L'innovation locale, entre expérience et idéologie
Repère
L’innovation locale, entre expérience et idéologie
À propos de…
Éric Dupin, les Défricheurs, Paris, La Découverte, 2014, 278 p., 19, 50 €.
Emmanuel Daniel, le Tour de France des alternatives, Paris, Le Seuil/Reporterre, 2014, 140 p., 10 €.
Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles, Les Liens qui libèrent, 2012, 224 p., 22, 90 €
Thierry Germain (sous la dir. de), le Panorama de l’innovation locale. Édition 2015, Fondation Jean-Jaurès/Éditions François Bourin, 2014, 272 p., 20 €.
Chacun voit midi à sa porte. C’est ce qui frappe à la lecture de quatre enquêtes consacrées à la nébuleuse d’expériences qui font du local, aujourd’hui, un espace d’innovation à part entière.
Comment rapporter ces expériences ? Avec les Défricheurs, Éric Dupin propose un « voyage dans la France qui innove vraiment ». Emmanuel Daniel emmène ses lecteurs dans un Tour de France des alternatives. Avec Un million de révolutions tranquilles, Bénédicte Manier conserve la forme du livre de voyage mais s’affranchit du cadre hexagonal pour explorer des initiatives indiennes, africaines ou américaines. Les auteurs réunis par la Fondation Jean-Jaurès, quant à eux, ne se donnent pas comme des voyageurs mais comme des témoins, acteurs et observateurs des expériences qu’ils rapportent. C’est un Panorama de l’innovation locale qu’ils présentent au lecteur.
Donner à voir apparaît ainsi comme la première fonction de ces livres. Voir l’invisible ou le discret, ce qui se passe à côté de chez nous mais dont nous n’avons pas idée. Nul hasard si trois de ces livres sont signés par des journalistes : ce sont au sens propre des reportages. Ils racontent des histoires, font émerger des figures, rappellent inlassablement que l’innovation locale est affaire de personnes, de rencontres, d’une part de folie. Mais aussi d’un enracinement assumé ou choisi : un néorural évoqué par Éric Dupin s’amuse ainsi de vivre un « retour à la nature » ; tel autre raconte sa conversion : « J’étais militant à Attac, je me fichais bien du local ! » Car il y a dans ce choix du local une certaine façon de tourner le dos à la scène publique, de se dégager des grands collectifs bruyants pour se recentrer sur une action plus discrète, un militantisme furtif, engagé dans des formes collectives plus resserrées et plus modestes ; à préférer au grand soir les petits matins.
Cette discrétion justifie à elle seule le travail engagé par les auteurs, car pour se situer sous le radar des médias, ces expériences n’en sont pas moins significatives. Elles attestent, dans leur foisonnement, une inflexion dans l’histoire de celles et ceux qui rêvent qu’un autre monde est possible. Certes, on peut à la lecture de certains témoignages ressentir une impression de déjà-vu : les trentenaires qui montent des banques villageoises ou des coopératives font indéniablement penser à leurs aînés des années 1970. Certaines des expériences les plus intéressantes, comme la coopérative ardéchoise Ardelaine qui a revitalisé un village autour d’activités artisanales, font d’ailleurs le pont entre les deux générations. Mais il y a quelque chose de neuf dans ce qui se joue aujourd’hui.
Du sang neuf pour la vieille utopie
Cette nouveauté passe d’abord par les possibilités techniques offertes par le numérique aux anciens modèles réticulaires et coopératifs. La plupart des expériences relatées articulent des formes de solidarité et de collaboration immédiate, entre personnes qui se connaissent et partagent un même territoire, avec des outils numériques renvoyant à des échanges dématérialisés. C’est le cas notamment des monnaies virtuelles, mais aussi plus largement des plates-formes d’échange qui concernent aussi bien la recherche de fonds que la distribution commerciale ou le troc. Les « communautés » locales s’insèrent ainsi, via les plates-formes technologiques sur lesquelles elles adossent une partie de leurs opérations, dans une vaste nébuleuse partageant des outils sophistiqués.
Cette importance de la technologie doit être soulignée, car outre les possibilités qu’elle offre, elle signale une différence générationnelle : ce n’est pas une nostalgie, mais bien une autre forme de modernité que revendiquent les acteurs de l’innovation locale. En témoigne la part des ingénieurs avec des activités de génie climatique, des recherches en biodynamie, ou encore l’initiative Biovallée évoquée par Éric Dupin, qui organise à l’échelle de quatre villages un mode de vie économe en eau et en énergie, s’appuyant non pas sur des gestes militants mais sur des détecteurs de mouvement et autres lampes fluocompactes. Si la ruralité et le bio sont naturellement au centre de nombreuses initiatives, la ville est également un espace d’élection de l’innovation locale, et là encore les ambitions affichées – créer du lien, ralentir le rythme, faire participer plus activement les citoyens – s’appuient sur des technologies : gestion numérique des réseaux de transports (Montpellier), utilisation des serious games comme outils urbanistiques (Cergy-Pontoise), réseau social d’innovation avec la Novosphère de Rennes, ou encore imprimantes 3D des fablabs comme le Technistub de Mulhouse.
Au centre de ces initiatives gît un idéal de participation qui se décline sous deux formes indissociables : reprendre le pouvoir sur sa propre vie, s’engager activement dans des projets communs. Si les différentes formes de coopératives (Amap, Scop…) offrent des formules juridiques à cette soif de coopération et d’autonomie, celle-ci trouve aussi un espace à sa mesure dans les formes virtuelles de la participation qui sont au cœur du web 2.0.
Réseaux sociaux et écritures collaboratives enrichissent et densifient les échanges et peuvent parfaitement se jouer à l’échelle d’un territoire, comme le montre l’expérience Wiki-Brest évoquée dans le Panorama de l’innovation locale : un petit Wikipédia local, vite adopté par les habitants, où se partagent et se racontent recettes, histoires, expériences. L’écriture ouverte ainsi pratiquée a aussi pour enjeu de donner à voir. Un enjeu crucial, à un double titre. Tout d’abord, il répond à la sourde angoisse de l’invisibilité, caractéristique de notre époque. Participer n’est pas simplement agir, c’est aussi se manifester, se montrer, se rendre visible. Ensuite, en se donnant à voir, les expériences locales se connectent au reste du monde, la bonne idée peut se répandre dans un public, le microcommerce bio se donne une chance d’élargir sa clientèle, des liens peuvent s’établir avec d’autres acteurs qui pourront faire profiter de leur expérience.
Ainsi, les histoires uniques, indissociables d’un lieu et d’un contexte, qui sont narrées dans ces quatre livres ne sont pas refermées sur elles-mêmes. Elles visent au contraire à se rattacher au monde, à faire école, à élargir leur zone d’influence. La technologie le leur permet et façonne ainsi la psychologie des acteurs, qui ne font pas l’expérience d’une retraite, mais au contraire visent à rayonner.
Ces initiatives, telles qu’elles sont vécues et relatées, sont tout sauf des anecdotes : elles se donnent à lire comme des exemples. C’est ce que décrypte fort bien Éric Dupin en proposant la formule du « changement par les îlots »… et en émettant quelques doutes quant à la convergence de ces initiatives et leur capacité à structurer le monde de demain.
Biais et travers
C’est, du reste, la principale question que l’on se pose à la lecture de ces quatre livres, et la façon dont ils y répondent est aussi leur principale faiblesse.
Car la richesse foisonnante de cette nébuleuse d’innovation contraste avec la pauvreté des généralisations qui en sont proposées, soit par les acteurs, soit par les auteurs. À commencer par la figure éculée de la révolution, mise à toutes les sauces, mais aussi celles de la résistance, du colonialisme, des luttes, du capitalisme… qui finissent par suggérer une version bisounours de l’Insurrection qui vient, à mi-chemin entre le scoutisme et un guévarisme de salon. Certes, « les puissants d’aujourd’hui ne se laisseront pas dépouiller de leurs privilèges », mais, nous rassure Emmanuel Daniel, « le rideau de fer de la fatalité commence à se fissurer ».
On ressort de cette lecture avec l’impression pénible que les outils intellectuels utilisés pour formuler et décrire les pratiques du xxie siècle en sont restés, résolument, au millénaire précédent ; que depuis Deleuze et Castoriadis, on a plutôt régressé intellectuellement dans l’appréhension de ces mouvements, dont l’inventivité est rabattue sur une rhétorique politique marquée par la fin programmée, et si possible insurrectionnelle, du capitalisme. Ou – pire encore – dans le Panorama de l’innovation locale, engluée dans le langage technocratique de la proximité et du vivre-ensemble.
Que les acteurs locaux recourent eux-mêmes à ces formulations n’a rien de surprenant. Mais on attendrait des auteurs un minimum de distance, et seul Éric Dupin, passionné par son objet mais sauvé par ses réflexes de politologue, parvient à le faire, en interrogeant les notions qui reviennent en boucle dans le discours des acteurs, comme la décroissance ou la participation.
Cette absence de distance est d’autant plus gênante que les initiatives présentées, indiscutablement, font bouger les lignes. Quelque chose se passe, qui n’est pas insignifiant, et qui demande à être interrogé sérieusement.
Un point aveugle de la plupart de ces initiatives, dans leur aspiration à changer le monde, c’est leur façon de se dégager des infrastructures qui leur permettent d’exister. Promouvoir la licence libre, pourquoi pas ? Mais on ne peut ignorer que l’imprimante 3D qu’on utilise au quotidien n’a pu être conçue que grâce à un autre régime de propriété intellectuelle. Une monnaie locale, pourquoi pas ? Mais que devient la Tva et comment finance-t-on les routes et les instituteurs ? Produire de l’énergie solaire, très bien ; mais impossible à mettre en œuvre sans recourir au réseau.
Autre point aveugle, la question de l’organisation et de l’institutionnalisation, c’est-à-dire de la pérennité : un régime d’« initiative », misant sur l’énergie du projet et la spontanéité des participants, pose mille questions quant à sa capacité à durer : qui dit durée dit organisation, part faite à la hiérarchie, aux processus, aux routines. Quand on lit par exemple dans l’un des ouvrages qu’une Scop est une entreprise sans patron, c’est une escroquerie intellectuelle.
Ces oublis, ces points aveugles sont d’autant plus regrettables que c’est peut-être là qu’est le plus intéressant. Il y a dans nombre de ces initiatives une façon de vivre comme hors du monde, à l’écart du politique conventionnel ou du capitalisme. Or elles sont dans le monde, elles vivent dans l’échange avec le reste du monde : un échange problématique, parfois rugueux, mais qui ne peut être ignoré. Et qui ne peut d’autant moins l’être que la question doit être posée : et si c’était le capitalisme qui, sous nos yeux, intégrant comme il a toujours su le faire les contestations qui lui étaient portées, était en train de se transformer ?
Richard Robert
Librairie
Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2014, 352 p., 21, 50 €
Le nouveau livre d’Ivan Jablonka est présenté par l’auteur comme le pendant théorique à son Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus1, « expérience littéraire et épistémologique qui consiste à raconter la méthode » (p. 283). Dans L’histoire est une littérature contemporaine, Ivan Jablonka retrace de manière fort érudite la généalogie des relations – souvent orageuses – entre histoire et littérature du point de vue de l’histoire, qui tantôt se rapproche, tantôt s’éloigne de sa compagne, souvent perçue comme légère et fantaisiste. Il y a eu de grands historiens-écrivains (Michelet bien sûr) et de grands écrivains-historiens (Walter Scott of course), surtout au début du xixe siècle, mais c’est au cours de ce même siècle que l’histoire part en quête de sa propre scientificité pour se définir contre la littérature et sa fiction, en même temps qu’elle devient une discipline institutionnalisée :
L’historien est celui qui étudie des faits. Cette définition vise à rompre avec les controverses postrévolutionnaires et l’histoire maîtresse de vie, mais aussi avec la philosophie de l’Histoire, qui cherche à établir des lois valables pour le passé comme pour l’avenir.
L’histoire, c’est, selon la célèbre formule attribuée à Ranke, « ce qui est vraiment arrivé » (wie es eigentlich gewesen). Mais le scientisme ne survit pas aux horreurs du xxe siècle, et dans les années 1970 et 1980 émerge le « narrativisme », contemporain du « tournant linguistique » qui ramène tous les discours à des faits de langage. Il n’y a dès lors pas de différence essentielle, constitutive entre histoire et littérature, entre histoire et fiction : tout est affaire de rhétorique et de poétique. Paradoxalement cependant, cet amalgame ne va faire que renforcer la volonté des historiens de s’éloigner de la littérature, et « c’est ainsi que s’éternise la guerre froide entre les deux superpuissances, science et littérature » (p. 109).
Comment sortir de cette opposition qui enferme les historiens dans une gangue disciplinaire pétrie d’interdits ? En distinguant, comme le fait Ivan Jablonka, l’histoire comme discipline et le raisonnement historique (que l’on peut retrouver dans des romans), la littérature et la fiction. Car l’histoire, ce n’est pas simplement le fait vrai, c’est l’effort de comprendre. Et la littérature n’est pas qu’affabulation. Du reste, les textes hybrides qui puisent aux deux sources sont légion, de Cicéron à la revue XXI, en passant par le nouveau journalisme et le nonfiction novel américains, qui convergent aujourd’hui dans ce que l’on appelle outre-Atlantique creative nonfiction. Ces hybridations, nous dit Jablonka, sont fécondes, et le chercheur ne doit pas les craindre ; de même qu’il ne doit pas s’empêcher de travailler sur des sujets qui le touchent de près, au prétexte que cela nuirait à son objectivité scientifique :
Chercheur, n’aie pas peur de ta blessure. Écris le livre de ta vie, celui qui t’aidera à comprendre qui tu es. Le reste suivra : rigueur, honnêteté, excitation, rythme.
L’auteur va même plus loin : la recherche – ô sacrilège – doit donner du plaisir, à celui qui la produit comme à celui qui la lit. Sans renoncer au discours de vérité :
Pour mieux assumer leur apostolat démocratique, les sciences sociales ont la possibilité d’écrire. Le chercheur peut se faire entendre en tant qu’écrivain ; et l’écrivain peut dire du vrai en tant que chercheur.
Un livre ne peut pas tout dire, et celui-ci est déjà assez touffu. On peut néanmoins s’étonner qu’Ivan Jablonka, dans son analyse de la situation contemporaine, ne s’attarde guère sur l’histoire narrative, largement pratiquée dans les pays anglo-saxons, qui mêle récit et histoire pour rendre la recherche accessible à un plus vaste public, ou sur des figures d’historiens, comme l’Américain Howard Zinn, qui ont contribué à décloisonner l’histoire de sa spécialisation universitaire. À rebours, l’importance de l’histoire en France, tant d’un point de vue politique qu’académique, importance qui pourrait expliquer certaines évolutions, ou non-évolutions, de la discipline dans notre pays, n’est pas non plus évoquée.
Enfin, l’œuvre se veut un « manifeste », auquel nous souscrivons, pour l’interpénétration des disciplines et le plaisir de la recherche, au service de sa vocation citoyenne. Cependant, si la « pluridisciplinarité » est aujourd’hui érigée presque au rang de dogme dans l’université, elle est souvent artificielle, et parfois réservée à celles et ceux qui se sont déjà fait une place au sein d’un champ bien déterminé ; l’évaluation de la recherche, « à l’article », par la publication dans des revues scientifiques, à travers le « facteur d’impact », va totalement à l’encontre de ce que prône l’auteur. Vers une sur-spécialisation autour de projets pour lesquels il faut trouver des financements, au détriment d’approches plus ouvertes. Si, sur le plan intellectuel, de nombreux chercheurs et laboratoires tentent de résister à ce mouvement, les institutions et les structures semblent davantage être dans la course à la reconnaissance et à la visibilité (dans les classements internationaux par exemple). Le type de recherche qu’Ivan Jablonka appelle de ses vœux et qui est, comme il le dit, la seule manière – ou du moins une manière intéressante – de renouveler aujourd’hui les sciences humaines et sociales, ne pourra exister que si le modèle actuel de l’évaluation universitaire est profondément transformé.
Alice Béja
Augustin Berque, Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014, 240 p., 25 €
Avec son dernier ouvrage, Augustin Berque continue à motiver une existence humaine ayant pour base l’étendue terrestre. Il ne s’agit plus d’analyser l’émergence (ou non) d’une pensée paysagère dans telle ou telle société, mais de contribuer au déploiement général d’une poétique de l’habiter terrestre. Il ne s’agit plus de montrer que l’histoire donne sens au milieu – ce que l’auteur avait développé dans son Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains2 – mais d’étudier les conditions de possibilité d’une réintégration de l’histoire dans la fabrique de l’artifice, notre seconde nature.
Si l’auteur continue d’éclaircir la manière dont le donné environnemental (physico-chimique) émerge en milieu humain (bio-techno-symbolique), il étend ici son questionnement à l’ensemble du vivant. Le développement de la vie (l’évolution) est ainsi conjoint à l’histoire humaine pour un essai d’écriture terrestre (géographie), non plus seulement prosaïque mais poétique. Berque entend montrer que l’évolution et l’histoire sont homologues, qu’elles nouent la relation entre nature et culture, et font grandir ensemble l’humain et ce qui l’environne en « renaturant la culture » et en « reculturant la nature ». Afin d’étayer cette conjecture, il revisite les trajectoires historiques des notions clés de la modernité (l’objet, le sujet, la nature, la culture) et de la science des milieux (mésologie). L’ouvrage débute ainsi par une généalogie des concepts centraux qu’il a établis au cours de sa carrière : la trajection, la médiance, la concrescence, le milieu, l’écoumène.
Critiquant le dualisme, il guide le lecteur vers la thèse centrale de cet essai : le sens d’un milieu ne peut être compris que par l’étude historicisée de la relation des habitants avec ce qui les entoure. Pour Berque, ce déploiement sémantique suit trois axes structurels que la modernité met à mal. Le plan général de l’ouvrage ordonne les moyens d’infléchir cette triple coupure du sujet, du langage et de la culture : « recosmiser » notre existence en rétablissant l’échelle d’un rapport sensible entre le corps humain et ce qui l’entoure ; « reconcrétiser » les choses et les mots, en accordant le litige entre substance et subjectivité ; « réembrayer » la nature et la culture en tenant compte de leur contingence mutuelle.
C’est aujourd’hui une banalité que de le dire, mais il n’y a pas d’un côté la nature et de l’autre la culture ; dans la perspective de la mésologie, il y aurait plutôt « stratification » en niveaux de complexité croissante. Tout milieu tend à suivre une mouvance « poétique » fondée par des motivations historiques ancrées sur une base matérielle (la Terre), une trame biologique (la biosphère) et des motifs techno-symboliques (l’écoumène). Chacun de ces régimes de contingence introduit une « co-suscitation » entre base, trame et motifs ; or, précise aujourd’hui Berque, c’est l’évolution qui organise cette co-suscitation et l’histoire qui lui prête sens.
La question des moments structurels de l’existence animale (l’évolution) et humaine (l’histoire) devient désormais incontournable. Afin de « recosmiser », « reconcrétiser » et « réembrayer » notre milieu, en somme pour que la relation humaine à ce qui l’environne soit optimale pour les deux parties, la logique aristotélicienne ne peut suffire. C’est la dernière critique opérée par celui qui n’a jamais vraiment été que géographe. Basée sur trois principes – d’identité, de contradiction et du tiers exclu – cette logique imprègne tant et si bien notre ontologie, notre paradigme de connaissance et notre langage que sortir des « impasses de la modernité » suppose quelques points d’appui extérieurs. Berque maintient la référence aux auteurs, philosophes ou non, qui alimentent l’ensemble de son œuvre (Watsuji, von Uexküll, Leroi-Gourhan, Heidegger) et continue de s’appuyer sur des analyses portant sur la langue japonaise ou sur la lecture de textes issus de la philosophie orientale. Mais il fait nouvellement appel aux travaux du philosophe japonais Yamauchi Tokuryuū (1890-1982), au travers duquel il introduit notamment quelques éléments des philosophies indiennes (Nāgārjuna) et chinoises (via, par exemple, leurs traductions et interprétations du bouddhisme indien). Une logique lemmique est finalement proposée. Plus complexe que celle qui exclut le tiers et refuse la contradiction, celle-ci opère la fonction d’embrayeur entre objet et sujet, terre et corps, et rapproche, en écartant tout mécanisme, évolution et histoire.
Cet essai se distingue des précédents sur deux aspects. Sa lecture est plus accessible, peut-être parce que l’auteur, attaché à décrire l’histoire des concepts, est conduit à en faire le récit. L’ouvrage est scandé de prises de position originales : l’auteur souligne l’importance et l’urgence de protéger notre milieu, de trouver les moyens de lutter contre le réchauffement climatique, d’abandonner le nucléaire, de réaliser une économie drastique des ressources. Pourtant, il ne rejoint nullement les tenants de la deep ecology ou de la décroissance car, pour Berque,
[dénoncer] le principe de la croissance indéfinie sous prétexte que la planète est finie, c’est confondre la biosphère et l’écoumène, l’environnement et le milieu, l’information et la signification.
Certes, le rapport entre l’économie et la constitution des milieux humains relève d’une contingence dont la base est matérielle et biologique. Mais la valeur prêtée aux choses dépend aussi de réalités technique et symbolique qui débordent cette base, ainsi que leurs mouvances géologique et biologique (l’évolution de la Terre et de la vie). La valeur prêtée aux choses et aux êtres s’élabore relativement à des mouvances culturelles (l’histoire) qui prêtent sens à notre passé, forment la base de notre présent et informent la matrice de notre avenir. C’est aussi cela qu’implique ce regard historique sur les trois niveaux de complexité (planète/biosphère/écoumène) constitutifs de notre milieu : une considération accrue pour notre milieu actuel en tant que matrice de notre avenir. Ces prises de position mésologiques confèrent à cet ouvrage une valeur pratique et stimulante : penser les grands enjeux contemporains avec l’horizon du rétablissement d’une poétique terrestre.
Romaric Jannel et Yoann Moreau
John Scheid et Jesper Svenbro, La Tortue et la Lyre. Dans l’atelier du mythe antique, Paris, Cnrs Éditions, 2014, 230 p., 22 €
Cet ouvrage rassemble plusieurs années d’enseignement de John Scheid, spécialiste de la Rome antique, professeur au Collège de France, et de Jesper Svenbro, helléniste, professeur à l’Ehess. Ils avaient déjà cosigné un livre passionnant, le Métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain (La Découverte, 1994) et poursuivent ici leur investigation de la mythologie en nous invitant à les suivre dans leur « atelier ».
Ces études érudites reposent en partie sur une analyse philologique et étymologique et possèdent une commune interrogation : « Comment le mythe et pourquoi ? » Confrontant les réflexions de Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant, Claude Lévi-Strauss et Marcel Détienne (à qui le livre est dédié) sur le mythe et son impossible définition, les auteurs considèrent que « les mythes se fabriquent avec des mots, non pas avec des idées », d’où l’importance qu’ils accordent aux mots, ceux qui désignent les choses du mythe et ceux qui le racontent. Ainsi, par exemple, la ruse de Didon, qui, chassée par le roi Hiarbas, lui demande d’acheter autant de terre qu’une peau de bœuf peut en tenir : elle découpe alors la peau en fines lamelles qu’elle ajuste les unes aux autres, délimitant ainsi un vaste territoire où sera édifiée Bursa ou Byrsa (Carthage), or bursa est le terme grec pour dire « peau de bœuf ». N’oublions pas non plus que dans le rituel de fondation des villes, on trace leur périmètre avec le soc d’une charrue tirée par deux bovins, le mâle à l’extérieur et la femelle à l’intérieur, et que la peau (derma) possède un dehors et un dedans, comme la ville…
Les auteurs traitent de bien d’autres cas, comme celui de la fondation légendaire d’Alexandrie par Alexandre qui délimite la ville avec de la farine, et non pas de la craie, alors que les oiseaux vont la manger. Or une ville, chez les Grecs, doit être autonome et par conséquent disposer d’assez de moyens de subsistance (dont la farine). Dans le chapitre iv, qui donne son titre à ce livre, il s’agit de savoir qui est à l’origine de la lyre (fabriquée à partir d’une carapace de tortue) : est-ce Orphée, Hermès, Kérambos ? Là aussi l’enquête confronte divers récits et plusieurs interprétations. À chaque fois, les mots sont analysés avec finesse, d’autant que le sens retenu éclaire d’autres aspects du mythe.
Les auteurs se refusent à présenter une « théorie du mythe » et lui préfèrent une « poétique du mythe », plus à même de faire comprendre
la construction, l’élaboration et la mise en place de certains faits mythiques – récits, rituels, images, exégèses – sans établir entre eux une hiérarchie qui, par exemple, ferait du récit l’explication du rituel ou vice versa.
Ouvrage savant, ardu pour le néophyte, qui démontre à quel point les cultures (ici grecque et romaine) s’expriment par des mythes tout autant que ceux-ci contribuent à « inventer » la culture et à nourrir l’imaginaire de chacun.
Thierry Paquot
Will Self, Parapluie, Paris, Éditions de l’Olivier, 2015, 406 p., 24 €
Dans ce premier tome d’une trilogie3, Will Self4 met en scène le psychiatre Zachary Busner, personnage récurrent de ses nouvelles5 et romans6, pour prolonger sa critique des idéologies dominantes et bousculer toute perception rassurante du monde d’aujourd’hui. Il s’appuie sur une construction complexe et une narration décalée pour suggérer une approche autre du temps.
Le récit se déploie comme une seule et même phrase, sans chapitres ni paragraphes, avec une ponctuation minimaliste, des passages en italiques et des références littéraires. Il vagabonde entre trois dates : 1922, qui marque l’arrivée d’une jeune femme, Audrey Death, dans l’hôpital psychiatrique de Friern ; 1971, qui la voit sortir de cinquante années de coma après l’administration par Busner de doses de L-dopa, une drogue proche du Lsd ; 2010, qui montre le psychiatre vieilli et nostalgique visiter l’asile, transformé en immeuble de luxe.
Will Self raconte la Grande-Bretagne edwardienne, la misère hospitalière, la Première Guerre mondiale, le développement des transports, les grands mouvements sociaux et au-delà s’interroge sur l’enfermement des malades mentaux, le statut des femmes, la libération des mœurs, la normalité ou la modernité sous toutes ses formes. Son écriture inventive reste le vecteur privilégié d’une interrogation renouvelée sur une réalité fuyante.
Les premières pages, qui reprennent les paroles de la chanson Apeman du groupe rock Kinks en les entrecroisant, sans transition aucune, avec le monologue intérieur de Busner sur sa vie privée et ses convictions professionnelles, des commentaires sur ses premiers contacts avec les malades et le personnel soignant et des descriptions détaillées de l’asile, résument le caractère déconcertant et exigeant du roman.
Perçu comme l’alter ego de Will Self, qui reconnaît partager avec son héros une origine juive, une enfance dans le nord de Londres, une tendance à philosopher, une obsession de la maladie mentale, de multiples mariages, plusieurs enfants, Busner revient sur le sens du réveil éphémère d’Audrey Death, atteinte selon lui d’encéphalite léthargique, épidémie qui frappa la Grande-Bretagne dans les années 1920. Il se demande s’il n’a pas commis d’erreur ou d’omission, de même que Will Self ne cesse de questionner l’efficacité de sa fonction de passeur littéraire.
À l’image de la confusion mentale qui agite ces patients internés depuis des années sans qu’un diagnostic précis ait pu être formulé et que l’on traite à coups d’électrochocs, de calmants ou autres drogues expérimentales, en réponse à l’ébahissement d’Audrey Death, projetée dans un univers inconnu avec une histoire de vie interrompue dans laquelle elle tente de se retrouver et des repères vieux d’un demi-siècle, le roman avance anarchiquement, kaléidoscope d’images changeant de période au milieu d’une phrase, tumulte de voix qui se racontent en désordre.
La puissance de Will Self est de faire émerger de ce magma confus et parfois difficile à suivre des situations concrètes, de restituer des lieux précis. Fidèle à son goût pour les errances pédestres, il décrit magnifiquement le Londres du début du siècle dernier en racontant les longues promenades d’Audrey avec son père. Il sait rendre sensible la dureté de la guerre, trouvant les mots justes pour évoquer le travail des infirmiers, les tranchées avec leurs morts, leurs blessés, montrer l’envers du décor avec la fabrication des armes et explosifs dans les usines, la faim et l’angoisse qui tenaille les familles, ou préciser les rares choix qui s’offrent aux hommes à travers le destin des deux frères d’Audrey, l’idéaliste Stanley porté disparu et Albert le génie du chiffre, contrôleur de la production d’artillerie.
L’accent mis sur certains objets – un mouchoir pour Adeline, la riche maîtresse de Stanley, le galon de la robe maintes fois recousue d’Audrey, le napperon de papier sale sur lequel est posé un cake –, l’importance des odeurs – le poisson, les fleurs, la poudre, le thé, le sang, l’éther, les excréments – fixent le récit. A contrario, la métamorphose des noms, la signification modifiée des termes, l’évolution du vocabulaire médical – Audrey est appelée Death, Deeth, De’Ath ou Deerth ; parapluie qualifie l’outil, mais aussi une seringue, un pénis, la nuit – accompagnent le passage des années.
L’époque edwardienne renaît avec les nouvelles donnes commerciales, l’engouement pour les voitures à moteur, l’éclipse du fiacre dans un contexte général de transformation de la société. Will Self excelle dans l’art du gros plan, arrêtant brutalement sa logorrhée pour isoler le récit animé d’une manifestation de suffragettes, le mouvement de colère de munitionnettes licenciées et illustrer par des scènes de la vie quotidienne la prise de conscience progressive des inégalités et l’évolution des mœurs.
Des profils finissent par se dessiner : Audrey, la féministe engagée qui mène une vie amoureuse libre, socialiste convaincue qui milite notamment pour un partage équitable des risques dans les usines d’armement ; Busner, le professionnel torturé, marqué par la maladie mentale de son frère Henry et confronté à des difficultés familiales qui l’obsèdent ; Albert, le génie compulsif à la mémoire phénoménale. Tous témoignent des questions fondamentales qui taraudent Will Self. Comment définir la normalité, tracer la frontière entre le fou et le bien portant ? Quelle place accorder à la sexualité ? Que penser des progrès techniques ? Pourquoi accepter la modernité ?
Succession chaotique et déconstruite de moments flous, Parapluie n’offre pas d’abri contre les incohérences de la vie et l’impossible maîtrise du temps, véritable héros du roman. Chacun peut retrouver une part de lui-même dans ce « Monument au pauvre dément inconnu », inscrit sur le socle d’une statue dans le parc de l’asile.
Sylvie Bressler
Brèves
Serge July, Dictionnaire amoureux du journalisme, Paris, Plon, 2015, 928 p., 25 €
L’auteur annonce d’emblée la couleur : « Ce dictionnaire n’est pas un essai » sur les médias, le journalisme, la communication, la révolution numérique mais « une pérégrination historique qui permet de lever quelques lièvres et d’actualiser bien des débats ». Très riche et séduisante, la pérégrination offre bien des détours et des voyages. Elle concerne d’abord l’auteur lui-même, qui propose une entrée « Serge July » qui n’a rien de narcissique et est fort éclairante pour comprendre le parcours de celui qui a longtemps dirigé Libération et a même été l’un des Guignols (voir l’entrée Guignols de l’info). Elle concerne ensuite les conditions de la création de Libération en pleine période maoïste (voir Populisme 2, Jean-Paul Sartre) et « les années Libé » qui ont suivi. July revient sur bien des péripéties (voir Claviste), sur bien des erreurs et des fascinations (voir l’entrée sur Marguerite Duras et l’affaire Villemin, et l’entrée « élyséenne » François Mitterrand). De ce voyage à travers la presse et Libé, il ressort que July a toujours aimé la presse écrite mais dans des versions fort contrastées : la plus populaire (voir Lazareff et Café du commerce), la plus iconoclaste (J.-F. Bizot, New Journalism avec des pages fulgurantes sur Hunter Thompson, le journalisme dopé qualifié de « pur gonzo ») et la plus enquêtrice (Michael Herr, García Márquez). De cela, il faut quand même conclure que le Libération de July a été selon lui (et à raison) le titre important des années 1980-2000 (July a été sorti de Libé en 2006) et que les doutes pèsent lourdement sur le devenir de la presse écrite et sur le métier (il est peu amène sur le numérique !). Mais tous ces précieux éclairages et portraits vivants qui portent sur trois décennies (1968-2000) donnent l’occasion à July de « faire du July ». Et de dévoiler bien des passions. Parmi lesquelles : le respect des écrivains journalistes (parmi tous ceux qu’il évoque – de Defoe à Conrad, de Dumas à Simenon, de Kessel à Camus, de London à Mauriac – deux entrées remarquables sont consacrées à deux reporters de guerre dont les destinées politiques divergent : Vassili Grossman et Malaparte) ; et la passion du cinéma, qui nous vaut une entrée Billy Wilder où il évoque le Gouffre aux chimères (voir aussi des entrées de films comme Vacances romaines ou Citizen Kane, mais pourquoi l’homme cinéma de Libé, Serge Daney, est-il oublié ?). On a l’impression de lire des éditoriaux de July, des centaines à la suite… et cela fait du bien !
O. M.
Philippe Descola, La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014, 380 p., 23 €
Fort bien construits et menés, ces entretiens permettent de donner une vue d’ensemble de la réflexion de l’anthropologue qui a promu une nouvelle branche de sa discipline : l’anthropologie de la nature, c’est-à-dire l’étude des interactions entre une société et un écosystème, démarche à laquelle il intègre « les dimensions idéelles du rapport aux non-humains ». Philippe Descola se prête au jeu de l’entretien et retrace ses années de formation, ses trois années passées en Amazonie avec les Achuar, puis les recherches menées au cours de son parcours académique jusqu’au Collège de France. Il fait ainsi entrer le lecteur dans son laboratoire personnel, lui donne accès au développement de sa réflexion, selon un ordre d’exposition qui n’est pas celui des essais. Au lieu de présenter l’aboutissement achevé d’une réflexion, il expose les impasses, les contradictions, les doutes de son travail puis la manière dont il a pu les surmonter et enfin les discussions auxquelles ses résultats donnent lieu. La description des relations que les Achuar entretiennent avec la nature a détourné Philippe Descola d’une interprétation trop déterministe de l’influence de l’environnement sur le mode de vie. Il s’est intéressé, en s’inspirant de nombreuses autres études ethnologiques, à caractériser autrement les liens entre l’environnement et les formes de vie en développant une typologie de la « composition des mondes » (animisme, naturalisme, totémisme, analogisme) dont il défend ici la validité avec un sens affirmé de la discussion précise et argumentée.
M.-O. P.
Christopher Dominguez Michael, Octavio Paz dans son siècle, Paris, Gallimard, 2014, 434 p., 29, 90 €
L’auteur (né à Mexico en 1962) a été accueilli très jeune par Octavio Paz (1914-1998) au sein de la rédaction de Vuelta (1976-1998) pour y tenir une rubrique littéraire alors qu’il fallait passer la main à une nouvelle génération. Il y aura beaucoup de biographies de Paz, nous dit-il, et il y en a déjà eu beaucoup, mais celle-ci est un témoignage particulièrement riche car elle s’inscrit dans le travail au long cours d’une revue. Paz, qui a contribué au numéro d’Esprit sur l’Amérique latine en 1983, avait animé auparavant la revue Plurales, tandis que l’historien Enrique Krauze devait fonder, dans le sillage de Vuelta, la revue Letras libres, toujours éditée à Mexico. Le mérite de cet ouvrage est de proposer des commentaires rigoureux des textes poétiques de Paz (aujourd’hui regroupés en Pléiade grâce à Jean-Claude Masson), de faire le lien entre le poète et l’histoire « labyrinthique » du Mexique. Les essais de Paz, indissociables d’une réflexion ininterrompue sur le rôle du langage, des avant-gardes et de la poésie, sont marqués par des événements, des polémiques et des ruptures, à commencer par sa démission du poste d’ambassadeur à New Delhi après le massacre des étudiants le 2 octobre 1968 à Mexico. Les séquences sur la guerre d’Espagne et sur l’arrivée des exilés politiques espagnols à Mexico après la défaite témoignent du poids du parti communiste et de l’idéologie à laquelle Paz n’a pas toujours résisté, en dépit de sa rupture avec Neruda et de choix postérieurs auxquels les rencontres et lectures de Victor Serge, David Rousset et Kostas Papaïoannou ont contribué de manière décisive. Cette entrée poético-politique dans l’œuvre de celui qui est devenu un chef spirituel à la fin de sa vie s’arrête à juste titre sur les liens entre des événements esthétiques (le surréalisme, Péret, Duchamp), sur les voyages (l’importance de la découverte de l’Inde et du Japon) comme sur les combats politiques qui ne doivent pas être toujours lus sur un mode manichéiste, comme on le saisit dans le cas du Chiapas.
O. M.
François Grosjean, Parler plusieurs langues, Paris, Albin Michel, 2015, 240 p., 19 €
Que signifie être bilingue ? Comment le devient-on ? À l’heure de la mondialisation et dans un pays, la France, qui peine à accepter sa réalité multilingue et multiculturelle, le livre de François Grosjean fait utilement le point sur un certain nombre de débats. Et d’abord, opte pour une définition large du bilinguisme, à savoir le fait d’utiliser régulièrement plusieurs langues pour communiquer. Le bilingue ne parle pas forcément ses langues au même niveau, il ne les a pas forcément apprises dès la naissance, il ne les parle pas forcément sans accent. Le bilinguisme est dynamique, il est le reflet d’un parcours de vie : telle langue sera dominante pendant l’enfance, telle autre pendant la vie professionnelle. Le reflet, aussi, des situations, des interlocuteurs, des sujets de conversation (on parlera plus facilement d’un sujet donné dans une langue donnée – par exemple, si l’on est toujours allé à la mer avec sa famille italienne, on maîtrisera mieux le vocabulaire de la plage en italien…). François Grosjean revient également sur certaines idées reçues concernant le bilinguisme des enfants, qui serait dommageable à leur apprentissage de la langue du pays dans lequel ils vivent, et sur les différences sociales face à l’apprentissage de plusieurs langues : les classes sociales supérieures auront tendance à le considérer comme un atout, les immigrés d’origine modeste voudront avant tout que leurs enfants s’intègrent. Inégalités qui touchent également les langues elles-mêmes : un bilingue français-anglais sera considéré de manière positive, notamment par l’institution scolaire. On ne peut pas en dire autant d’un bilingue français-wolof ou français-arabe… Si la France valorise le bilinguisme en dehors de ses frontières, via la francophonie, il lui reste encore beaucoup à faire pour reconnaître la richesse des langues parlées sur son propre territoire.
A. B.
En écho
FINANCES – La revue l’Économie politique a demandé à un praticien des marchés financiers son avis sur le travail de l’économiste français Jean Tirole, récemment récompensé par le prix Nobel d’économie. L’auteur, Jean-Michel Naulot, qui a travaillé dans la banque et à l’Autorité des marchés financiers, regrette la timidité de Jean Tirole en matière de régulation (qui vise surtout à limiter les asymétries d’information) et il conclut : « Si la recherche économique entretient le monde politique dans l’illusion que le retour aux équilibres des marchés est en cours, que le monde peut vivre sans dommage excessif avec des bulles financières, que la réforme de la finance peut être poursuivie comme on régule une industrie, le monde ira de mal en pis. » Dans le même numéro, le dossier est consacré à l’immobilier en France : « Logement : des politiques à reconstruire » (l’Économie politique, no 65, janvier 2015, 10 €, www.leconomiepolitique.fr).
ÉNERGIE – On parle beaucoup de « transition énergétique » mais à quelles conditions un changement de notre politique d’énergie peut-il prendre en compte la question sociale ? C’est le point de départ du dossier que Projet consacre à l’énergie (« Aura-t-on l’énergie d’une transition juste ? », no 344, février 2015, 12 €). Les articles portent sur la mobilité, l’aménagement du territoire, le logement, l’agriculture et montrent à chaque fois que les risques d’injustice sociale sont au centre des choix à venir. Un dernier ensemble de textes réfléchissent plus largement au modèle de société que nous voulons développer, puisque l’énergie est au cœur de notre mode de vie qui n’est plus soutenable.
FOLIE – La revue de théologie des Dominicains de Lyon, Lumière et vie, qui a décidé de mettre fin à sa parution faute d’abonnés, a rendu l’ensemble de ses archives accessibles en ligne. C’est l’occasion de retrouver par exemple le dossier de 2013 sur la folie (www.lumiere-et-vie.fr) dans lequel Françoise Dastur rendait hommage au philosophe Henri Maldiney et François Danet brossait un panorama historique, « du grand enfermement au développement personnel », avec en complément des éclairages sur le Dsm et sur la notion juridique de « discernement ».
Avis
Le 24 mars 2015 à 19 heures, la revue vous invite à une rencontre d’« Esprit public » à la mairie du 3e arrondissement de Paris sur l’égalité salariale hommes-femmes, avec l’économiste Séverine Lemière, le sociologue Philippe Denimal et Axèle Lofficial. Le débat sera animé par Claire Alet, rédactrice en chef adjointe d’AlterEco Plus, la publication numérique d’Alternatives économiques. En avril, nous consacrerons une séance au centenaire du génocide arménien.
Le 29 avril à 19 h 19, la revue organise un débat public à la Gaîté lyrique autour du dossier « Aux bords de la folie » avec des auteurs du numéro. Entrée libre et gratuite dans la limite des places disponibles. Pour vous inscrire, écrivez à a.beja@esprit.presse.fr. Informations pratiques sur notre site internet, rubrique « Rendez-vous ».
Les lecteurs se souviennent sans doute d’Arlette Bonnard (comédienne et metteur en scène) et d’Alain Enjary (comédien et auteur) auxquels Esprit a consacré trois articles : « Le Recueil des petites heures » (no 251, mars-avril 1999), « Animaux suivis d’Autres animaux » (no 269, novembre 2000), « Oui », (no 372, février 2011). Ils créent une nouvelle pièce : Seuil, qu’Alain Enjary présente ainsi : « Il était plusieurs fois… Une femme et un homme. Un retour imprévu. Les tout premiers instants d’un recommencement dont on ne sait presque rien de ce qui a précédé, ni de ce qui va suivre, mais recommencement qui recommence, étrangement, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Éternel retour sur ce seuil, sur le fil de ce bref et unique présent, où elle et lui restent tels quels, indemnes, où le temps revient à zéro, où il est question pourtant de métamorphoses (évolution, vieillissement ?) où pourtant une histoire (d’amour, de revenants ?) se raconte, un suspense s’installe. » Arlette Bonnard et Alain Enjary jouent Seuil, du lundi 2 mars au vendredi 13 mars 2015, au théâtre L’Échangeur, 59, avenue du Général-de-Gaulle, 93170 Bagnolet, métro Galliéni. Du lundi au samedi (20 h 30), dimanche (17 heures), relâche les mercredis 4 et 11. Tarif : 13 à 10 euros. Réservations : 01 43 62 71 20 ou info@lechangeur.org
Dans les mois à venir, nous accompagnerons l’entrée au Panthéon de Germaine Tillion, Geneviève De Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette et Jean Zay. Pourquoi ces personnalités peuvent-elles prendre pour nous le statut de héros ? Que signifie encore ce culte des « grands hommes » pour la République « normale » de François Hollande ? Le mois suivant, nous observerons les changements voulus par le pape François au Vatican et dans l’Église en général. Ce qui nous permettra aussi d’éclairer la tradition spirituelle dont il se nourrit dans l’histoire des Jésuites.
Sur notre site, nous proposons plusieurs ensembles thématiques de textes tirés de nos archives. Depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, nous avons sélectionné une série de textes sur le terrorisme et une autre sur la laïcité. En préparant le présent dossier, nous avons également retrouvé un ensemble de textes sur la psychiatrie et la folie. Et bien sûr, retrouvez en ligne les vidéos de nos débats à la Gaîté lyrique.
- 1.
Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Paris, Le Seuil, 2012.
- 2.
Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
- 3.
Le deuxième tome, Shark, est paru en anglais en septembre 2014.
- 4.
Éléments biographiques dans Sylvie Bressler, « Will Self : No Smoking », Esprit, décembre 2009.
- 5.
Will Self, Théorie quantitative de la démence, Paris, Éditions de l’Olivier, 2000.
- 6.
Id., les Grands Singes, Paris, Éditions de l’Olivier, 1998.