
L'abattoir de Saidnaya
Une fois la plate-forme pleine de condamnés, on leur passe un nœud coulant autour du cou avant de les pousser dans le vide. Après avoir laissé les pendus un quart d’heure au bout de la corde, les aides de camp exercent une traction sur les survivants afin de leur briser le cou.
Sur la base de près d’une centaine d’entretiens, Amnesty International accuse le régime syrien de crimes contre l’humanité : l’exécution sommaire d’entre 5 000 et 13 000 personnes, dans la prison militaire de Saidnaya, au cours de la période allant de septembre 2011 à décembre 20151.
Le rapport de l’Ong rappelle la longue histoire de disparitions forcées et de massacres de prisonniers du régime syrien2. Ce dernier, contrairement à la fiction que la communauté internationale continue d’accréditer, n’est pas un État, mais un parti qui fonctionne comme une bande violente cherchant à éradiquer le politique3. À cet égard, la prison de Saidnaya est comme le microcosme de la Syrie, jusque dans la manière dont le régime a libéré les islamistes pour qu’ils dévorent la révolution4. Le rapport souligne également que la révolution syrienne a commencé en protestation contre la torture des quinze adolescents qui avaient défié le gouvernement sur les murs de leur école de Deraa en mars 2011.
La prison militaire de Saidnaya, située à 30 km au nord de Damas, détient entre 10 000 et 20 000 personnes. Elle est constituée d’un bâtiment blanc qui contient des militaires suspectés de déloyauté envers le régime et d’un bâtiment rouge rempli de civils qui ont « confessé » un crime sous la torture. Lorsque les détenus arrivent à la prison, on les dépouille de tous leurs effets de valeur et, au cours de ce que les gardes appellent « la fête d’accueil », ils sont battus avec des câbles électriques, des barres métalliques et des sortes de fléaux fabriqués à partir de pneus de tracteurs découpés. Après un apprentissage de la peur en sous-sol qui peut durer jusqu’à un mois, les détenus sont ensuite placés à trente dans des cellules collectives au rez-de-chaussée, où un détenu est nommé shawish, chef de dortoir, qui doit quotidiennement désigner des détenus ayant commis une transgression, sous peine de mort. La torture est régulière dans l’enceinte de la prison, non pas comme moyen d’obtenir des aveux, mais comme méthode de punition et d’avilissement. Les gardes ordonnent à des prisonniers d’en violer d’autres, sous peine de représailles. Les détenus sont privés de nourriture et leurs os ne tardent pas à saillir sous la peau. Ils sont souvent privés d’eau potable : « Au neuvième jour, les gens ont commencé à boire leur propre urine. » Les détenus sont soumis à la morsure du froid pendant l’hiver, forcés à rester en sous-vêtements. Ils souffrent de gale, de poux, de diarrhée et de gangrènes faisant suite à des blessures. Ils sont privés de tout soin médical et doivent tenir le silence en permanence.
Les détenus sont « jugés » en moins de trois minutes par un tribunal militaire, qui opère en dehors de toute juridiction, sans la présence d’avocat pour la défense et sans possibilité d’appel. Les peines de mort sont visées par les plus hautes autorités du régime.
Une à deux fois par semaine, dans la nuit, près d’une cinquantaine de détenus sont appelés au prétexte d’un transfert dans une prison civile et déplacés en file indienne (« le train » : chaque détenu doit saisir le détenu placé devant lui et baisser la tête au niveau de la taille) vers une salle du sous-sol, où ils se font injurier et tabasser jusqu’à l’arrivée de « la délégation », c’est-à-dire la commission d’exécution. Quand un détenu est conduit devant cette dernière, il a les yeux bandés et ignore toujours son sort. On lui demande de déposer une empreinte digitale sur un formulaire indiquant son nom, le nom de sa mère, son lieu de naissance, son numéro d’identité et sa dernière volonté. Une fois la plate-forme pleine de condamnés, on leur passe un nœud coulant autour du cou avant de les pousser dans le vide. Après avoir laissé les pendus un quart d’heure au bout de la corde, les aides de camp exercent une traction sur les survivants afin de leur briser le cou.
Avant l’aube, les corps sont chargés dans des camions, enregistrés à l’hôpital de Tishreen – les causes officielles du décès sont invariablement « arrêt cardiaque » ou « arrêt respiratoire » – et abandonnés dans des charniers voisins.
En conclusion, Amnesty s’interroge : « Que faut-il donc pour que la communauté internationale réagisse ? Le monde a déjà été le témoin du bombardement impitoyable des zones civiles, des disparitions en masse, des situations de siège provoquant la famine et de l’usage systématique de la torture. Ce rapport apporte les preuves d’exécutions sommaires massives et d’une politique d’extermination des détenus5. » Cette politique n’étant pas près de s’arrêter, le rapport contient un certain nombre des recommandations à divers organes de l’Organisation des nations unies (Onu), la plupart étant impuissants à cause de l’opposition systématique de la Russie, et enjoint aux gouvernements nationaux d’exercer leur compétence universelle6, de s’assurer que les demandeurs d’asile qui ont été victimes de la torture reçoivent les soins nécessaires et de soutenir les associations syriennes des droits de l’homme7.
- 1.
Amnesty International, Human Slaughterhouse. Mass Hangings and Extermination at Saydnaya Prison, Syrie, 2017 (www.amnesty.org).
- 2.
Dans le film de Monika Borgmann et de Lokman Slim, Tadmor (Les Films de l’étranger, 2016), d’anciens détenus libanais reconstituent la prison de Palmyre dans une école désaffectée de Beyrouth et rejouent, ou racontent, leur quotidien de cruautés et d’humiliations. Voir aussi Yassin al-Haj Saleh, Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, trad. Marianne Babut et Nathalie Bontemps, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015 : l’auteur, qui a passé l’année 1996 dans les geôles de Saidnaya, y définit la démocratie comme le mode d’organisation politique dans lequel toutes les vies sont dignes d’une mémoire publique.
- 3.
Voir les analyses de Michel Seurat dans Syrie. L’État de barbarie [1980], préface de Gilles Kepel, Paris, Puf, coll. « Proche-Orient », 2012 et celles de Jean-Pierre Filiu, le Nouveau Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la révolution syrienne, Paris, Fayard, 2013.
- 4.
Voir Firas Saad, « Sur l’expérience de Saidnaya » [26 décembre 2013], trad. Léa Plee et Rafif Rifaï, souriahouria.com, le 17 février 2014.
- 5.
Amnesty International, rapport cité, p. 43 (je traduis). Pour ceux à qui cela ne suffirait pas, Cécile Andrzejewski et Leila Miñano, avec Daham Alassad, font état de viols d’enfants par les forces du régime : sur mediapart.fr, le 7 février 2017, dans le cadre du projet « Zero Impunity ».
- 6.
En France, la justice conduit une enquête préliminaire et en Espagne, la justice examine une plainte, toutes deux sur la base du dossier « César », du nom de code d’un photographe des forces de sécurité syrienne qui a exfiltré, au moment de faire défection, près de 55 000 photographies, prises entre 2011 et 2013, de 6 700 corps décharnés portant les stigmates de la torture.
- 7.
Le Working Group on Syrian Detainees a identifié plus de 150 000 prisonniers politiques en Syrie, mais considère que le chiffre total est plus proche de 300 000 personnes. Ce groupe réclame tous les soutiens possibles pour la mise en place d’une commission internationale indépendante qui puisse se rendre sur place.