
L’immatérialité de l’information
Le mythe de l’immatérialité de l’information occulte la réalité de l’infrastructure physique et des effets environnementaux de nos vies numériques. En nous persuadant que les algorithmes décident de l’avenir de nos sociétés, il verrouille notre imaginaire politique.
Lors de la préparation de l’exposition Les Immatériaux, qui s’est ouverte en mars 1985 au Centre Georges-Pompidou à Paris, le philosophe Jean-Francois Lyotard et l’artiste Thierry Chaput ont invité un certain nombre d’écrivains, de scientifiques, d’artistes, de philosophes et de linguistes à prendre part à une expérience d’écriture. L’objectif était de voir comment les nouvelles machines de l’information allaient influencer leur pensée. Chacun des vingt-six participants disposait chez lui d’un Olivetti M20 équipé d’un double lecteur de disquettes et d’un modem téléphonique le connectant à l’Olivetti M24 du Centre Pompidou où leurs textes étaient stockés sur une mémoire centrale. Ces auteurs étaient censés commenter un lexique de cinquante mots considérés par les commissaires-expérimentateurs comme relevant de l’immatériel. Cette liste de mots, rangés par ordre alphabétique, comprenait des termes tels que « artificiel », « auteur », « capture », « code », « dématérialisation », « droit », « espace », « prothèse », « réseau », « signe », « simulation », « temps ». Chaque auteur pouvait également commenter ce que les autres avaient écrit. Ce chat, comme nous l’appellerions aujourd’hui, s’est déroulé sur quelques semaines, de septembre à décembre 19841. Cette expérience, qui consistait à produire un ensemble de textes courts entre des auteurs communiquant les uns avec les autres sans véritable dialogue, mettait l’accent sur la nouveauté de la communication via un réseau d’ordinateurs.
Mais comment ces mots, dans l’expérience de Lyotard et Chaput, pouvaient-ils désigner quelque chose d’immatériel ? L’un des participants, l’économiste Marc Guillaume, a également trouvé cette situation troublante et sous le titre « dématérialisation », il posa la question suivante : « Ne pouvons-nous pas au moins prétendre que la dématérialisation n’a pas lieu ? […] Elle s’accompagne nécessairement d’une rematérialisation qui la rend possible2. » En d’autres termes, la dématérialisation doit impliquer un transfert vers un autre type de matière amenant à penser qu’elle n’a pas vraiment eu lieu, qu’il ne s’agirait en fait que d’une fiction.
Dans cet article, je soutiens que l’immatérialité de l’information est une sorte de récit dans notre culture occidentale, qui nous fait spéculer et rêver, mais qui tient avant tout du simulacre. En somme, nous savons que l’information doit avoir une forme matérielle, mais nous choisissons de ne pas le voir. Cette fiction qui consiste à considérer l’information comme immatérielle nous conduit à sous-estimer les fondements matériels et énergétiques de nos civilisations. Elle produit ainsi un obstacle épistémologique et politique nuisible à une évaluation raisonnable de l’impact écologique des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Avec la libéralisation d’Internet au cours des années 1990, l’immatérialité de l’information s’est rangée parmi les récits dominants de cette période historique spécifique et a alors été rendue visible sous sa forme la plus pure. Dans cet article, je m’attarderai en particulier sur le livre de Nancy Katherine Hayles, How We Became Posthuman3, que je lis comme un symptôme de notre époque. Cela dit, je soutiendrai également que l’immatérialité de l’information est un récit présent depuis longtemps dans le débat public sur ce que l’on appelle souvent l’ère de l’information ou encore la société de l’information. L’objectif de cet article est de formuler une critique de l’immatérialité de l’information en s’appuyant sur les principes que David Edgerton a proposés dans le but de produire une histoire des techniques libérée de toute téléologie4.
Le paradigme informatique
L’accent mis sur l’information soulève bien sûr la question de savoir ce que l’on entend par ce terme, mais la définition de l’information est elle-même sujette à controverse. En ingénierie et dans les sciences naturelles, l’opinion dominante depuis les années 1940 la définit en termes statistiques, comme le moyen le plus efficace de transmettre une certaine quantité de données sur une certaine distance. Cette définition rejette toute interprétation sémantique de ce qui est transmis. Cependant, un certain type de lecture sémantique de l’information est nécessaire dans la plupart des autres domaines de la recherche, qui définissent généralement l’information comme la communication d’un message à interpréter et auquel il faut réagir. Il s’agit là d’une contradiction récurrente dans l’histoire de la cybernétique et dans les débats sur l’information ayant eu lieu dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, et c’est également un problème récurrent dans ce que nous pourrions appeler le « discours sur l’information ». C’est la raison pour laquelle il est impossible de donner une définition stricte de ce qu’est l’information.
En outre, on a l’habitude de concevoir l’information comme étant aussi de la mémoire liée à un support matériel quelconque. Traditionnellement, ce support peut être du simple papier, mais nous pouvons élargir cette perspective et y inclure d’autres formes d’information, tels les enregistrements sur des cylindres de phonographe, des disques de gramophone, des bandes magnétiques et des images cinématographiques sur film. En outre, beaucoup d’informations que nous considérons aujourd’hui comme de la mémoire sont stockées sous forme numérique (c’est-à-dire sous forme de zéros et de uns), à laquelle on fait appel dans des situations données. Cette mémoire est faite, soit d’instructions pour nos programmes informatiques, soit de documents que nous stockons pour mieux les sauvegarder. Nous ne voyons pas vraiment les données elles-mêmes, et leur récupération et affichage sont des processus qui nous restent cachés. Tout se passe dans une « boîte noire » et, en tant que profanes, il est clair que nous ne gagnerions pas en sagesse si nous ouvrions le boîtier d’un ordinateur pour l’inspecter. Les belles images que nous pouvons voir sur nos écrans d’ordinateur, de tablette ou de smartphone sont produites d’une façon qui n’est pas directement perceptible par nous : elles sont virtuelles, comme on dit. Ce fait participe probablement de la mystique produite par le discours sur l’information, tout comme il participe certainement des fondements du récit de l’immatérialité de l’information.
Sans doute sera-t-il utile de préciser ce que j’entends ici par « immatériel », et pourquoi je ne limite pas mon propos à l’information perçue comme dématérialisée. On dit souvent que l’information est sans réalité matérielle, mais l’immatériel est quelque chose de plus. Il peut être compris comme un mouvement qui s’élance hors du « terrain » ou du « territoire » eu égard auquel une chose est néanmoins entièrement dépendante. Ou encore, l’immatériel peut être décrit comme le passage d’un type d’instanciation matérielle à un autre, donnant l’impression qu’elle est sur le point de perdre complètement sa matérialité. En d’autres termes, l’immatérialité participe d’un mouvement de déterritorialisation. L’immatériel doit par définition être dématérialisé, mais les entités dématérialisées peuvent échapper, quant à elles, au mouvement de déterritorialisation.
Hayles et le posthumain
Comme je l’ai mentionné plus haut, j’entends lire le livre de Nancy Katherine Hayles, How We Became Posthuman, comme un texte clé pour décrire comment, dans les années 1990, l’information a pu être envisagée comme immatérielle. Son livre traite de ce qu’elle appelle « le posthumain5 ». Elle relie ce concept au développement de l’informatique et de la cybernétique dans les années 1940 et 1950, à l’influence de la guerre froide et à la diffusion de l’ordinateur individuel dans les sociétés occidentales à partir des années 1980 et 1990.
L’un des points de départ de l’analyse proposée par Hayles tient au fait qu’avec l’introduction de la théorie de l’information à la fin des années 1940, l’information n’est plus alors pensée comme étant liée à un support matériel donné, mais comme quelque chose de flottant, qui n’est pas affecté par les modifications du contexte6. Elle observe notamment que l’« une des caractéristiques déterminantes de notre époque actuelle sur le plan culturel, c’est la croyance que l’information peut circuler sans changement entre différents supports matériels7 ». Elle peut circuler librement entre différentes entités matérielles, lesquelles peuvent être toutes sortes de choses : un tube à vide, des transistors sur une puce, une bande magnétique, un lecteur de disque dur, une bande de microfilm, un CD ou un DVD, un réseau de cellules nerveuses ou encore une bande d’ARN. Cette situation a également transformé notre façon de voir les êtres humains, qui « devraient alors être considérés avant tout comme des entités traitant de l’information, qui ressemblent essentiellement à des machines intelligentes8 ». En raison de la priorité accordée au modèle informationnel, « l’incarnation dans un substrat biologique doit être considérée comme un accident de l’histoire plutôt que comme une fatalité de la vie9 ». Le corps se transforme en accessoire de mode et, dans la condition posthumaine, son usage est limité. Dans notre culture et à notre époque, on affirme souvent que, « parce que nous sommes essentiellement de l’information, nous pouvons nous débarrasser du corps10 ».
Le corps se transforme en accessoire de mode et son usage est limité.
Le but poursuivi dans son livre par Hayles semble être, en partie, la description de l’émergence de ce que j’ai appelé le « paradigme de l’information », dans lequel un ensemble de questions sont perçues comme ayant trait à l’information. Nous, les humains, sommes des unités de traitement de l’information. Celle-ci peut être véhiculée par n’importe quel type de média, ce qui nous permet de penser que l’information peut être traitée séparément de son instanciation matérielle et qu’en fin de compte, nous pourrions nous affranchir complètement de ce monde matériel.
Selon Hayles, le paradigme de l’information était devenu, à la fin des années 1990, quelque chose de plus qu’un simple motif de recherche scientifique : il s’était répandu dans le tissu social comme un point de vue culturel. Nous pouvions vivre des vies parallèles sur Internet et dans les jeux informatiques. La simulation peut être perçue comme plus réelle que l’expérience vécue en dehors des écrans, et une copie peut être meilleure que l’original. La manipulation médiatique devient habituelle, et la valeur de vérité que nous accordons aux enregistrements sonores, aux photographies et aux enregistrements vidéo change progressivement. Lorsque l’information interpénètre de plus en plus la forme matérielle, « il n’y a qu’un pas à faire pour percevoir l’information comme étant plus mobile, plus importante, plus essentielle que les formes matérielles. Lorsque cette impression devient partie intégrante des mentalités, on est entré dans la condition de la virtualité11 ». Le virtuel est, en quelque sorte, le stade le plus avancé du posthumain.
L’immatérialité dans les années 1990
Avec l’essor de l’ordinateur personnel et l’émergence d’Internet auprès du grand public, les débats sur l’immatérialité de l’information ont fleuri dans les années 1990. J’affirmerais même que cette période a vu émerger ce récit dans sa forme la plus pure, alors qu’il était auparavant en concurrence avec d’autres récits et continue de l’être à notre époque. Cette situation s’explique en particulier par ce que nous pourrions appeler le « récit de libération », qui insistait à l’époque sur l’expérience de la liberté, quand tout un chacun fut en mesure de se débarrasser de la machine à écrire, de concevoir par soi-même de beaux documents et, plus tard, de se connecter à Internet. Ce récit a dominé le discours public depuis la généralisation de l’informatique personnelle dans les années 1980. L’historien Ronald Kline a montré comment l’image de l’ordinateur s’est transformée à la fin des années 1970 et au début des années 198012. La peur de l’automatisation par la technique, conduisant au chômage de masse, fut remplacée par un récit construit sur l’ordinateur personnel, vu comme un outil accessible à tous. Il favoriserait un travail de bureau débarrassé de la paperasse, et pourrait même nous libérer des banques de données centralisées. C’est ce dernier point qui était, en 1984, au centre de la publicité d’Apple pour le nouvel ordinateur Macintosh, dans laquelle on voyait une jeune femme détruire un écran montrant une sorte de Big Brother à la Orwell.
Pour expliquer cette transformation, on a longuement évoqué l’activisme, dans la région de San Francisco, de personnes issues de la contre-culture des années 1960 et 1970. L’un d’eux était Stewart Brand qui, dès 1987, déclarait qu’« un ordinateur personnel sans ligne téléphonique est une pauvre petite chose13 ». Selon lui, les ordinateurs devaient être connectés à un réseau. C’est pourquoi, il a cofondé, à cette époque, le WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), qui était un service d’accès par ligne téléphonique et fut l’un des réseaux les plus influents pour comprendre l’esprit de l’Internet libre qui a émergé dans ces années 1990. Un autre de ces activistes était Howard Rheingold qui, en se basant sur l’expérience des premiers tableaux d’affichage et des forums de discussion sur le WELL, a popularisé le terme de « communauté virtuelle » dans un livre de 199314. Le sous-titre anglais du livre est Homesteading on the Electronic Frontier, et fait allusion aux personnes qui, au cours du xixe siècle, se sont installées dans l’Ouest américain et y ont établi leurs homesteads, c’est-à-dire leurs foyers. Ce sous-titre fait également allusion à la conception très américaine de la frontière, où de nouvelles terres peuvent être conquises, où quelque chose de nouveau peut se produire, et qui est en partie un territoire sans lois. Contrairement aux communautés formées par les hippies dans les décennies précédentes, les communautés virtuelles sont purement immatérielles. Cette idée a été poussée un peu plus loin par l’activiste et poète John Perry Barlow qui, au milieu des années 1990, a déclaré l’indépendance du cyberespace : « le nouveau foyer de l’esprit15 ». Le terme de « cyberespace » a été inventé au début des années 1980 dans le roman dystopique de William Gibson, Neuromancer, dans lequel il est décrit comme une sorte d’espace alternatif à un monde détruit par l’industrialisation et la pollution. Dans la version de Barlow, cependant, le cyberespace est devenu le lieu où de nouvelles communautés peuvent être fondées indépendamment de l’ingérence des gouvernements, même si (ironie de l’histoire) sa technologie a été développée en partie sur des fonds publics. Cette forme d’utopie se combine également avec cet imaginaire économique selon lequel l’informatique personnelle serait une technologie douce susceptible de révolutionner à la fois l’économie et la société. Elle devrait, disait-on, entraîner une transformation complète de nos relations économiques, donner du pouvoir à l’individu et, plus encore, obliger les grandes entreprises à devenir moins bureaucratiques, sous peine de disparaître.
D’autres ont rejoint le mouvement. Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine, a affirmé que la production économique devenait de plus en plus légère et immatérielle en raison de la numérisation16. Le sociologue Manuel Castells a estimé que l’ordinateur et Internet étaient en train de devenir des modèles pour nos sociétés. Dans un monde en réseau, l’économie informationnelle supplanterait l’économie industrielle17. Le philosophe français Pierre Lévy a soutenu que les communautés virtuelles pourraient conduire à une forme de cyberdémocratie réconciliant enfin les dirigeants et les gouvernés18.
Nombre de ces arguments renvoient aux débats des décennies précédentes sur la société postindustrialisée, l’ère de l’information, etc. Ma position critique par rapport à ce type de réflexion ne nie pas l’existence des changements sociaux que l’introduction des technologies de l’information a entraînés dans les sociétés occidentales. Il ne s’agit pas non plus de nier la part croissante du secteur des services dans le PNB de ces sociétés, ou l’augmentation de la part de travail créatif dans la conception des produits vendus. Mon problème concerne l’idée même selon laquelle ces évolutions seraient dématérialisées et sans pesanteur. Comme le souligne David Edgerton : « Le fait qu’un tel secteur soit en apesanteur est immédiatement contredit par la masse des choses qui lui sont associées, le poids sans précédent des objets dans les magasins, les piles de papier dans n’importe quel bureau, sans parler de la prolifération des ordinateurs, des télécopieurs et des photocopieurs. Il suffit de regarder les maisons du monde riche pour voir qu’elles sont remplies de choses. C’est pourquoi le stockage est une industrie en pleine croissance et le déménagement devient une affaire de plus en plus importante19. »
Mon problème concerne l’idée même selon laquelle ces évolutions seraient dématérialisées et sans pesanteur.
L’impression que nous vivons dans une société de l’information postindustrielle est étroitement liée aux lieux où sont produites toutes les choses que nous consommons. Le développement du transport par conteneurs a entraîné, dans les années 1970, une chute spectaculaire du coût du fret. À partir de cette époque, la production industrielle a largement été délocalisée vers les pays d’Asie, et fut ainsi créé le modèle contemporain consistant à produire la plupart des biens à l’Est afin de les vendre à l’Ouest.
Ce raisonnement remet également en cause les suppositions selon lesquelles Internet est un lieu d’échanges immatériels et de cybercommunautés elles aussi immatérielles. Bien entendu, ces suppositions ont détourné les yeux des investissements massifs qui ont dû être faits dans les domaines des télécommunications, du matériel informatique et du travail humain, dans le but de faire fonctionner toute la dimension numérique de nos existences.
Où en est l’immatérialité de l’information aujourd’hui ?
Jusqu’ici, j’ai assimilé l’immatérialité de l’information à une sorte de récit, que j’ai relié à une période historique donnée, les années 1990. Mais aujourd’hui, où trouve-t-on ce récit ? Je vais tenter d’apporter deux réponses, provisoires, à cette question. La première est liée à la façon dont nous vivons Internet, et la seconde à la façon dont le techno-futurisme contemporain promeut l’idée d’immatériel.
Plus haut, j’ai défini l’immatériel comme un mouvement projeté hors du « terrain » ou du « territoire » dont une chose est néanmoins entièrement dépendante. Le récit de l’immatérialité de l’information est principalement présent aujourd’hui dans le caractère « nouménal » de nombreux services du Web. Comme l’exprime l’artiste et journaliste James Bridle, « Aujourd’hui, le cloud est la métaphore centrale de l’Internet : un système mondial de grande puissance et d’énergie qui conserve néanmoins l’aura de quelque chose de nouménal et de numineux, quelque chose de presque impossible à saisir. Nous nous connectons au cloud, nous y travaillons, nous y stockons et en extrayons des choses, nous y réfléchissons. Nous payons pour cela et nous ne le remarquons que lorsqu’il craque20. »
Ce cloud n’est pas un nuage en apesanteur, mais une infrastructure physique de câbles et de serveurs. Pour construire tout ce matériel, l’industrie dépend d’un flux constant de ressources essentielles provenant de l’extraction du minerai des mines et du pétrole des puits. Au cours des trois dernières décennies, le secteur informatique et technologique est également devenu de plus en plus dépendant des métaux rares, nécessaires à la production de gadgets plus petits, de semi-conducteurs plus rapides et de câbles à fibres optiques plus performants. Ces métaux sont très difficiles à extraire et la pollution due au traitement du minerai est stupéfiante. La quantité totale d’électricité nécessaire pour faire fonctionner Internet, les réseaux de téléphonie mobile, la télévision et les appareils informatiques individuels (l’ensemble du secteur des TIC) représente environ 10 % de toute l’électricité produite dans le monde en 2015, et sa part devrait doubler d’ici 203021. Sommes-nous conscients, en tant qu’utilisateurs d’Internet, du fait que chaque fois que nous effectuons une recherche sur Google, nous utilisons de l’électricité ? Le secteur des TIC est responsable de plus de 2 % de toutes les émissions de CO2. « Cela met l’empreinte carbone des TIC au même niveau que les émissions CO2 de l’industrie aéronautique dues au carburant22. »
Techno-futurisme
Une deuxième réponse à la question de savoir où nous pouvons déceler l’immatérialité de l’information aujourd’hui est qu’elle se trouve dans les essais techno-futuristes. Un exemple récent de ce type d’ouvrages largement lus est le livre Homo Deus23 de l’historien en vogue Yuval Noah Harari. Ce livre a été traduit dans de nombreuses langues et s’est très bien vendu. Le futurisme qu’il promeut a pour hypothèse centrale que le changement technologique est la cause majeure de l’évolution sociale et qu’il est poussé par une forme de compétition darwiniste dépersonnalisée. Harari avance comme thèse principale que l’humanité a pour nouvelle grande tâche de devenir immortelle. Toutefois, ce changement ne sera possible que pour ceux qui ont suffisamment d’argent, car il sera coûteux et impliquera une transformation des corps pour les happy few. L’informatique et la technologie entrent dans l’histoire sous la forme de l’intelligence artificielle, comprise comme l’ensemble des algorithmes développés par l’apprentissage automatique. L’algorithme est une sorte de mantra pour Harari car tout, selon lui, est en pratique régi par des algorithmes : tous les organismes biologiques, notre évolution, la façon dont notre esprit fonctionne, nos États bureaucratiques, nos ordinateurs et notre avenir dépendraient des algorithmes. Dans ce livre, la libération de l’information de son ancrage matériel passe par la forme algorithmique et, comme si cela ne suffisait pas, les algorithmes « poussent les humains hors du marché du travail, la richesse et le pouvoir pourraient être concentrés dans les mains de la minuscule élite qui possède les algorithmes tout-puissants, créant une inégalité sociale et politique sans précédent24 ». Le xxie siècle verra l’émergence d’une sous-classe inutile. « Cette “classe inutile” ne sera pas simplement sans emploi, elle sera inemployable25. » Les algorithmes informatiques pourraient devenir si performants qu’ils seraient susceptibles de devenir des personnes juridiques, et de posséder eux-mêmes des entreprises. Il va sans dire que les avancées de cette technologie sont pensées comme inéluctables.
Les espoirs et les craintes induits par ce genre de futurisme sont, bien sûr, complètement exagérés et réintroduisent une téléologie dans l’histoire des techniques. Selon les termes de David Edgerton, le futurisme « insinue que le passé ou le présent ne sont pas des guides, que nous devons aller de l’avant, effacer de notre esprit ce que nous savons, être prêts pour le meilleur des mondes à venir26 ». En d’autres termes, le techno-futurisme implique une sorte d’oubli actif de la façon dont les changements technologiques ont eu lieu dans le passé, ainsi que du fait – c’est l’un des arguments principaux d’Edgerton – que les changements technologiques sont le résultat d’un choix à un moment historique précis. Ils ne sont pas causés par les capacités propres des artefacts techniques. En règle générale, d’autres alternatives technologiques étaient présentes lorsqu’un choix spécifique a été fait et, souvent, les technologies plus anciennes continuent d’être utilisées longtemps après l’introduction d’une nouvelle.
Ce que j’ai appelé dans cet article l’« immatérialité de l’information » suppose une sorte de tentative pour quitter le terrain auquel nous sommes néanmoins liés, et dont nous dépendons. Le commentaire de Marc Guillaume dans l’expérience de Lyotard et Chaput, selon lequel toute dématérialisation doit impliquer une rematérialisation, reste valable aujourd’hui autant qu’il l’était en 1984. Toutefois, supposer une sorte d’immatérialité demeure l’une des principales façons de penser, de parler et d’écrire sur la transformation numérique de nos sociétés. Cela nous fait commettre certaines erreurs théoriques impliquant souvent une sorte d’oubli actif. Cet oubli actif ne concerne pas seulement la façon dont les changements technologiques ont eu lieu dans le passé, mais aussi le fait que toute technologie a un coût matériel et écologique. Un effet étrange de cette conception culturelle que nous appelons le « virtuel » est qu’elle opère, en vérité, à la manière d’un contre-récit à toute prise de conscience écologique. Ce phénomène est encore plus sensible dans le techno-futurisme évoqué plus haut : pourquoi se donner la peine d’essayer quoi que ce soit pour répondre aux questions sociales et politiques les plus urgentes de notre époque, si ce sont les technologies elles-mêmes qui décident de l’avenir de nos sociétés ? En d’autres termes, ce récit verrouille l’imaginaire politique et le convertit en simple attentisme.
Comme je l’ai déjà mentionné, l’immatérialité nous fait rêver et spéculer, et c’est peut-être l’un des principaux attraits de cette façon de voir le monde, même si elle est trompeuse. Si l’on ajoute à ce tableau les énormes changements apparus ces trente dernières années dans la façon dont nous communiquons au moyen de machines, l’immatérialité de l’information devient une évidence. C’est peut-être la raison pour laquelle nous sommes attirés à la fois par les hyperboles scientifiques et les récits techno-futuristes. Un exemple est l’affirmation de Hayles, selon laquelle l’information peut « circuler entre des composants organiques à base de carbone et des composants électroniques à base de silicium pour faire fonctionner les protéines et le silicium comme un seul système27 ». Cela ne pouvait tout simplement pas se faire en 1999, lorsque Hayles écrivait ces lignes, et cela ne peut toujours pas se faire aujourd’hui, alors que je les commente. Néanmoins, c’est clairement un avenir rêvé pour de nombreux scientifiques et ingénieurs. Quoi qu’il en soit, les lignes écrites par Hayles illustrent la courte distance entre le discours sur l’information et l’hyperbole techno-futuriste qui vit et prospère grâce à l’oubli actif de la base matérielle de l’information et de ses différents coûts. Il est du devoir des générations actuelles de remédier à cette situation.
Traduit par Matthieu Forlodou
- 1.Les textes sont disponibles dans Jean-Francois Lyotard et Thierry Chaput (sous la dir. de), Les Immatériaux, vol. 1, Épreuves d’écriture, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1985.
- 2.Ibid., p. 43.
- 3.Nancy Katherine Hayles, How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999.
- 4.Voir David Edgerton, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, trad. de l’anglais par Christian Jeanmougin, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013.
- 5.Le discours sur le posthumain, ou posthumanisme, est né des études littéraires anglo-américaines au milieu des années 1990, et il est devenu un terme générique couvrant de nombreuses questions relevant de la philosophie, de la littérature, des études culturelles et même du transhumanisme. Un thème commun semble être l’antienne du décentrement de l’humain (ou des valeurs humaines), que ce soit dans les discours savants, dans l’interaction avec des artefacts techniques ou par une transformation biotechnologique de l’espèce Homo sapiens elle-même. Cela offre un champ de réflexion très varié, dans lequel chacun peut utiliser le mot « posthumain » comme son propre emblème. Il est impossible de décrire avec exhaustivité ce que ce concept recouvre sans risquer d’être critiqué, c’est pourquoi je ne me lance pas dans ce débat.
- 6.N. K. Hayles, How We Became Posthuman, op. cit., p. 19.
- 7.Ibid., p. 1.
- 8.Ibid., p. 7.
- 9.Ibid., p. 2.
- 10.Ibid., p. 12.
- 11.Ibid., p. 19.
- 12.Voir Ronald R. Kline, The Cybernetic Moment: Or Why We Call Our Age the Information Age, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2015, p. 234-237.
- 13.Stewart Brand, The Media Lab: Inventing the Future at MIT, New York, Penguin Books, 1987, p. 23.
- 14.Howard Rheingold, Les Communautés virtuelles, trad. de l’anglais par Lionel Lumbroso, Paris, Addison-Wesley France, coll. « Mutations technologiques », 1995.
- 15.John Perry Barlow, « Déclaration d’indépendance du cyberespace » [1996], trad. de l’anglais par Jean-Marc Mandosio, dans Olivier Blondeau (sous la dir. de), Libres Enfants du savoir numérique. Une anthologie du « Libre », Paris, Éditions de l’Éclat, 2000, p. 47-54.
- 16.Voir Diane Coyle, The Weigthless World: Strategies for Managing the Digital Economy, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1998.
- 17.Voir Manuel Castells, La Société en réseaux, vol. 1, L’Ère de l’information [1996], trad. de l’anglais par Philippe Delamare, préface d’Alain Touraine, Paris, Fayard, 2001.
- 18.Voir Pierre Lévy, Cyberdémocratie. Essai de philosophie politique, Paris, Odile Jacob, 2002.
- 19.D. Edgerton, Quoi de neuf ?, op. cit., p. 70.
- 20.James Bridle, New Dark Age: Technology and the End of the Future, Londres, Verso, 2018, p. 7.
- 21.Voir Nicola Jones, “How to stop data centres from gobbling up the world’s electricity”, Nature, vol. 561, no 13, 2018, p. 163-166.
- 22.Ibid., p. 164.
- 23.Yuval Noah Harari, Homo Deus. Une brève histoire de l’avenir [2016], traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2017.
- 24.Ibid., p. 376.
- 25.Ibid., p. 379.
- 26.D. Edgerton, “White heat at 50: Wilson’s techno-futurism distracts us from his real goals”, The Guardian, 25 septembre 2013.
- 27.N. K. Hayles, How We Became Posthuman, op. cit., p. 2.