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Dans le même numéro

Au-delà du désastre syrien

mai 2017

Pour marquer le sixième anniversaire du soulèvement démocratique en Syrie, dans une tribune parue le 2 mars 2017 sur lemonde.fr, « Les Syriens méritent de vivre en démocratie, libres et égaux », 150 personnalités des arts et de la culture appelaient à une rencontre publique, le 15 mars 2017, à l’Institut du monde arabe, sur le thème : « Au-delà du désastre. Penser et agir avec les démocrates syriens » à l’initiative de l’Appel d’Avignon à la solidarité avec le peuple syrien, avec le concours du Collectif des amis d’Alep et de l’association Souria Houria, et le soutien de nombreux établissements culturels. Le texte qui suit en est l’introduction de Jack Ralite, ancien ministre et maire honoraire d’Aubervilliers.

Chacune, chacun d’entre vous, très chers amis syriens,

Des mots renvoient sans cesse aux terribles et inhumaines exactions en Syrie. Ils nous prennent constamment le cœur et l’esprit : pourchassés, arrêtés, emprisonnés, blessés, torturés, défigurés, brûlés, gazés, violés, saignés, bombardés, exécutés, affamés, découpés, expulsés, réfugiés, spoliés, éloignés, séparés, abandonnés. Ces mots dévoilent l’horrible, avec ses cruautés et férocités qui constituent le plus grand meurtre de masse depuis le début du xxie siècle. Le quartier populaire d’Alep, avec son histoire millénaire, en est le tragique symbole. Le dictateur Bachar el-Assad et ses protecteurs en sont les auteurs.

Oui, il y a des mots abominables. Il y a aussi des chiffres insoutenables : 300 000 civils tués, mais souvent est évoqué le nombre de 500 000 ; 200 000 prisonniers dont 13 000 odieusement supprimés à la prison de Saidnaya ; 2 millions de blessés ; 4, 7 millions de Syriens en exil à l’étranger : on connaît en général leurs mauvaises conditions d’accueil, ils sont en état de perte ; 7, 6 millions de déplacés en Syrie dans le dénuement le plus complet. Ajoutons les habitations, des villes et des villages détruits et les trésors de l’histoire maculés ou explosés, comme à Palmyre. Cette arithmétique de la douleur frappe particulièrement les enfants, ce qui devrait provoquer dans la durée des retentissements de conscience.

Un mécanisme de la disparition a été engagé, indiquant selon l’expression de Mahmoud Darwich qu’« un pays pouvait être dépourvu de pays1  ». Le peuple syrien est en errance face au carnage et à la servilité. Mais il a un courage exceptionnel : « Il est le grain de sable que les plus lourds engins écrasant tout sur leur passage ne réussissent pas à briser2  », dirait Jean-Pierre Vernant.

Face à ces moments parmi les plus déshonorants de l’histoire, qui connaît une étape de déshumanisation, nous devons développer impérativement notre solidarité active. Nous l’avons déjà fait à l’initiative de l’Appel d’Avignon qui organise cette soirée : dès 2011, le premier appel d’Avignon et une soirée bondée au théâtre de l’Odéon ; en 2012, un train pour la liberté du peuple syrien conduisant 400 personnes de Paris à Strasbourg où eut lieu un débat au Théâtre national, tandis qu’une délégation était reçue par la vice-présidence du Parlement européen. Ces actions, toutes réussies, n’ont pas été les seules. Une véritable histoire de la solidarité avec le soulèvement populaire en Syrie s’est développée. Les Syriens exilés en France ont créé des événements de colère chaque semaine place du Châtelet et place de la fontaine des Innocents. L’association Souria Houria multiplia les actions. Le photographe syrien Mohamad al-Roumi organise une caravane qui a déjà visité quatre-vingts villes et villages de France et est allée huit fois dans divers pays d’Europe. Une activité éditoriale franco-syrienne se développe, comme par exemple le Miroir de Damas. Syrie, notre histoire de Jean-Pierre Filiu3, les Portes du néant de l’exilée Samar Yazbek4, le travail de Farouk Mardam-Bey5, etc. Donc, pas de silence, pas d’absence en France sur le drame syrien. Nous sommes des « surveillants incommodes » résolus à l’action.

Pourtant, la politique cannibale de Bachar el-Assad dure toujours, exigeant de nous des actions véhémentes – Shelley dirait « un torrent furieux ». Nous devons construire une vraie mêlée d’espérance, apte à faire vaciller et chuter cette forteresse du crime perpétré par Bachar el-Assad, Daech et d’autres groupes djihadistes.

L’Europe marque bien trop de réserve, voire de lâcheté. Quant aux institutions créées à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour intervenir face aux drames éventuels (l’Organisation des Nations unies, la ive Convention de Genève sur les personnes civiles, la Cour internationale et, plus tard, la Cour pénale internationale), elles sont surtout défaillantes… statutairement. Elles délibèrent – quand elles le font –, mais il manque à toutes les quatre que leurs décisions soient obligatoires, de plein droit et pour tous. Il y a donc des droits qui, de droit, n’ont pas de droit, ce qui facilite des raisons d’État non dites qui conduisent ces organismes conquis de haute lutte à des discussions trop souvent sans portée. Il faut le savoir : la justice internationale est facultative.

Ainsi sont nées une impunité, une corruption des assassins, qui sont devenus intouchables. C’est sur ce point que nous devons intervenir. Einstein disait que « le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire6  ». Ainsi, les institutions résultant des combats pour la liberté lui tournent le dos et handicapent gravement et injustement la Syrie, qui, par ailleurs, n’a que faire des négociations actuelles de Genève qui servent d’alibi. Il n’y a pas d’autre moyen que de s’engager chacun et tous, tous et chacun, contre ce monde aux issues fermées, qui connaît selon Bernard Noël la « Sensure » et la « castration mentale7  ». Osons le courage de la pensée pour assurer à la Syrie son droit à l’existence. Les démocrates syriens doivent être soutenus humanitairement et politiquement contre le tyrannique Bachar el-Assad, Daech et les autres organisations djihadistes, tous des barbares.

Je conclurai avec Péguy : « Je n’aime pas les gens qui réclament la victoire et qui ne font rien pour l’obtenir, je les trouve impolis. » Je salue la politesse de notre assemblée et vous souhaite d’avoir des excès de courtoisie. « Les Syriens méritent de vivre en démocratie, libres et égaux », déclarent les 150 artistes et personnalités de toutes disciplines, esthétiques et sensibilités qui ont appelé à cette réunion exigeante de la dignité humaine.

Note

  • 1.

    Voir Mahmoud Darwich, la Palestine comme métaphore, traduit par Elias Sanbar, Arles, Actes Sud, coll. « Sindbad », 1997 (réédité dans la collection « Babel », 2002).

  • 2.

    Jean-Pierre Vernant, la Traversée des frontières, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2004.

  • 3.

    Jean-Pierre Filiu, le Miroir de Damas. Syrie, notre histoire, Paris, La Découverte, 2017.

  • 4.

    Samar Yazbek, les Portes du néant, traduit par Rania Samara, Paris, Stock, coll. « Le Cosmopolite », 2016.

  • 5.

    Farouk Mardam-Bey dirige la collection « Sindbad » chez Actes Sud et anime « Les dimanches de Souria Houria » à Paris (voir souriahouria.com).

  • 6.

    Albert Einstein, Comment je vois le monde [1949], Paris, Flammarion, 2009.

  • 7.

    Voir Bernard Noël, la Castration mentale, Paris, P.O.L, 1997.