
La face cachée du Canada
Au Canada, la découverte des corps de plus de deux cents enfants autochtones ravive la mémoire du système de pensionnats d’assimilation mis en place aux xixe et xxe siècles. Si des efforts ont été réalisés, des réticences subsistent à intégrer les Premières Nations à la communauté nationale.
La récente découverte d’un charnier contenant les restes de 215 enfants autochtones sur le terrain d’un ancien pensionnat ouvre une fois de plus un chapitre macabre et honteux de l’histoire canadienne. Cette découverte vient s’ajouter à la liste des 3 200 enfants autochtones qui, selon le rapport final de 2015 de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, sont morts des suites de mauvais traitements subis dans le système des pensionnats administrés par les Églises. Depuis des années, des rumeurs circulent sur l’existence de tombes non marquées dans les pensionnats, mais c’est la première fois dans l’histoire du Canada que l’on se trouve confronté à un lieu de sépulture important. Cet incident s’ajoute aux pages sombres de la suprématie blanche au Canada. En fait, plus qu’une tragédie nationale, cette récente découverte d’un charnier autochtone rappelle les difficultés qu’ont encore les Canadiens blancs à reconnaître les crimes commis par leurs ancêtres à l’encontre des Premières Nations au Canada.
Le système des pensionnats, qui a fonctionné des années 1880 à la fin des années 1990, a été mis en place par le gouvernement canadien et administré par des Églises afin d’assimiler les enfants autochtones dans la société canadienne. Le gouvernement canadien estimait être responsable de l’éducation et de la prise en charge des autochtones au Canada. Il pensait que leur meilleure chance de réussite était d’apprendre l’anglais et d’adopter le christianisme ainsi que les coutumes canadiennes. Les Canadiens blancs estimaient qu’en inculquant leur mode de vie colonial aux enfants autochtones, ils pouvaient diminuer, voire abolir leurs traditions culturelles en quelques générations. De ce fait, le gouvernement canadien a élaboré une politique d’« assimilation agressive » dans lesdits pensionnats.
Il a fallu attendre le mois de mai 2006 pour que le gouvernement canadien, les Églises, l’Assemblée des Premières Nations et d’autres organisations autochtones parviennent à un accord sur le règlement des séquelles laissées par le système des pensionnats. L’accord prévoyait des réparations, une Commission de vérité et réconciliation, ainsi que des commémorations. En juin 2008, le Premier ministre conservateur Stephen Harper a présenté des excuses officielles aux anciens élèves des pensionnats. Malheureusement, les efforts déployés par la Commission pour établir un récit historique complet et précis des abus passés n’ont pas permis de créer un récit national sur ce sujet horrible et terrifiant. Aucune action concrète n’est venue appuyer le discours officiel et les Premières Nations n’ont pas reçu les fonds suffisants pour l’éducation et la formation professionnelle de leurs enfants.
Les efforts déployés pour établir un récit historique complet et précis des abus passés n’ont pas permis de créer un récit national.
Dans le rapport de la Commission de 2015, l’éducation a été mise en avant comme l’une des voies que les gouvernements fédéral et provinciaux pouvaient emprunter pour réduire les discriminations à l’encontre des peuples autochtones. En 2017, le gouvernement fédéral a conclu un accord de 800 millions de dollars avec 20 000 survivants autochtones et évoqué la poursuite des négociations pour parvenir à une « résolution globale » des atrocités subies. Mais ces gestes symboliques cachent en réalité une réticence fédérale à étendre la souveraineté politique à l’ensemble des Premières Nations. Les choses sont bien différentes chez le voisin américain, où les Amérindiens sont effectivement beaucoup moins visibles, mais où la reconnaissance par le gouvernement américain du statut d’État autochtone a jeté les bases d’une plus grande autonomisation politique, d’une croissance socio-économique et d’une revitalisation culturelle.
Ainsi, l’affirmation, souvent répétée, selon laquelle « l’histoire est écrite par les vainqueurs » est aussi vraie pour le passé que pour le présent du Canada. L’opinion publique canadienne n’est pas bien informée ni correctement instruite sur les tragédies de son histoire. L’un des plus grands défis du processus de réconciliation a été l’indifférence totale de la majorité des nouveaux arrivants au Canada par rapport au nettoyage ethnique et à la destruction systématique de la culture des Premières Nations. Dans l’esprit de nombreux nouveaux migrants qui ont fui l’oppression politique, les difficultés économiques et la discrimination sociale, le Canada est considéré comme un havre de paix où les individus et les familles peuvent devenir riches, prospères, et réussir. Les Premières Nations ne font pas partie du récit historique du rêve canadien. En réalité, le racisme et la discrimination à l’égard des peuples autochtones ne sont pas des sujets abordés quotidiennement dans les foyers canadiens d’immigration plus récente (Indiens, Iraniens ou Russes, par exemple). Dans l’esprit des migrants de première ou deuxième génération, la vie des membres des Premières Nations est associée à l’alcoolisme et à la toxicomanie, au chômage et à la criminalité. En tant que tels, les effets de la violence structurelle subie pendant des décennies par les peuples autochtones du Canada ne sont pas partagés par les autres segments culturels de la population canadienne.
L’hostilité raciale envers les Premières Nations et les peuples autochtones canadiens offre un triste spectacle que l’on peut observer dans certaines grandes villes du Canada. Quant aux Canadiens blancs, ils continuent d’ignorer les meurtres et les abus de leurs ancêtres en rejetant la faute sur l’Assemblée des Premières Nations. Il y a plusieurs années, le président de l’Assemblée des Premières Nations du Canada a souligné les immenses efforts des membres de sa communauté pour encourager les Canadiens non autochtones à participer au processus de réconciliation : « Les Canadiens ont besoin d’être soutenus pour comprendre toute la vérité afin que nous puissions briser ce modèle de blâme, cette idée que vous cassez la jambe d’une personne un jour et que le jour suivant vous lui reprochez de boiter. » Ainsi, les efforts institutionnels visant à révéler la violence et les abus coloniaux du passé n’ont pas entraîné de transformations intellectuelles satisfaisantes chez les Canadiens blancs et les communautés ethniques nouvellement installées au Canada, afin de garantir que les communautés indigènes ne soient pas soumises à de nouvelles injustices racistes.
En réalité, pour que le Canada ait une compréhension cohérente et durable de la tragédie des peuples autochtones, il faut une opinion publique forte et dynamique. Cependant, le Canada, contrairement à la France, est un pays où les intellectuels publics sont une espèce rare. Par conséquent, nous ne devons pas nous attendre à trouver des figures intellectuelles comme Voltaire, Zola ou Sartre manifestant pour la cause des Premières Nations dans les rues de Toronto, de Vancouver ou d’Ottawa. Ce manque de dissidence et de remise en question radicale peut être décelé dans l’absence d’un récit historique cohérent concernant l’infrastructure coloniale des pensionnats. La méconnaissance du colonialisme historique du Canada par de nombreuses institutions fédérales et provinciales canadiennes continue de minimiser l’ampleur de la tragédie de l’assimilation forcée qui a été imposée à de nombreux peuples autochtones. Un exemple en est les pensionnats que les enfants autochtones ont été forcés de fréquenter, où l’assimilation à la « culture blanche » était effectivement le but ultime. Il est clair que quelque chose est moralement incorrect et injuste dans l’histoire du Canada. Après tout, comme Ezra Pound avait l’habitude de dire : « Un homme civilisé est celui qui donne une réponse sérieuse à une question sérieuse. »