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Portrait de Judith Hervé-Molnar | Photographie : Pierre Jouve
Portrait de Judith Hervé-Molnar | Photographie : Pierre Jouve
Dans le même numéro

Nulle part

Une rescapée d’Auschwitz se rappelle l’odeur de la fumée des crématoires, la lutte pour la survie, le néant de sentiments et ses cauchemars.

Mengele était présent à notre descente du wagon, mais nous ne savions pas qui était ce bel homme, sympathique à première vue, entouré de soldats, officiers et gardes SS, chiens. On ne comprenait pas, mais les prisonniers polonais qui nous aidaient à descendre du wagon nous ont dit : «  Vous allez être sélectionnés. Allez à droite, pas à gauche. Dites que vous voulez travailler.  »

On a compris qu’il y avait un danger de ne pas aller au travail, mais sans savoir encore ce que cela signifiait d’aller à gauche, c’est-à-dire vers les chambres à gaz, tout de suite. Les prisonniers polonais ajoutaient, sans autre explication : «  Donnez les petits enfants aux grands-mères et vous, les mères, dites que vous voulez travailler. Donnez vos enfants à vos parents, n’allez pas avec les petits.  » Il était déchirant de voir les pauvres femmes qui refusaient de donner leurs enfants, mais on ne savait pas encore que ces mères, qui ne lâchaient pas leurs petits, allaient avec leurs enfants vers les chambres à gaz, en l’ignorant.

C’est un film muet que j’ai en tête. Je vois des images mais je n’entends pas le son. Certes, j’arrive à reproduire les cris en allemand : Raus ! Schnell ! etc. Pas l’aboiement des chiens-loups.

Depuis déjà longtemps, j’essaye de me souvenir. Il y avait un murmure, puisque les gens se parlaient, mais moi je ne me rappelle pas le son des voix. On n’entendait pas des oiseaux. Je n’en ai pas vu dans le ciel, même pas d’insectes. Rien. Il ne poussait rien là-bas. Je n’ai pas vu une seule herbe.

Quand même, je me rappelle l’odeur de la fumée des crématoires en arrivant, ça oui. On voyait la fumée et on sentait l’odeur, indescriptible parce que c’était la chair brûlée.

La première nuit, nous étions six femmes, accroupies par terre, sur une même planche dans une baraque de mille personnes, serrées comme des harengs, à essayer de dormir. Malgré une migraine épouvantable, je me suis endormie et j’ai rêvé que ma tante, Régine Steinbach – qui s’était suicidée dans le wagon pendant notre transport à Auschwitz, après avoir été torturée à l’électricité dans le ghetto de notre ville par les gendarmes hongrois, comme beaucoup d’autres, pour les faire avouer où ils avaient caché des objets de valeurs –, me disait : «  Rassure-toi ma petite, tu vas rester en vie parce que j’étais le sacrifice pour toi.  »

J’avais tellement le désir de vivre. C’est l’explication de mon rêve. Je me suis agrippée à l’amour de cette tante, croyante, elle, que j’aimais par-dessus tout. Et peut-être, me disais-je dans mon rêve, qu’étant donnée sa foi, elle intercéderait pour moi dans l’au-delà, chose que je ne croyais pas, éveillée, évidemment. Ce rêve-là ne m’a pas quittée un seul jour de ma vie jusqu’à aujourd’hui.

On vivait comme lors d’un tremblement de terre, comme lorsque le feu envahit une maison, et que vous ne pouvez pas fuir. Je ne me suis pas révoltée en tant que Juive, mais en tant qu’être humain contre l’injustice assassine, inhumaine et contre ce niveau d’indifférence du monde.

À Auschwitz, beaucoup de gens se sont suicidés. Moi, je n’ai pas vécu des moments de dépression véritable. Ma mère et moi gardions une espèce de sérénité. On ne parlait pas de notre passé. On ne se demandait pas ce qu’étaient devenus les nôtres, mon père Rodolf, ma grand-mère maternelle Paula – un sujet tabou. Nous ne parlions que de choses positives : que fera-t-on quand on rentrera ? Nous n’envisagions pas de ne pas rentrer, ni que mon père n’allait pas revenir.

Une défense qui a opéré parce que nous n’étions ni dans le présent ni dans le passé. Il fallait serrer les dents, survivre. Et puis, après, on recommencerait comme avant. On ne pensait pas que tout serait changé, tant de morts. On se refusait de penser à cela.

L’instinct de survie a pris le relais. Le fait de ne pas me souvenir, aujourd’hui encore, de mes souffrances au camp en est la conséquence. Nos sentiments là-bas ne correspondent à aucun des sentiments qu’on peut éprouver dans la vie normale. C’étaient des sentiments que je ne peux nommer ; peut-être le constat qu’on ne pouvait rien changer. Pas la peine de pleurer, pas la peine de crier.

Il fallait subir avec le maximum de résistance, mais ce n’était pas une résistance consciente, tout au moins chez moi. Chacun a développé son penchant naturel. Les gens plutôt pessimistes ont peut-être cédé à cette tendance, une des raisons pour laquelle ils se sont laissés mourir, ou n’avaient pas la force de lutter pour survivre. Lutter pour survivre ? On ne pouvait pas faire grand-chose, mais la pensée ou la volonté comptaient énormément.

La terreur d’être sélectionnée pour la chambre à gaz était pire que la peur, parmi les moments les plus terribles, parce qu’on attendait vraiment la mort. Une peur comme je n’en ai connu ni avant ni après, doublée du fait que si on nous avait prises, l’une ou l’autre, ma mère Édith ou moi n’aurions pas survécu. Chacune de nous vivait la vie de l’autre, en symbiose. Elle m’a mise au monde une seconde fois.

On savait quelles étaient les sélections pour la chambre à gaz et les sélections pour aller au travail dans une usine. Pour la chambre à gaz, les personnes amaigries, affaiblies, malades. Marcher nue devant les SS ? Je n’étais pas consciente de ma nudité.

Les toilettes ! Mille personnes, pipi et caca en même temps, sur commande. «  Allez, hop ! Tout le monde aux toilettes !  » Des trous à votre droite, à votre gauche, en face de vous, derrière vous, des trous dans des bancs de ciment. Mille personnes assises sur ces trous. Seul Charlie Chaplin aurait pu montrer ce grand Guignol, où les gens puissent à la fois rire et pleurer. Inimaginable. Nous n’étions autorisés à rester sur ces toilettes que trois ou quatre minutes. Puis «  Heraus ! Tout le monde dehors !  » Il fallait vite se rhabiller et sortir. Comment a-t-on pu ? Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas non plus les odeurs. Pourtant, cela devait sentir très mauvais. Pas d’hygiène. On arrachait des lambeaux de nos robes pour remplacer papier et mouchoirs.

Nous étions considérées et traitées comme des objets dont on dispose comme on veut ; on les déplace, on les enlève, on les jette. Tout était inhumain. La haine est humaine. J’ai rencontré la haine après et avant Auschwitz. Mais là-bas, nous n’étions plus des humains.

Auschwitz, Birkenau, les camps, représentent pour moi le néant, le nulle part des sentiments, nous n’étions plus personne. Nous étions à côté. Nous étions dans un monde inconnu, dans un corps inconnu.

Dominait cette tension de survie, la peur de la mort, mais pas la peur habituelle, une espèce de réflexe, comme lorsque nous voyions des gens se suicider, par exemple. En temps normal, j’aurais été bouleversée, épouvantée. J’aurais crié, pleuré, etc. Nous étions sans voix. Comme si nous n’étions plus nous-mêmes.

Nous voyions tous les jours les gens dépérir lentement, mourir, partir à la chambre à gaz, se suicider. Nous n’aurions pas pu survivre en gardant les sensibilités d’un être humain normal, mais quelle était la normalité à Auschwitz ?

Le plus abject chez les Allemands, c’était le cynisme. L’assassinat est inhérent à l’homme, le cynisme non. Le cynisme poussé au point de faire jouer un orchestre à Auschwitz quand les gens allaient au travail, dont la majorité mourait. Avec la pire des tortures, avec les pires des actions inhumaines, ils ont usé de ce cynisme, cela subsiste fortement dans mon esprit. Si j’avais découvert une seule fois peut-être, sur les visages de ces SS, ces gardiens de moribonds, un trait, un petit signe d’humanité, ce serait peut-être différent dans ma mémoire, mais je n’ai vu que du cynisme.

Nous voyions tous les jours les gens dépérir lentement, mourir, partir à la chambre à gaz, se suicider.

J’éprouve une mauvaise conscience de ne pas avoir suffisamment parlé, non pas des souffrances ou des maltraitances de la déportation, mais tout simplement des personnes, de ma famille ou de mes amis disparus. Je ne peux pas, hélas, témoigner des milliers d’inconnus, de la multitude de ceux que je revois devant mes yeux ainsi que dans mes rêves. Mais je ne les ai pas fait revivre, est-ce possible ? Je les porte en moi. Hélas, ils disparaîtront de nouveau avec moi.

Je suis contre la peine de mort, sauf pour les SS volontaires, responsables d’avoir donné la mort cyniquement. À cause de ce sang froid dans les massacres, du plaisir du travail bien fait.

Un rêve me revient de temps en temps, le même. Je me retrouve dans un endroit où je ne suis jamais allée dans ma vie, cela ne ressemble pas au camp. Des paysages, des villes, inconnus. Je me balade dans des rues du Moyen Âge, je suis en voyage, sans savoir pourquoi. J’ai quand même l’impression d’avoir un rendez-vous avec quelqu’un, peut-être ma mère, mon mari ou une amie. Je dois rencontrer quelqu’un, mais rien ne se concrétise. Souvent, cela se termine dans un hôtel, où j’habite et où il n’y a pas âme qui vive. Pas de portier. Le vide. Je ne sais pas où est ma chambre. Personne pour me renseigner dans ces couloirs.

Ce ne sont pas des cauchemars, mais j’éprouve le sentiment de ne pas savoir où je suis. Je ne suis pas désespérée, mais je cherche mon chemin. Souvent, dans ces rêves, je sais que je dois partir de cet endroit et prendre un train, me rendre à la gare, mais où se trouve-t-elle ? Personne là non plus à qui demander un renseignement. Je suis paumée. C’est le sentiment d’être perdue, sans savoir comment m’en sortir ni quitter l’endroit. Et je ne sais pas non plus pourquoi j’y suis.

Je raccroche ce rêve à ce sentiment que l’on éprouvait à Auschwitz de se trouver dans un lieu qui ne ressemblait à rien, qu’on n’avait jamais imaginé, qu’on ne pouvait pas imaginer. On voudrait s’en sortir, on ne sait pas comment. Ce n’est pas un cauchemar, c’est oppressant, obsédant. Être perdue, dans un monde de nulle part.

Judith Hervé-Molnar

Rescapée d'Auschwitz.

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