.
Partager le sort des païens
de l’Antiquité finissante ?
Les Romains pressentaient la fin de leurs dieux. Une fois vainqueurs, les chrétiens, il est vrai, n’hésitèrent pas à l’occasion à incendier les temples païens, parfois avec l’accord implicite de leurs évêques. La statue de la Victoire, symbole de la grandeur de Rome, fut ôtée du Sénat en 386 et Symmaque, le préfet, l’homme civique, s’en désole auprès de l’empereur. Elle changea ensuite de place à plusieurs reprises. De fait, la tolérance ne fut pas le propre des chrétiens vainqueurs après la mort de Constantin (en 337). Peu à peu ils baptisèrent villes et villages. Le prénom des enfants changea selon le nom des saints. Un certain nombre de grandes familles passèrent au christianisme entre 350 et 400, d’autres restèrent fidèles au paganisme. La dernière école de philosophie d’Athènes, celle d’Hypathie, fut fermée au vie siècle.
Comme les auteurs chrétiens qui évoquaient facilement « ceux qui refusent encore d’ouvrir leurs yeux à la lumière », beaucoup, aujourd’hui, nous font le même reproche. Ils parlent de l’émancipation des chrétiens comme d’un accès à la lumière. Pour eux, les chrétiens dépassés, rétrogrades, passéistes, connaîtront un jour la lumière ! Un grand mouvement historique est comme un ouragan qui emporte toute chose, hier comme aujourd’hui. Certes, la tempête n’affine pas le débat intellectuel, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à tenter d’y voir clair.
Les chrétiens prennent conscience qu’ils deviennent étrangers
à la nouvelle civilisation.
Rien n’a plus marqué notre psyché, notre paysage que ce passage du monde antique au monde chrétien. Le Dieu unique prit alors la place de la Nature et la domina, comme Augustin (mort en 430) l’enseigne dans La Cité de Dieu. Aujourd’hui, dans la rumeur publique, le même traitement est appliqué aux chrétiens et à leurs mœurs. Leurs fêtes disparaissent des calendriers, ne sont plus mentionnées par les journaux, les prénoms deviennent Fleur, Chloé, Amandine. Déjà beaucoup ignorent le sens des coutumes chrétiennes. Comme après 313 (date de l’édit de tolérance en faveur des chrétiens), cela se fait très vite. Il suffit d’une ou deux décennies et l’esprit public est complètement retourné. En quelques années, des interdits communément admis paraissent rétrogrades ou scandaleux. Sachant cela, on ne s’étonne pas que les qualifications données il y a de longs siècles au suicide, à l’avortement, à l’homosexualité s’inversent du tout au tout. L’homosexualité, réprouvée sous le régime chrétien, dans la mesure sans doute où la sexualité n’était légitime que pour son utilité (assurer la procréation), a acquis sa fierté, sa légitimité ; elle est devenue une orientation sexuelle comme une autre.
Soudain les chrétiens prennent conscience qu’ils deviennent étrangers à la nouvelle civilisation. Il n’y a pas à s’en offenser autrement que ne le furent les païens de l’Antiquité finissante. Car la mélancolie des chrétiens aujourd’hui rappelle celle des païens quand ils furent chassés de lieux de pouvoir. Nous prenons conscience d’un déplacement du pouvoir : nous n’en occupons plus les places. En a-t-on assez du Dieu monothéiste, de cette Église monolithique ? En tout cas, ils ne s’imposent plus. Les chrétiens pressentent-ils la fin de leur Dieu, comme naguère les païens ?
Il y a cinquante ans, une génération de chrétiens de progrès trouva que c’était mieux de ne pas posséder le pouvoir, elle joua le jeu de la sécularisation, fit tout pour sortir de l’ère constantinienne. Mais un jour elle prit conscience qu’il n’y avait plus rien à séculariser, et qu’il lui fallait prendre directement position sur des valeurs fondamentales.
Renaissances des dieux
On casse les statues comme on casse les concepts. Mais les dieux renaissent toujours, et de même que les dieux de l’Antiquité se retrouvent au xixe siècle en Europe (Gérard de Nerval, Nietzsche) ou au xxe siècle à Tipasa (Camus), le Dieu chrétien peut renaître sur notre continent. Nul absolu philosophique ne saurait décréter quoi que ce soit en ce domaine. Nietzsche n’accordait que deux siècles au poison qu’il apportait à l’Occident. Quand une occasion véritable se présente, le vrai païen réapparaît. Si une source surgit, le chrétien réapparaît. Les recommencements se succèdent : on ne saura pas avant longtemps si les nouvelles manières de faire sont meilleures, ou inversement. Nos mœurs actuelles semblent plus douces, compassionnelles, humanitaires. Ne sont-elles pas en réalité plus brutales, rudes, impitoyables ? Le nouveau pouvoir spirituel qui s’impose a-t-il plus de force pour réagir vigoureusement aux guerres mondiales, au réchauffement climatique ? Qui le dira ?
Michelet, lui-même si concerné par cette question de l’avenir du christianisme, ne cesse d’évoluer. D’édition en édition, il remanie ses textes ; il alterne entre des prophéties de résurrection du christianisme et la conviction de sa déchéance. Il n’arrive pas à prendre un parti définitif. « Le monde fera-t-il son chemin en traduisant le christianisme, comme je l’avais cru d’abord, ou bien en le détruisant comme je le vois aujourd’hui ? » s’interroge-t-il en 1846. L’humanisme final de Michelet suppose cependant que le christianisme n’est plus d’actualité. « Ô Avenir !… Adieu, Église ! » Mais aujourd’hui, s’il n’est plus aux mains des religieux, est-il évident que le pouvoir spirituel soit passé aux mains des philosophes, des écrivains et des scientifiques ? N’est-il pas plutôt aux mains des prescripteurs et des médias qui « formatent » l’opinion publique ?
En 1987, Edgar Morin écrivait que l’Europe connaît un incessant conflit interne entre Athènes et Jérusalem. Il parlait de l’opposition constructrice et permanente entre la philosophie et la théologie, qu’il nommait la « dialogique ». « La Raison n’a jamais été pleinement triomphante dans la culture européenne. Elle a toujours dû affronter l’expérience, l’existence et la foi… Ainsi, tout en faisant de la raison un de ses produits/producteurs les plus forts, la culture européenne a maintenu l’ouverture sur ce qui échappe à la raison, la dépasse, la nie. Son originalité profonde n’est pas seulement d’avoir émancipé et autonomisé la raison, c’est surtout d’avoir produit la dialogique où la raison constitue un acteur permanent, évolutif et complexe, en échanges et conflits avec l’expérience, l’existence et la foi [1]. » Je me suis conforté longtemps de ces paroles, mais il semble que cette dialogique entre deux forces, ou cette dialectique, ne soit pas du tout l’orientation que prend notre pensée. Au contraire : c’est un système qui considère l’ensemble des choses comme réductible à l’unité, un « monisme », qui a ces jours-ci la préférence. Dans ces conditions, l’insertion de la foi dans la rationalité moderne fait désormais problème.
L’Église catholique exculturée ?
Abordons le sujet par le biais le plus obvie, le plus accessible. Seule institution à maintenir des concepts et des coutumes datant de plus d’un millénaire, cet univers culturel chrétien a aussi été partiellement mis en question et relativisé de l’intérieur par le second concile du Vatican en 1965. Cette « mise à jour » ne s’est opérée qu’au niveau de la théologie, de la théorie, mais pas au niveau du droit canonique, des coutumes, des mœurs. Au début de ce siècle, Marc Leboucher aiguillonnait René Rémond : « Comment une religion qui parle de l’amour peut-elle laisser au second plan la vie affective, et donc la sexualité ? » Car aussitôt après l’effort de 1965, le monde a évolué très rapidement : en cinquante ans, la juste place des femmes dans la société est devenue un sujet primordial, le corps et la sexualité sont devenus une dimension de l’expression et de la réalisation de soi, l’idée de hiérarchie sacrée est devenue incompréhensible. Dans le domaine pratique, le christianisme est moins libre pour une multitude de raisons et d’abord du fait même du contexte où il est né, cet « encratisme » (méfiance à l’égard du sexe et du mariage) assez répandu dans la dernière époque de l’Antiquité.
Depuis cinquante ans, l’Église catholique bute sur les questions touchant le sexe. D’entrée de jeu, le pape Paul VI les a soustraites au programme du concile et du débat public, il les a réservées à la papauté. Quatre ans après, en 1968, l’encyclique Humanæ Vitae sur la contraception provoqua une faille entre le peuple et la hiérarchie, et ce fut le début d’un détachement de nombreux catholiques ; depuis, ces questions jamais réellement débattues ont pourri de plus en plus. L’anthropologie pratique de l’Église catholique ne correspond plus à notre époque. Elle est exculturée, a dit Danièle Hervieu-Léger. Une telle étrangeté à l’évolution actuelle a provoqué l’hostilité de femmes, jeunes ou moins jeunes. Comme la classe ouvrière au xixe siècle, l’Église catholique a perdu cette part de la population qui lui était restée dévouée à travers des siècles. Cette fois, il s’agit de la moitié de l’humanité ! Toute une expérience de la continence ou de la réserve, qui se comprenait dans un autre contexte, est soudain passée derrière nous et n’a plus vraiment sa place. Sur tout le continent sexuel, on ne reconnaît plus à l’Église de pertinence.
Pourtant, dans les années 1970, un milieu chrétien s’était familiarisé avec la psychanalyse, avec Freud, Lacan ou Dolto. Cela ne pouvait suffire. Le changement dans le continent sexuel déséquilibre complètement le système ecclésial et de plus en plus. Des règles comme le célibat obligatoire des prêtres peuvent avoir un effet positif durant un très long temps, et mille ans après avoir un effet négatif, comme celui de frustrer la personnalité ou de ne plus donner de responsables aux communautés. Or plus le temps passe, plus il faudra d’audace pour prendre des décisions retardées. La peur de ne pas être fidèle à une haute exigence, de s’engager sur un chemin de régression, de banalisation, de favoriser encore l’individualisme ambiant, peut être angoissante. Mais comment éviter des décisions inéluctables, si difficiles à prendre soient-elles ?
Une manière de vivre le temps
Malgré ses faiblesses, le christianisme garde des atouts. Même si la question sexuelle constitue un substrat de l’expérience contemporaine, l’essentiel n’est pas là. Le christianisme est un mode et une forme de vie, une manière de vivre le temps. Ici, la doctrine, les croyances sont en cause : « Le Royaume de Dieu vient. » Il est en voie de réalisation, l’existence est déjà fondée et stabilisée, elle connaît un gage des forces à venir, mais nous vivons dans l’espérance, dans un clair-obscur. L’expérience chrétienne est celle d’un déjà-là et d’un pas-encore. Nous connaissons une source de jouvence, une certaine joie. Alors que nous prétendons anticiper les biens à venir, nous n’allons pas nous laisser déstabiliser par ceux qui sur tous les tons nous répètent que nous sommes dépassés, rétrogrades, passéistes. Dépassés par quoi ? La condition humaine a-t-elle changé ?
L’ambition de l’époque ne peut consister seulement en l’esprit d’indépendance poussé à l’extrême dans tous les domaines, au risque de déceptions récurrentes, mais aussi à apprendre à redécouvrir la valeur de l’attachement et de la dépendance, car nous dépendons de la terre, de l’eau, de l’air, d’autrui et de ce que nous sommes[2]. Ce que propose la société contemporaine, qui devient un mécanisme pervers entre des exigences indéfinies et des déceptions récurrentes, aboutit en Europe à une désespérance sans issue.
Dans un esprit de liberté, qui est premier, j’envisage ou imagine plusieurs façons de vivre de l’esprit chrétien. Parler de la formule avec Église et de la formule sans Église n’a pas grand sens en théorie. Ernst Troeltsch distinguait, lui, trois types possibles de l’expérience chrétienne : l’Église, la secte, la mystique, une typologie qui inspire toujours la réflexion. Personnellement, j’envisage de nouvelles formes du christianisme, qui ont germé entre autres sur les terrains de la Réforme – mais pas seulement, car les circonstances de civilisation ont toujours modelé les formes de vie chrétienne. Ce qui rend la question cruciale, c’est qu’à ce jour l’Église catholique a gardé les formes médiévales, qu’on n’arrive pas à l’imaginer autrement que dans ces formes.
Dans la circonstance présente, j’imagine deux formes : être disciple du Christ (dans le style que Dietrich Bonhoeffer a esquissé en 1935[3], puis vécu sans le vouloir en 1943-45) est une de ces formes. On peut en marquer quelques traits. « Veille ! » est le maître-mot, comme l’a saisi un Antonio Machado. « Quelle fut, Jésus, ta parole ? Amour, pardon, charité ? Toutes tes paroles furent une parole : Veille ! » La prière, la poésie en sont une part. La position à l’égard de l’argent une autre. Le disciple trouve dans la communauté une possibilité d’action et dans la règle communautaire un équilibre. Mais une forme visible est nécessaire. Aujourd’hui cette forme penche vers la vie dans le monde. À notre époque, le statut de disciple comporte la nécessaire lucidité politique, souvent la résistance. Cela peut mener loin, comme il en fut pour Dietrich Bonhoeffer. Loin des images convenues, c’est une manière d’être responsable de sa vie dans le monde, en en connaissant les conditions, les crises dramatiques (comme celle de l’écologie). Cela implique qu’on comprenne mieux l’Évangile : il y a là large matière à imagination intellectuelle.
Nous sommes revenus à la libre entreprise religieuse des Anciens.
Il y a aussi le chrétien qui prend distance, mais qui est ou voudrait être un croyant en Dieu. Au xixe siècle, George Sand se fit ainsi sa religion à elle : « Ma religion, elle était restée la même, elle n’a jamais varié quant au fond. Les formes du passé sont évanouies pour moi, comme pour mon siècle, à la lumière de l’étude et de la réflexion. » On parle alors de mystique. « Mystique, soit ! » écrit-elle. Le christianisme mystique est une des formes possibles. Mais un peu plus loin, Sand ajoute : « Un dernier mot pourtant sur le catholicisme orthodoxe. En passant légèrement sur l’abandon du culte extérieur, je ne prétends pas faire aussi bon marché de la question du culte en général que j’ai peut-être eu l’air de le dire… Disons donc que la nécessité des cultes n’est pas encore chose jugée pour moi. » Elle-même s’interroge du point de vue du législateur : « L’homme sera-t-il meilleur en adorant Dieu à sa guise, ou en acceptant une règle établie ? » Question qui n’a reçu aucune réponse, sinon de relancer la question : deux siècles d’expérience « d’adoration de Dieu à sa guise » sont-ils probants ? Nous sommes revenus à la libre entreprise religieuse des Anciens. Si souple soit la forme d’attachement concevable, le christianisme a pris tout de suite, dès le début, une forme collective et contraignante dont les communautés de Paul de Tarse nous donnent l’image. George Sand termine sur ces mots : « Tout mon siècle a cherché et cherche encore. Je n’en sais pas plus long que mon siècle… Quand je dis chercher, je me vante. Que trouve-t-on à soi tout seul ?… Il est bon qu’à certaines heures nous ayons la bonne foi de dire : Je ne sais pas [4]. »
Il y a une forme individuelle de la recherche de Dieu et il y a une forme collective, celle de George Sand, et la forme communautaire. Bien d’autres encore. Elles sont étonnamment différentes. Dans la circonstance actuelle, si limité soit-il ou devienne-t-il, si réformé ou audacieux puisse-t-il être, pour ne pas perdre sa cohérence, le voulant ou non, le christianisme en Europe devra, pour ne pas devenir une secte, s’affronter au monde tel qu’il est.
[1] - Edgar Morin, Penser l’Europe, Paris, Gallimard, 1987, p. 104.
[2] - Voir Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
[3] - Voir Dietrich Bonhoeffer, Vivre en disciple. Le prix de la Grâce, Genève, Labor et Fides, 2009. Nouvelle traduction de Bernard Lauret et Henry Mottu.
[4] - George Sand, Histoire de ma vie [1855], Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 1179-1182.