Théorie, concepts et politique, avant et après 68. (Table ronde)
On met souvent en rapport le développement des sciences humaines françaises dans les années 1960 avec la radicalisation politique. Pourtant, un examen rétrospectif révèle des relations plus incertaines, sauf à réduire les livres phares de la période à quelques formules équivoques. Les participants de cette discussion confrontent leurs interprétations de l’héritage de la période et se demandent comment relire aujourd’hui Lévi-Strauss, Foucault, Deleuze…
Esprit – Nous n’allons pas nous intéresser ici à l’histoire de Mai 68, mais à l’évolution des savoirs et à la manière dont l’effervescence intellectuelle des années 1960 peut être mise en relation avec l’évolution politique de la période. Les événements de Mai 68 interviennent au terme d’une décennie faste pour les sciences humaines en France : la Pensée sauvage (1962) de Claude Lévi-Strauss, les Mots et les choses (1966) de Michel Foucault, l’Écriture et la différence (1967) de Jacques Derrida. Pourtant, à l’exception du Pour Marx (1965) de Louis Althusser (et encore…) aucun de ces textes n’a de finalité politique explicite. Comment expliquer le décalage entre les préoccupations théoriques de l’époque et son aboutissement politique ?
Frédéric Keck – Mon hypothèse est qu’il faut partir de la parution de la Pensée sauvage1 de Claude Lévi-Strauss en 1962. On trouve une série d’échos de cet ouvrage à travers la philosophie française de 1962 à 1968 : Ricœur le discute dans Esprit en 19632 ; Lyotard en fait un compte rendu dans les Annales3 en 1965, qu’il reprendra régulièrement en le modifiant en fonction des langages philosophiques qu’il adopte successivement ; Foucault écrit les Mots et les choses en 1966 pour faire une archéologie du structuralisme4 ; Derrida publie De la grammatologie en 1967 où il repère une tension entre la structure et le jeu5.
La Pensée sauvage marque une nouvelle étape dans la réflexion sur les sciences humaines en philosophie. Il opère une rupture avec la Critique de la raison dialectique de Sartre – c’est assez connu – mais aussi avec l’ensemble des débats sur les rapports entre existentialisme et marxisme opposant Sartre et Merleau-Ponty. Il ne s’agit pas d’une simple histoire intellectuelle puisque la Pensée sauvage marque aussi la fin de la guerre d’Algérie, c’est-à-dire la fin d’un certain rapport entre la philosophie et l’aventure coloniale. Je fais l’hypothèse que, de Durkheim à Sartre, la philosophie accompagne le projet modernisateur dans les colonies, selon lequel ce qui se passe à l’étranger peut être intégré dans la conscience, dont il présente une forme inférieure ou supérieure (en termes de solidarité pour Durkheim, de liberté pour Sartre). Au contraire, Lévi-Strauss affirme que ce que l’on peut dire sur les autres sociétés passe par l’inconscient, et non pas par la conscience : les sociétés peuvent être décrites comme des combinaisons de structures formelles, et leurs idéologies comme des bricolages conceptuels, sans aucune hiérarchie de valeur entre ces constructions. À mon sens, le défi de la Pensée sauvage est de penser un rapport de la société à l’extériorité qui ne la soumet pas au jugement de la conscience, que ce soit dans la version républicaine de Durkheim ou dans la version révolutionnaire de Sartre.
C’est pourquoi la publication de la Pensée sauvage est un double choc pour la philosophie : elle fait découvrir l’anthropologie comme synthèse des autres sciences, et comme science des sociétés autres ; elle dépossède ainsi la philosophie de son droit à tout juger depuis la conscience. À mes yeux, ce n’est pas un hasard si ce livre est écrit au moment où ont lieu des manifestations à Paris qui conduisent à des massacres d’État : le 17 octobre 1961 et le 8 février 19626. Lévi-Strauss n’en parle pas, il s’enferme au contraire dans la fréquentation des « sociétés sauvages », mais je pense que des gens comme Foucault, Derrida et peut-être Lyotard lisent ce livre dans le contexte de la fin de la guerre d’Algérie. C’est précisément au moment où l’intégration de l’extériorité dans la conscience républicaine devient impossible qu’est véritablement reçue la thèse de Lévi-Strauss sur le caractère inconscient des structures. Ces deux faits – l’épistémologie du structuralisme et la situation postcoloniale – doivent être reliés, et l’on n’en a pas encore tiré toutes les conséquences.
Mai 68 constitue de ce point de vue la revanche de Sartre sur Lévi-Strauss. On l’a beaucoup dit à l’époque, notamment les situationnistes : « Les structures ne descendent pas dans la rue. » Au contraire, Sartre permet de penser les « groupes en fusion », la spontanéité collective. Deleuze, qui est un grand admirateur de Sartre, va critiquer Lévi-Strauss après Mai 68 dans l’Anti-Œdipe, alors qu’il l’avait lu très attentivement dans Logique du sens : il va s’engager dans les philosophies du désir, opposant les rhizomes aux structures. Mais il me semble que les manifestants de Mai 68 – même s’il y a eu des violences – répétaient de façon joyeuse les événements de 1961-1962 : la libération venait de la possibilité de parler de politique en levant cette tension extrême qui venait du rapport au colonialisme à un État policier. Je crois donc qu’il faut rapporter l’effervescence de Mai 68 à la structure à la fois intellectuelle et politique qui lui donne sens, et dont la Pensée sauvage me semble un bon indice.
La difficulté de l’œuvre de Lévi-Strauss tient à ce qu’il instaure un rapport à l’extériorité tout en l’intégrant dans le travail de la raison. Derrida et Foucault ont repéré cette tension chez Lévi-Strauss, en montrant qu’il reprend le projet classique de l’anthropologie comme synthèse des savoirs tout en le faisant exploser par sa pratique du bricolage. Lévi-Strauss instaure un décalage entre la théorie et la pratique à l’intérieur même des sciences humaines, qui va permettre de penser d’autres décalages, entre la science rigoureuse et la violence d’État, entre la rationalité universelle et la spontanéité du désir.
Pierre Zaoui – Il serait intéressant de comparer la Pensée sauvage à ce que Lévi-Strauss dit à la fin de Tristes Tropiques, notamment cette idée que le monde musulman est notre miroir, « l’occident de l’orient », monde régressif et clos comme le nôtre7. Ces pages sont difficiles à relire aujourd’hui. Je ne pense pas que ce soit la plus haute pensée anthropologique que l’on puisse avoir sur l’Islam. Par ailleurs, Lévi-Strauss est complètement hors jeu de tous les mouvements de contestation et de décolonisation. Dans De près et de loin8, il défend l’idée qu’il y a deux crimes majeurs, la colonisation et la décolonisation, qui s’est faite de manière violente, qui a brutalisé les sociétés les plus marginales, notamment en Amérique du Sud.
De ce point de vue, peut-on dire qu’un mouvement comme celui de Mai 68 soit un « aboutissement » ? Je ne pense pas que 68 soit l’aboutissement politique de l’effervescence intellectuelle des années 1960. Même Sartre, qui essayait de se raccrocher au mouvement, fut très vite débordé. Mais le structuralisme (y compris marxiste) tout aussi bien. Les deux furent débordés. La révolte s’explique davantage sur un plan politique qu’intellectuel.
Autrement dit, la véritable « pensée 68 » se constitue à mon sens a posteriori, pour essayer justement de prendre la mesure de ce qui s’était passé et qui semble avoir pris de court à peu près tout le monde, intellectuels, comme appareils et militants. Ainsi, on peut au moins noter qu’aucun grand intellectuel de l’époque (à part peut-être Henri Lefebvre à Nanterre, Guy Debord et les situationnistes, Lyotard et quelques anciens de Socialisme ou Barbarie) n’est directement partie prenante du mouvement : Althusser est malade ; Foucault est en Tunisie ; Deleuze et Bourdieu participent à une ou deux manifestations, mais comme simples participants en sympathie avec le mouvement ; Derrida est à moitié aux États-Unis à ce moment-là ; Lacan ne dit rien, ira plus tard à Vincennes et cela ne se passera pas très bien. Sans compter ceux qui furent franchement contre ou au moins très sceptiques : Lévi-Strauss justement, ou Canguilhem.
Il me semble qu’il s’agit donc avant tout d’une révolte politique, contre un champ politique dominé par De Gaulle et le PC, bien davantage qu’au nom de qui que ce soit ou dans l’héritage de quoi que ce soit de spécifiquement lié aux années 1960.
Cela étant, on peut quand même comprendre le mouvement proprement intellectuel comme le double refus du structuralisme et de Sartre : de la théorisation abstraite et du magistère moral. Comme on l’a dit, « les structures ne descendent pas dans la rue ». Et c’est aussi un dépassement de Sartre, même si ce dernier essaiera de rattraper le mouvement. De ce point de vue, il s’agit peut-être du tombeau d’Althusser et Sartre, c’est-à-dire des deux grandes figures qui organisaient la gauche jusque-là.
Ne reconstruisons donc pas un 68 imaginaire. Évidemment, ce qui nous paraît comme la « magie » de Mai 68, c’est de voir des groupes absolument sans rapport pris dans un même mouvement : des babas cool, des maoïstes durs, des défenseurs de la libération sexuelle, les futurs membres du Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar), des féministes, etc. Ces gens-là se détestaient très cordialement, le PC était plus ou moins obligé de les suivre, ne serait-ce que parce que s’enclenche là-dessus un mouvement ouvrier – la plus grande grève ouvrière du siècle, plus grande même que celles de 1936 qui n’avaient touché que le privé.
À cet égard, l’analyse qui me semble la plus juste, c’est la reconstruction rétrospective qu’en feront Deleuze et Guattari, notamment avec la double idée de multiplicité hétérogène et de transversalité. On a vraiment en 1968 une multiplicité pure, où des éléments sans rapport communiquent transversalement. De ce point de vue, c’est effectivement un abandon du structuralisme. Deleuze fait un très bel article sur le structuralisme en 19679, et c’est peut-être Mai 68 qui casse son rapport au structuralisme. Logique du sens paraît l’année suivante, mais il semble déjà ailleurs. Pour le coup, il reviendra paradoxalement à Sartre, la Critique de la raison dialectique étant très importante pour comprendre l’Anti-Œdipe. Mais on est dès lors très loin de toute influence directe des sciences humaines… Et Derrida aussi en est très loin. Une conférence de lui de l’époque, même à cheval sur les événements de Mai 68 (prononcée en avril et finalisée en septembre), situe l’enjeu entre Nietzsche et Heidegger, donc très loin de l’horizon structuraliste et des sciences humaines10.
Après la décennie glorieuse, « l’événement » de 68
Michaël Fœssel – Le décalage est évident entre la « décennie glorieuse » d’un point de vue philosophique et l’« événement » de 68. On peut interpréter cet écart de manière hégélienne : la chouette de Minerve se levant, comme on sait, au crépuscule, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que les interprétations philosophiques de Mai suivent un événement que, par définition, rien n’annonce. Mais d’un point de vue plus prosaïque, on peut aussi remarquer que les étudiants de philosophie ne jouent pas un rôle moteur en 68, il faut plutôt aller chercher du côté des facultés de sociologie, à commencer par Nanterre où l’influence d’Henri Lefebvre est forte. Il est vrai que Lefebvre était philosophe et, qu’à cette époque, les étudiants de philo suivaient des cours de sociologie : la transversalité des savoirs que l’après-68 allait promouvoir était certainement plus efficiente qu’aujourd’hui. Mais il ne me semble pas hasardeux que, dans le domaine des sciences humaines, l’impulsion vienne de la sociologie et que les premières prises de position politiques émanent de penseurs qui sont à la frontière de la philosophie et de la sociologie. Je pense en particulier à Certeau (la Prise de parole) et à Lefort (la Brèche, avec Edgar Morin et Cornelius Castoriadis sous le nom de Jean-Marc Coudray) qui interprètent l’événement « à chaud ».
On peut en conclure que des intellectuels soucieux aussi bien de sociologie que de philosophie politique étaient les mieux à même de saisir le sens de 68, au moins tel qu’il devait apparaître aux contemporains de l’événement. En effet, Lefort pose d’emblée la question centrale : s’agit-il d’une révolution ? La réponse est négative, et pourtant quelque chose se passe qui est de l’ordre d’une transformation profonde de la société, un réagencement inédit du rapport entre les individus. Mai 68 porte au grand jour une série de conflits qui ne se laissent pas penser sur le modèle classique de la lutte des classes : conflits générationnels, conflits entre les hommes et les femmes, etc. Il me semble que dans cette idée d’une « brèche » qui ne mène pas à la révolution, se trouve le cœur de ce qui, politiquement, sera le principal effet de 68 : la ruine, d’abord symbolique puis électorale, du Parti communiste. Cet aspect de l’événement ne pouvait qu’échapper aux penseurs qui, de près ou de loin, se réclamaient du « structuralisme ». Non pas qu’ils soient le moins du monde suspects d’allégeance au PC de l’époque, bien au contraire, la plupart d’entre eux avaient depuis longtemps rompu les ponts. Mais l’intérêt pour la permanence des structures sociales ou pour la généalogie des sciences humaines devait tout naturellement les porter (je pense aussi bien à Lévi-Strauss qu’à Foucault) à envisager le marxisme comme une tentative parmi d’autres d’appréhender la société. Quant à Derrida, il ne parlera de Marx qu’après la chute du Mur de Berlin.
Cela ne revient pas simplement à dire que les structuralismes s’élaborent dans un champ proprement théorique qui est par essence aveugle au contemporain. Bien sûr, on l’a beaucoup dit, « les structures ne descendent pas dans la rue ». Mais comme l’a montré Certeau, ce qui descend dans la rue c’est une contestation, d’abord par la parole, de ce qui jusque-là était vécu ou subi comme des structures. Il n’y a pas du tout une « désymbolisation », mais au contraire une demande de symbolique de la part de ceux qui se vivaient comme exclus de l’usage légitime de la parole (étudiants, femmes, homosexuels, mais aussi ouvriers). Tout cela allait donner naissance à une thématique (celle des « sans voix ») qui est finalement assez éloignée des centres d’intérêts de la pensée des années 1960. Pour être très schématique, disons que le structuralisme d’avant-68 est préoccupé des règles du discours (mais aussi de la parenté, des rituels, de l’inconscient), tandis que les pensées d’après-68 se consacreront plutôt à la perturbation de ces règles. D’une certaine manière, c’est un retour du politique, mais là où on ne l’attendait pas : non au niveau matériel du conflit social, mais au niveau symbolique de la reconnaissance.
Georges Vigarello – Je suis assez d’accord sur le fait qu’il faut distinguer ce qui est de l’ordre d’un mouvement politique et ce qui est de l’ordre des sciences humaines. Il est vrai aussi que nombre d’auteurs réunis par les commentateurs sous le label commun de « pensée 68 » peuvent apparaître comme étant en dehors du « mouvement » ou même comme fortement critiqués au moment des faits. Je pense à des textes très durs écrits par Henri Lefebvre contre les Mots et les choses : Foucault y était dit ignorant toute pensée dialectique, ignorant toute explication historique, figé, autrement dit, dans un formalisme dont Henri Lefebvre déplorait le succès, etc.
En revanche, on ne peut pas complètement éliminer l’influence des sciences humaines dans la période, pour deux raisons. La première est interne aux sciences humaines : celles-ci commencent à avoir un réel succès dans les années 1960. Institutionnel sans doute : à la fin des années 1950, se crée la licence de psychologie, en 1960, se crée la licence de sociologie. Bref, les sciences humaines commencent à exister dans les universités françaises. Succès scientifique aussi : des auteurs construisent un savoir spécifique pour les sciences humaines, une « langue », le structuralisme en étant un exemple marquant, avec la recherche, et c’est important, d’une terminologie toute particulière, propre aux nouveaux « savoirs ». Rien d’autre qu’une volonté d’affirmer un champ de connaissances « inédites » sur l’homme, un univers affranchi des références philosophiques, une multiplicité de repères faits de nouvelles démarches, de nouveaux objets, de nouveaux projets, etc. L’anthropologie de Lévi-Strauss est à cet égard étonnante, qui prétend révolutionner l’ensemble des savoirs sur l’homme : « La contribution de l’ethnologie, c’est la découverte que l’observation la plus concrète, la plus qualitative et la plus limitée qui, dans l’ordre des faits humains, paraît conduire à la formulation de lois générales11. » D’un côté, donc, une réalité épistémologique.
La seconde remarque est plus large : il y a eu, au cours des années 1960, des mouvements intellectuels situés aux frontières de la philosophie et de la sociologie assez importants, dignes d’être relevés. Pour dire les choses de manière simpliste, le freudo-marxisme est de ceux-là. Il commence à être connu au début des années 1960. Il a de l’impact et se diffuse auprès des étudiants. Il est marquant parce qu’il « dépasse » le seul discours tenu sur l’aliénation pour toucher, plus concrètement, à celui portant sur les modes d’affranchissement et de plaisir. Adorno, Horkheimer, Lukacs sont lus et traduits. Marcuse12, avec Éros et civilisation, a un réel succès vers 1965 ou 1966 ; l’Homme unidimensionnel paraît pendant les événements… Marcuse était lu, notamment à travers la revue freudo-marxiste contestataire Partisan, de l’éditeur Maspero, qui paraît dès les années 1962-1963, où sont repris ses textes et conférences. Un numéro, entre autres, est publié en septembre 1968 sur « Sport, culture, répression ». Une frange d’étudiants a accès à ces auteurs, même si ces derniers ne connaîtront que par la suite une large diffusion.
Ces manifestations intellectuelles se placent « à cheval » entre le style politique et le style sciences humaines. La revue Arguments, par exemple, disparaît en 1962 mais elle a eu un effet depuis 1956. Elle aussi publie, dès les débuts des années 1960, des textes d’Adorno, Marcuse ou Lukacs. Elle a diffusé un ensemble de pensées contestataires tout en prenant en compte les sociologies de Jean Duvignaud, Edgar Morin, Alain Touraine, etc. Ce ne sont pas des auteurs situés au sommet de la reconnaissance savante, dans les années 1960, mais ce sont des auteurs qui commencent à compter et ne sont pas uniquement dans le politique. On peut dire qu’il existe une circulation des références et des idées entre les domaines.
Jean-Claude Monod – Le rapport entre un événement politique et un courant intellectuel, voire un ou quelques « noms propres », est rarement direct, et l’on sait bien aujourd’hui (la Pensée anti-68 de Serge Audier devrait achever d’en convaincre) que « la pensée 68 » ne fut pas, pour les acteurs du mouvement, celle que des philosophes ont construite après coup, en privilégiant les penseurs les plus pointus théoriquement et les plus armés philosophiquement, au détriment d’auteurs de moindre brio théorique mais plus en phase avec les dimensions libertaires, anticonsommation, écologistes, féministes, etc., du mouvement. On peut cependant hasarder l’idée que, de même que la Révolution française n’aurait pas eu la forme qu’elle a eue sans « les idées des philosophes », notamment de Rousseau, Locke et Montesquieu, de même 68 n’aurait pas eu le même visage sans la diffusion de « l’esprit des sciences humaines ». Celles-ci étaient bien devenues, via l’accès de masse à l’enseignement supérieur et notamment à des départements de sciences sociales en expansion, les pourvoyeuses de nouveaux instruments de compréhension du monde et de soi, sinon d’une nouvelle « culture », pour toute une « jeunesse ». Or ces sciences étaient alors moins en quête de respectabilité scientifique qu’en phase de réflexivité critique (une réflexion à laquelle s’associait la philosophie), hantées par la question : comment dénouer les savoirs que nous produisons des fonctions d’ordre et d’objectivation des dominés pour lesquelles, en un sens, ils ont été produits ? L’ethnologie mettait en question son lien natif avec une situation de domination coloniale ou technique des peuples ethnologisés, la psychologie était accusée, s’accusait parfois elle-même, de jouer les auxiliaires de l’évaluation, de l’examen, du classement et finalement de la police (il faut relire à cet égard le texte extraordinairement violent de Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », paru en 1958), la psychiatrie et la criminologie devaient affronter la question de leur articulation à des institutions d’enfermement, la sociologie se démarquait de sa visée originelle de thérapeutique contre les désordres sociaux pour mettre en question les conditions inégalitaires de l’ordre social… Aucun auteur, aucun courant théorique unique, aucune « école » n’importe sans doute ici autant que l’effet d’ébranlement général et global lié à la formation, dans la jeunesse de l’époque, d’un état d’esprit de critique généralisée du modèle dominant : une tournure de pensée formée aux grilles de lecture « soupçonneuses » du marxisme et de la psychanalyse, d’une sociologie détaillant les mécanismes de la domination et d’une ethnologie pointant la naïveté ou le cynisme de l’ethnocentrisme… « La psychanalyse et l’ethnologie, observait Foucault en 1966, occupent dans notre savoir une place privilégiée […] parce qu’aux confins de toutes les connaissances sur l’homme, elles forment […] un perpétuel principe d’inquiétude, de mise en question, de critique et de contestation de ce qui a pu sembler, ailleurs, acquis13. »
Savoirs de la destitution symbolique et du décentrement, la psychanalyse et l’ethnologie montraient la fragilité de la prétention occidentale à constituer « la » civilisation rationnelle. Nous ne sommes pas plus fondés que quelque autre peuple, doté d’un tout autre système de règles matrimoniales, sexuelles et symboliques, à prétendre incarner l’Humanité en son unique expression légitime. Nous ne sommes pas plus fondés que quelque autre individu historique à nous croire maîtres de nos affects et de notre inconscient, à considérer ce que produisent la famille européenne et son organisation sexuée comme un individu émancipé, rationnel et harmonieux. Il résulte de cette double conscience une perception avivée des pressions, contraintes, violences commises « au nom de la civilisation » – dès lors que le système de contraintes sur les mœurs et les corps voit ses légitimations éthico-religieuses perdre leur crédibilité, et dès lors que la violence exercée au loin par nos pays perd toute auréole de civilisation.
C’est peut-être, retard compris, l’onde de choc de la Second Guerre mondiale, du nazisme, de la Shoah, qui rejaillit sur la vision de soi de l’Occident dans les sciences sociales des années 1960 : après ce dévoilement paroxystique des capacités de destruction et d’autodestruction de l’Europe moderne, après l’extermination des « minorités » juive et tsigane, et sur fond d’autres violences liées à des positions d’hégémonie (guerres de décolonisation, guerre du Viêt Nam, tour impérial du communisme soviétique…), des œuvres multiples, innombrables, qui sont souvent le fait de Juifs ayant fui l’Europe nazie ou occupée (Marcuse, Adorno, Lévi-Strauss…), montrent soit la relativité de tout ce qui pouvait asseoir une prétention à incarner « la » civilisation et à constituer le modèle « du » progrès14, soit le caractère oppressif des normes occidentales, tant à l’intérieur de ces sociétés qu’à l’extérieur. Rapprocher Lévi-Strauss de l’École de Francfort et du freudo-marxisme n’a guère de sens, dira-t-on ? Sauf si l’on se souvient que la recherche expressément « romantique » d’un autre rapport à la Nature et aux civilisations non industrielles n’est étrangère ni à Marcuse, ni à Lévi-Strauss ; sauf si l’on note, chez Lévi-Strauss, l’importance méthodologique accordée à Marx et à Freud comme penseurs d’un inconscient structurant ; sauf, enfin, si l’on écarte la question d’une cohérence doctrinale pour envisager des effets diffus et communicants, un état d’esprit des sciences humaines qui rouvrait ici l’espace de l’imaginaire social en montrant que oui, décidément, l’Occident « pouvait mieux faire ».
L’influence des structuralismes
F. Keck – Je voudrais revenir sur l’idée d’un décalage entre la théorie des sciences humaines, de 1962 à 1968, et la pratique politique au moment de 68. En effet, quand Lévi-Strauss écrit la Pensée sauvage, il est complètement décalé par rapport à ce qui se passe dans la société où il vit. Il s’enferme littéralement pendant des mois pour écrire ce livre à partir des cours qu’il a donnés au Collège de France. En même temps, le choc du livre en 1962 tient quand même à la société dans laquelle il vit, dont il vient éclairer de façon biaisée le rapport à l’extériorité. Pour comprendre cela il faut revenir à 1955, c’est-à-dire à la publication de Tristes Tropiques, qui intervient au moment où Lévi-Strauss n’est pas du tout reconnu intellectuellement et où le structuralisme n’est pas à l’avant de la scène intellectuelle. Lévi-Strauss dit qu’il écrit le livre dans un état de rage, en partie parce qu’il n’avait pas cette reconnaissance qu’ont eue Sartre et Merleau-Ponty, avec qui il avait passé l’agrégation de philosophie. Toute l’époque va se reconnaître dans le ton mélancolique de Tristes Tropiques, dans son idée de décadence des sociétés ; mais il y a aussi des anthropologues qui, à la suite de la lecture de ce livre, vont s’engager sur le terrain : Emmanuel Terray, par exemple, anthropologue marxiste qui sera ensuite critique envers la Pensée sauvage. Lévi-Strauss est le plus approuvé par ses contemporains en 1955 alors qu’il est le plus seul, et il est le plus mal compris en 1962 alors qu’il est au sommet de la reconnaissance intellectuelle. Ce décalage continue au cours des années 1960.
Il se tient en retrait du mouvement de Mai 68 – il dira plus tard qu’il n’admettait pas qu’on coupe des arbres pour faire des barricades15 – et il se plonge dans la rédaction des Mythologiques. Il a dit récemment dans un entretien pour Esprit que les années 1960 étaient sa grande période de création intellectuelle parce qu’il se sentait alors en prise avec l’ensemble des sciences humaines de son temps16. Je crois que le projet de faire servir directement l’anthropologie dans un engagement politique, qui a été très important dans les années 1970, allait à l’encontre de sa démarche, car celle-ci supposait une forte coupure entre théorie et pratique ; cela n’implique pas que cette démarche ne puisse pas avoir des effets politiques, mais ils ne peuvent pas être immédiats. Lévi-Strauss reviendra sur le devant de la scène dans les années 1980 comme sage écologiste, critique du monde moderne, et aujourd’hui comme témoin du siècle passé et dernier survivant du structuralisme : toujours le même décalage par rapport à son temps.
Je crois que l’effet politique du structuralisme tient à ce décalage entre théorie et pratique qui permet de penser tous les effets de la rencontre avec une extériorité : c’est parce que l’œuvre de Lévi-Strauss portait le plus intensément cette exigence qu’elle est devenue l’emblème du structuralisme.
P. Zaoui – On devrait dire « les » structuralismes. Ils partent tous de la linguistique structurale, mais entre ce qu’en font Foucault, Lévi-Strauss, Althusser, Lacan ou encore Barthes, l’écart est tout de même immense. L’unité du structuralisme constitue d’ailleurs un grand problème : c’est peut-être davantage un phénomène de mode ou journalistique qu’autre chose. Cela dit, peut-être peut-on quand même leur trouver un point commun, ce que Lévi-Strauss appelait justement « l’obligation de céder devant la puissance et l’inanité de l’événement ». Tout événement efface l’analyse structurale au moment où il advient, mais c’est un écran de fumée : son inanité fait que, dans le temps long, les événements n’influent pas. En ce sens, au moins, en tant qu’il va engendrer de formidables pensées de l’événement, il est clair que 68 ne doit à peu près rien à tous les structuralismes. Et dans l’ensemble, je crois qu’il faut se garder de relire cet événement dans les termes des années 1980 qui essaient de dévaluer en même temps le structuralisme et Mai 68, au nom d’un humanisme vieillot, et du même coup tendent à tout confondre.
M. Fœssel – Je voudrais rebondir sur le parallèle avec les années 1980 que Pierre vient de suggérer. C’est seulement dans les années 1980 que l’idée d’une unité de la « pensée 68 » s’impose. Le livre de Ferry et Renaut paraît en 1985 et on y perçoit très bien la volonté d’amalgamer ce que l’on cherche à réfuter. Le coup de force du livre, c’est de réunir sous le dénominateur commun de l’« antihumanisme » des philosophies que l’on croyait irréductibles les unes aux autres et qui dépassent de loin le structuralisme. Il faut se souvenir que, dans la généalogie de la « pensée 68 », Ferry et Renaut placent aussi bien Marx que Nietzsche et Heidegger. Ce dernier a même une place de choix en regard de son influence en France. Il n’y a qu’un seul moyen de faire tenir des auteurs aussi divers ensemble (et d’y ajouter les penseurs français des années 1960), c’est justement de dire qu’ils font tous une critique de l’humanisme. Les années 1980 se présentent donc comme une revanche de l’humanisme, aussi bien dans une version anecdotique (les « nouveaux philosophes ») que dans une version élaborée (je pense aux Discours philosophiques de la modernité de Habermas). Ce qui est un peu étrange, au-delà des amalgames, c’est que l’« antihumanisme » des années 1960 s’est largement construit dans le traumatisme lié au totalitarisme : ce qui se trouvait dénoncé, c’étaient les illusions de l’humanisme qui n’avaient rien empêché à la guerre et au génocide. Or, à partir des années 1980, on commence à penser que l’« antihumanisme » est une caution à la terreur sous toutes ses formes (à commencer par le stalinisme) !
Mais au-delà de cette difficulté, je voudrais faire quelques remarques sur la comparaison entre les années 1960 et les années 1980. D’abord, les critiques de 68 qui naissent à ce moment-là sont des critiques politiques. Beaucoup sont surpris du fait que l’affaiblissement sans retour du Parti communiste ne se soit absolument pas accompagné de la fin de l’idée communiste. Ce sont donc tous les avatars du gauchisme des années 1970 qui sont visés. C’est, à mon avis, le seul point que l’on puisse accorder à Badiou : Mai 68 est la dernière fois en France où se pose la question du communisme. La décennie qui suit est celle d’un deuil impossible, avec les références à Trotski et Mao. Dans les années 1980, beaucoup d’intellectuels veulent mettre fin à ce deuil, et c’est là que s’ouvre la querelle de l’humanisme. Aujourd’hui, si j’ose filer la métaphore psychanalytique, je suis frappé par la mélancolie d’une partie de la jeune génération par rapport à 68. Beaucoup de trentenaires magnifient 68 et, à la mesure de cette idéalisation, détestent les soixante-huitards. Si je parle de « mélancolie », c’est parce qu’il n’est pas facile d’être nostalgique de ce que l’on n’a pas vécu. Mais une chose est certaine, c’est toujours contre les années 1980 que l’on joue les années 1960. Les années 1980 sont celles des « nouveaux philosophes », des reniements de la gauche française, du début de l’hégémonie américaine et de la mondialisation libérale. Bref, c’est l’horreur pour tous ceux (et ils sont nombreux) qui dévorent aujourd’hui les livres de Badiou et Zizek parce qu’ils sont à la recherche d’une critique radicale du présent.
À cela, il faut encore ajouter quelque chose qui ne relève pas seulement de la politique, mais aussi de la philosophie elle-même. Dans les années 1960, et par là on rejoint le problème du structuralisme, on n’avait pas complètement renoncé à porter un discours de vérité. Malgré la critique par Merleau-Ponty de la « position de surplomb » chère aux philosophes, on trouvait encore beaucoup d’efforts de totalisation. Tout cela se termine dans les années 1980 où s’impose l’idée assez kantienne que c’est dans le domaine moral, et non pas théorique, que la raison peut produire un sens univoque. Sur ce point aussi, les positions se sont durcies. Certains cèdent à un scepticisme un peu béat et antiphilosophique, d’autres vouent aux gémonies toute forme de pluralisme en le nommant « libéral », une catégorie délégitimante qui exonère de tout travail critique. Si l’on adopte ce type d’alternatives, les positions médianes sont par principe des positions faibles. Une tentative comme celle de Ricœur qui, des années 1960 aux années 1980, a construit un concept de sens à égale distance du dogmatisme de la vérité et du scepticisme, n’a pas eu beaucoup d’échos dans la querelle de l’humanisme.
F. Keck – Si les années 1960 peuvent être considérées rétrospectivement comme une ellipse entre 1962 et 1968, qui en constituent comme le foyer sombre et le foyer lumineux, un sociologue comme Pierre Bourdieu a pensé la relation entre ces deux événements. Il part en Algérie en 1957 et y étudie le déclassement produit par le déracinement des paysans. À son retour, il adopte un regard d’anthropologue sur le système d’éducation français : Homo academicus est écrit pour comprendre comment le déclassement dans les structures universitaires a produit l’effervescence de Mai 6817. Il reste très structuraliste : on ne peut comprendre le sens de l’événement qu’à partir d’une tension à l’intérieur de la structure, qui tient pour Bourdieu au phénomène du déclassement.
P. Zaoui – De ce point de vue, Bourdieu est aussi très critique. Il dira, plus tard (en 1986), que c’est quand même terrible et coûteux « les révolutions ratées ». Et plus généralement, Bourdieu et les sociologues qui le suivront seront vite très méfiants vis-à-vis de l’anti-autoritarisme soixante-huitard, défendant plutôt une explicitation des formes d’autorité. C’est cela aussi que dit Homo academicus : c’est tout de même un texte qui finit sur la dénonciation de « l’illusion de la spontanéité »…
G. Vigarello – Cela montre bien que s’affirme, au sein des sciences humaines, dans les années 1960, un certain nombre d’auteurs dont les discours et les champs d’intérêt conduisent à la contestation. Les Héritiers, le livre « culte » de Bourdieu et Passeron, a tout de même été écrit en 1964. C’est un ouvrage centré sur la remise en cause radicale de l’école dite « traditionnelle », nourrissant concrètement revendications et mécontentements. Aucun doute : il a très largement contribué au prestige des auteurs ; il a bénéficié d’une large diffusion ; il n’a pu demeurer sans effet. Je ne dis pas, bien évidemment, que ces textes ont fait naître Mai 68. Bourdieu, par exemple, est loin d’être à la tête du mouvement. Mais la « montée », si tant est que ce mot ait un sens, n’est pas que politique, elle est aussi intellectuelle. On le voit bien en relisant les auteurs qui se sont occupés d’éducation : ils avaient déjà formulé par exemple l’idée du « non-directif ». Certains de leurs textes interrogeaient déjà, sur un mode totalement « utopique », la possible disparition du maître, son possible effacement. Je pense aux livres écrits sur la pédagogie dite « institutionnelle », celui de Michel Lobrot, entre autres, la Pédagogie institutionnelle, l’école vers l’autogestion, publié en 1966.
Ces auteurs ne traitent pas de questions philosophiques. Ils ne théorisent pas sur le sujet, la personne, la liberté. Ils s’intéressent en revanche au thème du pouvoir, à sa remise en cause. Ils théorisent, bien ou mal peu importe, la contestation du pouvoir magistral. C’est le cas de la sociologie de Bourdieu dans les années 1960, comme c’est celui de ces pédagogies de la non-directivité. L’existence de ces dernières a d’ailleurs contribué à la création des sciences de l’éducation en 1968-1969.
J.-C. Monod – Il faudrait évoquer aussi tout ce que Foucault, Certeau ou Rancière ont su exprimer au titre d’un intérêt sans précédent pour les « savoirs assujettis », les « histoires muettes », les « hommes infâmes », les paroles étouffées : comment ne pas entendre là l’écho d’une volonté de « prise de parole » dans laquelle, selon un slogan de mai, les « étudiants solidaires des travailleurs » entendaient donner voix à d’autres qu’eux ? Cette volonté communiquait avec la contestation des « institutions disciplinaires », de l’espace quadrillé des dortoirs, usines, prisons, asiles, contestation dont le nom de Foucault est devenu l’emblème mais qui a une histoire beaucoup plus complexe et fourmillante. Mais elle pouvait communiquer aussi avec l’expérience, par des étudiants (qu’on pense à Nanterre…), de la coexistence des nouvelles structures universitaires avec la misère d’un sous-prolétariat immigré, dans les bidonvilles. La violence même des inégalités sociales devenait d’autant plus patente que celles-ci n’apparaissent plus comme le fruit d’un « mérite » individuel mais comme relevant de la reproduction d’une structure inégalitaire, comme Bourdieu et Passeron l’ont montré dans les Héritiers.
Derrière le « tout est politique » qui en jaillit, avec sa pente de dogmatisme et de terrorisme intellectuel, il y avait sans doute aussi quelque chose que Foucault appellera la conscience de la « friabilité générale des sols », de la contingence des fondations et donc de la malléabilité des pratiques. L’articulation entre les sciences sociales et l’activisme politique se situerait là, dès lors que cette conscience est éminemment liée à la science de l’arbitraire de l’institution qu’étaient alors les sciences humaines, et donc à la conscience de la possibilité, sinon de la nécessité de transformer les normes estampillées « éternelles », « idéales », ou prétendument inscrites dans l’introuvable « nature » d’un « homme » qui semble bien n’être qu’un type d’homme historiquement, socialement et « civilisationnellement » déterminé.
Peut-on parler d’une pensée 68 ?
P. Zaoui – Il faudrait éclaircir ce qu’on entend par « pensée 68 ». Pour moi, c’est une pensée qui a son origine en 68, et non la pensée qui est dominante au moment de ces événements. Tous ceux qui se réclameront par la suite de 68 sont des penseurs qui se sont laissés déborder par le bouleversement de 68… et qui ont aimé cela (qui ont aimé ne rien diriger, ne rien « réaliser », ne rien « projeter »… bref ne plus être maître de l’événement, juste à sa hauteur comme écrira Deleuze un an plus tard). Deleuze n’est pas le seul dans ce cas. Rancière va rompre complètement avec Althusser, Lyotard aussi avec son propre marxisme. Ils sont transformés par Mai 68. On ne peut définir Mai 68 sans tenir compte de la diversité de ce qui s’est passé. L’une des spécificités de 68, d’où l’événement tire sa force de fascination, c’est qu’il n’y a pas de pensée dominante et que l’événement semble déborder tous les discours qui tentent de le circonscrire. Les penseurs et artistes qui vont se réclamer ensuite de 68, par exemple, sont eux-mêmes contestés au sein de 68. « Godard est le plus con des maoïstes prochinois » dit un slogan situationniste, alors même que Godard est présenté comme le cinéaste de 68, celui qui passe à autre chose avec le groupe Dziga Vertov.
Si l’on prend Mai 68 comme point d’origine de la pensée 68, il produit donc un type de pensée qui est propre aux années 1970, mais qui n’est peut-être pas propre aux années 1960. En un sens, on pourrait ainsi presque remarquer que le plus anti-soixante-huitard dans le champ philosophique, c’est celui qui a été le plus actif en 68, c’est Badiou. Badiou est une suture de Sartre, d’Althusser et de Lacan. Or, toutes les pensées qui vont se réclamer de 68 sont des révoltes contre Althusser et Sartre ou, plus généralement, contre le structuralisme d’un côté et une espèce de subjectivité libre de l’autre.
G. Vigarello – Il s’est produit un événement spécifique, aucun doute, et toute une production profuse de textes en est la conséquence. Michel Foucault lui-même a présenté Surveiller et punir comme une conséquence de 68. Cependant, la question des origines peut se poser, exactement comme elle se pose pour la Révolution française. Qu’est-ce qui « mijotait » dans les années 1960 pour qu’émerge Mai 68 ? Foucault mérite qu’on ne l’oublie pas. Le Foucault qui parle du « grand enfermement » n’est pas passé inaperçu. Cette pensée selon laquelle il y a du pouvoir qui agit sur nous, nous contraint quelquefois sur un mode imparable, a largement marqué, même si ce n’est pas la seule lecture possible de Foucault.
L’interprétation du tout politique a une part de vrai, on l’a dit tout à l’heure. Mais en même temps considérons un certain nombre d’auteurs comme Bourdieu ou Marcuse. Lorsque Marcuse parle de « sublimation répressive » et de « désublimation répressive », il le fait sur un mode extrêmement technique et conceptualisé par rapport à la psychanalyse, laquelle a précisément inventé le mot de « sublimation ». Cela acquiert un sens quand on y réfléchit en termes de pouvoir et de contestation. Quand, dans les années 1960, des gens se situent par rapport à Freud, et qu’ils le font dans le sens du freudo-marxisme, ce n’est pas uniquement de leur part une attitude de militantisme politique, c’est aussi de leur part une attitude d’engagement scientifique et réflexif relevant des sciences humaines, portant sur les comportements, les gestes, les consommations, le plaisir. La revue Arguments, ce n’est pas seulement une revue de militantisme où se discutent la « révolution permanente » de Mao Tsé-Toung (Pierre Naville, no 23, 1961), ou les « partis et conseils dans le bolchevisme » (Maximilien Rubel, no 25-26, 1962), c’est aussi une revue de sciences humaines où se discutent les notions de « dynamique de groupe » (Serge Moscovici, no 25-26, 1962) ou de « culture de masse » (Edgar Morin, no 21, 1961). Un texte comme celui d’Edgar Morin, l’Esprit du temps, en 1962, est un bon exemple : il est possible de le lire sur un mode militant, il est possible aussi de le lire sur un mode très conceptualisé, celui d’une analyse théorique du « conditionnement » par la consommation, le rôle du cinéma, le rôle des techniques, le rôle des nouveaux loisirs, etc. Alors, je n’en disconviens pas non plus : Mai 68 peut se lire aussi comme un événement relevant de la surprise, du déplacement de repères, inattendu et complet.
J.-C. Monod – On comprend que l’extraordinaire et improbable couplage du « freudo-marxisme » ait frappé les historiens de 68 comme l’un des plus décisifs dans le champ du savoir. Peu importe que Cohn-Bendit rejette la filiation marcusienne de 68 : si l’on se situe à l’échelon de la nouveauté intellectuelle de Mai 68 dans l’histoire des mouvements sociaux, un point remarquable est à l’évidence le couplage de deux choses : d’un côté, un discours marxiste profus mais marqué ici et là par une ironie « situationniste » sans précédent, contrastant avec le désarroi des virtuoses de la « Théorie » marxiste « sérieuse » face à un événement qu’ils n’avaient pas prévu et qui paraît contredire leurs implacables démonstrations18 (il en ira partiellement de même, d’ailleurs, de Bourdieu) ; de l’autre, mais mêlé au premier discours, des revendications sexuelles et « sexuées », concernant le rapport homme-femme, la contestation de toutes les autorités « patriarcales » – le curé, le militaire, le « chef de famille » et De Gaulle… Marcuse n’est ici que celui qui a mis en forme une idée diffusée par la psychanalyse comme par l’ethnologie des années 1960, et qui autorisera d’autres « dérives à partir de Marx et Freud », selon le titre significatif – jusque dans sa valorisation de la « dérive » – d’un ouvrage de Lyotard (paru en 1973, mais regroupant des articles écrits entre 1963 et 1973) : la sexualité occidentale est prise dans un système de contraintes particulier, celui de la famille hiérarchiquement ordonnée, dont on peut faire la généalogie et, à tout le moins, desserrer l’emprise, en tant que source d’innombrables névroses individuelles et collectives. Le partage sexué des rôles est institué, et le « père de la nation » n’est que la projection d’un auto-asservissement consenti à l’autorité patriarcale. Certes, rien de plus étranger à Freud qu’un slogan comme « il est interdit d’interdire ». Mais le coup de génie des freudo-marxistes fut d’entendre les potentialités subversives de l’affirmation de Freud : « L’histoire de l’homme est l’histoire de sa répression » – pour que la subversion éclatât, il fallait ajouter : jusqu’ici. C’est précisément ce que fait Marcuse et tous ceux qui réalisent alors le couplage explosif de la psychanalyse et d’une aspiration émancipatoire qui, selon Marcuse, plonge ses racines dans l’expérience d’Éros, du plaisir sous sa forme sexuelle aussi bien qu’esthétique – soit la jouissance d’un rapport « désintéressé » à l’objet et à la Nature que l’utilitarisme moderne, le capitalisme auraient rendu inaccessible. Le freudo-marxisme n’était-il qu’un courant parmi d’autres ? Assurément, mais la quintessence d’un discours émancipatoire qui absorbe le plus intime et le plus collectif, qui fait communiquer l’oppression sexuelle et l’aliénation ouvrière, et aspire à libérer non seulement « l’homme » mais – cela « n’allait pas de soi » – la femme, le prolétaire, le colonisé, la Nature même… C’est là, sûrement, que le regard rétrospectif se fait ironique, et que le Foucault antimarxiste de 1966 (les Mots et les choses), sarcastique à l’égard des « promesses mêlées de la dialectique et de l’eschatologie » qui font miroiter l’avènement de « l’Homme enfin », annonce celui de 1976 (la Volonté de savoir), qui voit dans le freudo-marxisme le comble de la naïveté humaniste et du grand discours de la désaliénation tous azimuts. Eh non, le Grand Refus n’a pas accouché d’une culture absolument autre, le capitalisme n’a pas succombé en même temps que le puritanisme, tout n’était pas à jeter dans « l’Occident » et dans « le libéralisme », quant à la voie chinoise vers le communisme… elle dessillera bientôt les derniers tenants de la surenchère dans le communisme « pur ».
L’exemple de Michel Foucault
F. Keck – Il faut poursuivre sur l’exemple de Michel Foucault, qui est l’un des auteurs les plus brillants de la constellation structuraliste des années 1960. L’Histoire de la folie n’était pas un livre structuraliste, il suivait encore, au fond, la méthode d’Ariès et de Dumézil. Les Structures élémentaires de la parenté n’avaient pas intéressé Foucault, qui a dû y voir une théorie archaïque de la sexualité. Mais Foucault écrit les Mots et les choses sous l’effet de la lecture de la Pensée sauvage : il intitule le deuxième chapitre « La Prose du monde » en hommage à Merleau-Ponty, auquel était dédiée la Pensée sauvage, et la fin du livre sur la « mort de l’homme » est la reprise de la critique de l’humanisme de Sartre par Lévi-Strauss.
Ensuite, effectivement, Foucault manque Mai 68 parce qu’il est en Tunisie, où il participe activement aux révoltes étudiantes ; Maurice Clavel écrit cependant un article dans Le Nouvel Observateur pour dire : la mort de l’homme annoncée par les Mots et les choses s’est réalisée dans la rue ! Surveiller et punir découle de Mai 68 en ce sens qu’il développe, en s’intéressant aux prisons, l’idée de faire advenir à la parole des mouvements sociaux jusque-là non représentés. Mais dans l’Histoire de la sexualité, il critique l’hypothèse répressive du freudo-marxisme, et commence à prendre ses distances avec certains courants de Mai 68, qu’il avait pu utiliser à des fins stratégiques. Donc l’œuvre de Foucault s’organise autour de l’événement structuraliste, mais on ne peut pas dire qu’il est structuraliste, pas plus qu’on ne peut dire qu’il est soixante-huitard alors que Mai 68 constitue bien un basculement dans sa pensée.
Esprit – On assiste indiscutablement, dans le champ de la philosophie, à un retour à Foucault, mais pas tant à celui des années 1960, qu’à celui de la fin des années 1970 et du début des années 1980 (via les cours au Collège de France). Or c’est le Foucault le moins « structuraliste », le plus herméneute. Foucault a dit que Mai 68 avait permis l’ouverture thématique du militantisme. Le militantisme s’ouvre à des sujets qui n’existaient pas véritablement, qui dépassent la classe ouvrière et son avant-garde éclairée. La fondation du groupe d’information sur les prisons s’inscrit dans la continuité de ce travail. Cela correspond-il aux multiplicités dont vous parliez tout à l’heure ?
P. Zaoui – Oui, des multiplicités nées de la spécificité. Chez Deleuze la multiplicité a vraiment le caractère d’une unité détotalisante. Elle ne permet donc aucune prévision, aucune anticipation des mouvements et des activités de chacun.
De ce point de vue, Foucault aussi a été très marqué, rétrospectivement, par Mai 68. Il développe cette figure de l’« intellectuel spécifique », lui aussi en partie contre Sartre. Il s’agit de participer à des luttes spécifiques en attendant que quelque chose surgisse du croisement de ces luttes. Il faut passer le relais, laisser la parole aux mouvements. Surveiller et punir « s’interrompt » (c’est le terme de Foucault) par cette idée : « Il faut entendre le grondement de la bataille », c’est-à-dire les émeutes dans les prisons de l’époque. Il n’y a plus de maîtres à penser, on ne parle plus qu’en son « nom propre » après 68, et seulement sur des enjeux qui ne sont pas directifs, qui ne peuvent qu’entrer en relais avec ce qui se passe. Cette idée d’un « relais » entre théorie et pratique, et non plus d’un programme ou d’une dialectique, est assez bien explicitée par Deleuze et Foucault, dans leur entretien croisé dans L’Arc, en 197219. Mais Foucault rompt-il avec le freudo-marxisme ? A-t-il jamais été freudien ? Il cesse d’être marxiste à la fin des années 1950. Et s’il est très clair que dans l’Histoire de la sexualité, il remet en cause l’hypothèse répressive, il faut remarquer que c’est absolument dans la continuité de son œuvre. Simplement, Surveiller et punir semble encore en partie structuraliste et parle de structures disciplinaires, parce que ce sont les événements de l’époque, alors que dans l’Histoire de la sexualité Foucault semble se mettre à l’écoute de tout autres mouvements, ceux touchant aux revendications homosexuelles, tout ce qu’il découvre à San Francisco, un certain nombre de pratiques sexuelles qui ne supportent pas l’hypothèse répressive. Il s’agit donc moins, selon moi, d’un retour du sujet ou d’une vraie rupture théorique, que d’une même attention à des mouvements et à des événements de nature très différente et qui exigent donc des approches différentes.
F. Keck – Depuis dix ans, on a l’impression que l’actualité de Foucault consiste, d’une part, dans les notions de « gouvernementalité » et de « biopolitique » pour les sociologues et les anthropologues, d’autre part, dans le retour du sujet et l’herméneutique de soi pour les philosophes. Cela vient du fait que les travaux du dernier Foucault ont été redécouverts à l’occasion de la publication de ses cours, et il faut se réjouir de cette actualité posthume. Je crois cependant qu’il faudrait relire Foucault dans la tension qu’il noue autour de 68, entre les Mots et les choses, avec la triade vie-travail-langage analysée dans des contextes historiques différents, très pertinente aujourd’hui pour mener des travaux empiriques (comme le souligne Paul Rabinow20), et Surveiller et punir, qui articule de façon nouvelle dispositifs de sécurité et techniques de pouvoir. Entre ces deux livres majeurs, il y a l’Archéologie du savoir, publié en 1969, où Foucault répond aux objections du Cercle d’épistémologie dans le contexte politique de l’après-68. Pour pouvoir passer à autre chose, il se déplace à l’intérieur de sa propre conceptualité et esquisse une philosophie du langage, en discutant avec Austin et Searle, mais aussi en proposant des analyses sur la rareté des énoncés qui le rattachent aux thèses les plus intéressantes de Sartre.
Si Foucault est si fascinant pour nous, c’est parce qu’il noue un rapport de la philosophie aux sciences humaines qui n’est plus marqué par la fondation ni par le retard : la philosophie effectue une opération de diagnostic à partir des sciences humaines, en prenant ce qu’il y a de plus intéressant en elles pour poser des questions politiques qu’elles n’ont pas pour but de poser, parce qu’elles restent prises dans leur conceptualité scientifique et leur dispositif de preuve.
M. Fœssel – Le succès actuel de la pensée politique de Foucault me semble aussi lié à ce qui se joue en 68, c’est-à-dire la fin du compromis gaullo-communiste. Les concepts de « biopouvoir » ou de « gouvernementalité » permettent d’aborder la politique sans passer ni par le problème de l’État ni par la lutte des classes. Foucault anticipe l’échec du paradigme « souverainiste » pour rendre compte des principales évolutions politiques du présent. Si le pouvoir ne vient plus d’en haut mais s’insinue dans nos vies et les capture, on comprend aussi la pertinence de l’idée de « micro-résistances ». C’est toujours sur le fond de l’échec du thème révolutionnaire qu’il faut se placer pour comprendre la force de cette référence. Foucault est à bien des égards devenu l’emblème d’une subversion non eschatologique du pouvoir. Ce qu’il y a de précieux chez lui, c’est l’idée que l’on peut résister aux normes sans pour autant croire au « grand soir ».
De plus, certains cours au Collège de France publiés ces dernières années (en particulier Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique) démontrent une certaine prescience de Foucault. Ces cours datent de la fin des années 1970, c’est-à-dire d’une période (on en parlait tout à l’heure) où l’on débat en France de la question de l’humanisme. Comme souvent, Foucault a un temps d’avance : sa question est celle du libéralisme et du néolibéralisme. Or c’est à bien des égards notre question : celle d’une transformation profonde des modes de gourvernementalité fondée sur l’adoption de critères purement économiques. Beaucoup des choses qui se disent aujourd’hui sur l’homo œconomicus, le triomphe de l’État libéral-autoritaire, la « gouvernance » ou une anthropologie fondée sur l’individu « entrepreneur de lui-même » étaient déjà avancées par Foucault en 1978 dans son travail sur le néolibéralisme anglo-saxon et l’ordolibéralisme allemand. On découvre un Foucault disons moins exotique que celui de l’Histoire de la sexualité qui portait essentiellement sur les esthétiques et les éthiques du désir dans l’Antiquité. Dans l’œuvre publiée ou dans les cours, la question reste néanmoins la même pour Foucault : « Comment sommes-nous gouvernés ? » Mais l’idée tout à fait nouvelle, et très actuelle, c’est que le néolibéralisme gouverne les hommes à partir de leur liberté et que, de ce fait, la grande question devient celle du risque et de la sécurité.
P. Zaoui – Il me semble aussi que l’une des raisons du succès actuel de Foucault, c’est d’abord qu’on a absolument besoin de retrouver des maîtres, des références, des autorités, sans pour autant avoir envie de se convertir à des systèmes totalisants et clos. Or Foucault a l’avantage de pouvoir faire l’objet de lectures différentes. Il a eu des implications politiques extrêmement spécifiques et qui permettent donc de se réclamer de lui dans tous les champs, de l’extrême gauche au Medef, et dans nombre de pays (le Foucault américain n’est pas le Foucault français, etc.)… On trouve des foucaldiens partout. C’est assez pratique une telle philosophie qui est très sous-déterminée. Car Foucault est très peu conceptuel, il ne définit presque jamais. Deleuze et Sartre étaient de purs philosophes, ils définissaient exactement leurs concepts. Foucault définit très peu : les concepts de biopolitique, de gouvernementalité, même de discipline ou d’énoncés sont très sous-déterminés. La philosophie de Foucault se présente donc comme une « boîte à outils » qui permet à des tas de disciplines autres d’utiliser son appareillage conceptuel avec beaucoup de liberté et sans avoir à rendre trop de comptes herméneutiques. Car une telle « sous-détermination » empêche les conflits infinis d’interprétation. Une définition trop ferme ne tient jamais la durée d’une œuvre, elle est nécessairement redéfinie ou utilisée en divers sens, ce qui ouvre le champ au terrorisme des commentateurs. Alors qu’avec Foucault, comme personne ne sait jamais exactement ce qu’il voulait dire par tel ou tel terme, et que ce n’était même pas vraiment son objet, il s’agit plutôt de le traverser, de continuer à avancer, sans avoir à trop se soucier si c’est littéralement juste ou non.
Libertés et cloisonnement des disciplines
Esprit – Comment caractériser finalement la différence entre les décennies 1960 ou 1970 et la période que nous connaissons ? Est-ce une question de décadence, de disparition des maîtres à penser ou au contraire d’une emprise trop forte, du retour du mandarinat ?
P. Zaoui – Ce qui est marquant a posteriori dans les années qui suivent Mai 68, c’est l’incroyable circulation qui se fait entre différents champs de la pensée. Des penseurs comme Foucault ou Sartre, quels que soient les écarts profonds qui les séparent, ont une telle puissance de circulation… De même, les revues qui existaient à l’époque me semblent avoir eu une puissance d’accueil des différences très grande. On y voit se heurter et se croiser des discours très savants, très universitaires, avec des discours très contestataires, ou « pop’ philosophiques », ou même un peu fous. C’est un moment d’ouverture de la parole, où ceux qui se réclament fortement de 68 et ceux qui ne l’aiment pas peuvent se retrouver dans les mêmes colloques, revues, groupes, types de débats, etc. Cela n’existe plus du tout aujourd’hui. La capacité à croiser des ordres de discours et des niveaux de savoir et de langage très différents est en train de se perdre.
G. Vigarello – La circulation des savoirs, sur un mode sans doute différent de celui qui prévaut dans les années 1970, existe déjà dans les années 1960. Il ne faut pas oublier que Merleau-Ponty fait un cours sur la psychologie de l’enfant à la Sorbonne. C’est peut-être dû à des circonstances de hasard : celles des postes d’enseignement et des contraintes d’institutions. Mais le fait mérite attention parce qu’il est original : les intellectuels des années 1960 s’autorisent à passer d’une discipline à l’autre et n’en sont pas pour autant invalidés dans le monde universitaire. Étudiant en psychologie, j’étais frappé de voir que les professeurs parlaient des sociologues. Quand je suis allé en sociologie, les professeurs connaissaient les psychologues. Or cela, aujourd’hui, pour des raisons qui tiennent à une spécialisation heureuse, mais aussi pour des raisons qui tiennent à des effets institutionnels plus dommageables, s’est complètement clivé.
M. Fœssel – Dans la Prise de parole, Michel de Certeau compare mai et juin 1968 à la scène de La ruée vers l’or où une tempête de neige nocturne déplace la cabane habitée par Charlot jusqu’au bord d’un précipice. À son réveil, Charlot veut sortir, mais son geste fait dangereusement pencher le chalet vers le vide. On le voit tour à tour avancer et reculer, « à l’image d’une vie qu’il est également impossible d’habiter et de quitter21 ». C’est comme si la société tout entière hésitait entre le chaos et la sécurité. Or il ne faut pas oublier que dès 68 la France choisit la sécurité : les élections législatives anticipées de juin donnent une majorité écrasante aux gaullistes. Ce qu’on entend aujourd’hui contre la « démocratie parlementaire » vient aussi de là : les élections sont vues comme des machines à casser le mouvement social.
Pour ce qui est de l’Université aujourd’hui, il y a sans doute un retour du conformisme, peut-être par peur du chaos… Mais je ne crois pas que le danger vienne du mandarinat : sur ce point 68 a sûrement gagné. En philosophie par exemple, il n’y a plus un, ni même deux ou trois grands mandarins. Actuellement, le problème me semble beaucoup plus lié à l’éclatement géographique des structures et des départements, et donc au localisme. Cela favorise peut-être l’interdisciplinarité au niveau local, quoique la tendance soit aussi aux replis disciplinaires. Beaucoup de chercheurs en sciences humaines se demandent à quelle sauce ils vont être mangés dans une évolution de l’Université qui ne leur est pas forcément favorable. Faute d’une réflexion en amont sur la structure de la recherche et surtout sur les buts que la société assigne à l’Université, je ne suis pas sûr du tout que la réforme sur l’autonomie n’aggrave pas ces replis et le localisme.
Esprit – Cette circulation n’était-elle pas rendue possible par l’horizon d’une totalisation, soit du fait d’une méthode structurale ou du langage commun fourni par le marxisme ? Peut-on renoncer sans nostalgie à cette perspective de totaliser le savoir ?
F. Keck – La description de ces niveaux de sens qui communiquaient dans les années 1960 et qui ne communiqueraient plus aujourd’hui m’évoque exactement l’image de la pensée que donne Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage : image d’une structure feuilletée où des niveaux de sens communiquent par des opérateurs logiques en allant du plus concret au plus abstrait, mais dont chacune des sociétés n’a qu’une vue partielle, en fonction de ce qu’elle peut penser dans ce qui lui arrive. Du coup, l’idée d’une totalité figée qui synthétiserait l’ensemble du savoir une fois pour toutes explose. Cela n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le marxisme parce que Lévi-Strauss était très attentif à la question des idéologies et des conflits sociaux : la pensée sauvage cherche à totaliser les phénomènes parce qu’elle vise à résoudre une contradiction sociale, mais elle ne peut que bricoler avec le stock fini d’éléments signifiants disponible.
P. Zaoui – Tous les penseurs importants de 68 qui se consacrent à refaire une philosophie à partir de 68 vont malgré tout essayer de sauver cela : sauver un plan unique de circulation de la pensée, donc sauver la possibilité pour les savoirs et les pratiques de communiquer entre eux et d’éviter ce quadrillage qu’on connaît aujourd’hui. La notion de plan d’immanence/plan de consistance chez Deleuze, c’est vraiment cela, c’est une tentative pour penser une unité immanente de circulation, de communication des idées, ou une sorte de « structure feuilletée », oui, là, c’est très proche. Retrouver cette forme de rapport à la pensée sauvage où tout peut communiquer et continuer à se dire, rentrer dans des formes de redondance, donc des formes de communication possible, au sein d’ordres du savoir totalement différents. C’est vraiment ce que Deleuze cherche à faire, peut-être tout comme Rancière avec sa notion d’égalité ou sa notion de dissensus radical qui est transhistorique. Mais, rétrospectivement, force est de constater qu’ils ont échoué dans les faits. Dans le champ des savoirs constitués, institutionnalisés, on l’a complètement oublié. On n’a retenu que le divers, le disjonctif, la prise de parole individuelle, pas la « synthèse disjonctive », et les mots d’ordre de groupes.
Or, cette tentative de sauver cette circulation ressort aussi de Mai 68. C’est l’équation que posent Deleuze et Guattari en 1980, quand ils disent « pluralisme = monisme ». Si l’on est dans un pluralisme sans monisme, ou dans un pur monisme, il n’y a plus ni cette circulation, ni cette joie, ni cette précellence de l’imprévu et de la rencontre inopinée, qui est l’une des caractéristiques de 1968. Les pensées d’après 1968 me semblent donc s’être battues pour préserver un plan d’unité – on pourrait presque dire de croyances et de pratiques communes – qui ne produise pas de nouvelles hiérarchies verticales, de nouvelles théologies herméneutiques et de nouvelles communautés sectaires. Car il faut aussi se rappeler que les grands penseurs de l’après-68 sont presque tous de grands solitaires, qui ne recherchaient, à la manière de Bataille, que des formes de communautés pour « ceux qui n’ont pas de communauté ».
Je crois que c’est encore une tâche pour aujourd’hui que d’essayer de trouver un plan où les savoirs puissent circuler sans se fondre dans une bouillasse interdisciplinaire et sans non plus dresser des frontières insurmontables.
G. Vigarello – À mon sens il y a, dans les années 1980-1990, un renoncement à l’émergence d’une pensée d’unité : l’acceptation que le morcellement est incontournable. On retrouve cela jusque dans les entreprises de type historique ou sociologique : la perspective de surplomb, celle qui vise quelque « explication » globale s’est effacée.
Il y a un « envers » à cette situation, et il est relativement positif : l’autorisation d’une certaine forme de liberté, celle d’une recherche plus ouverte de possibles, d’inattendus. Il permet une latitude d’hypothèses et d’essais. Il « libère » les interprétations. Le grand risque en revanche, je crois d’ailleurs que nous le vivons aujourd’hui intensément, est celui de l’extrême compartimentation des savoirs, celui du renoncement à toute vision d’ensemble. À quoi s’ajoute une très forte institutionnalisation des savoirs qui rend les croisements et les échanges plus difficiles encore.
Reste qu’en « sortant » de la réflexion post-68, nous avons gagné une affirmation par les sciences humaines. Leurs types de savoirs, leurs modes de connaissances, leurs méthodes et leurs objets sont devenus beaucoup plus raffinés et convaincants. Le prix à payer, faut-il le redire, est un morcellement très fort des savoirs, un morcellement institutionnel plus encore : celui qui, pour favoriser et renforcer, à juste titre, l’évaluation, favorise aussi et renforce l’isolement des compétences, rendant plus difficile toute « traversée » des champs de savoir.
Hériter de la contestation ?
Esprit – Qu’est-ce que cela fait de ne plus avoir de « grands maîtres » ? Est-ce aussi libérateur qu’on le dit ?
F. Keck – La figure du maître-penseur a un rapport avec les questions de la totalité, mais aussi avec l’organisation du travail en sciences humaines. La constellation des maîtres-penseurs est frappante dans les années 1960 : Foucault, Lacan, Lévi-Strauss, Althusser, Barthes… Si les sciences humaines comptaient tant dans la vie de ces gens qui avaient besoin de penser quelque chose qui leur arrivait, on s’est dit que ce qui les rassemblait était le structuralisme, et que le structuralisme consistait à représenter la société comme une totalité. On constituait une totalité de maîtres qui pensaient la totalité : il était facile ensuite de dénoncer leur collusion avec le totalitarisme. Quand on commence à faire un travail historique, on se rend compte que ces penseurs avaient des conceptions différentes, voire antagonistes, de la structure, que cette notion permettait de répondre à un certain nombre de problèmes que chacun d’entre eux posait différemment. C’est une constellation d’individus singuliers, mais rassemblés par des problèmes communs, qu’ils désignent sous la bannière de structuralisme22. Ils étaient des maîtres au sens où ils montraient plusieurs problèmes qu’ils aidaient à poser dans un langage commun. Cependant, je prends le mot « maître » dans un sens plus simple : c’est quelqu’un qui apprend des techniques. Ces techniques, si elles sont utilisées avec rigueur, permettent de faire un travail sur un objet que l’on peut reprendre pour soi, de voir des phénomènes que l’on ne voyait pas auparavant, d’avoir un rapport réglé avec le monde : c’est la visée critique des sciences humaines, si on les prend comme exercice de savoir producteur de subjectivité. De ce point de vue, je crois qu’on a encore besoin de maîtres-penseurs. Je suis rentré dans les sciences humaines au moment où Bourdieu était un véritable maître-penseur : il avait cette idée de l’intellectuel collectif qu’il a proposé à la fin des Règles de l’art et qui a eu une efficacité pratique, notamment au moment des grèves de décembre 1995 et ensuite23. Cette idée d’intellectuel collectif était assez enthousiasmante parce qu’elle supposait que des chercheurs qui faisaient des observations sur des mondes sociaux différents et qui avaient des rapports divers aux sciences humaines pouvaient se rassembler dans un projet théorique et politique commun. Ce projet est cependant apparu comme intenable, parce qu’il reposait sur un ensemble de concepts scientifiques et de rapports éthiques qui craquaient de toutes parts. Il fallait remettre en question non seulement ces concepts scientifiques mais aussi la posture magistrale de Bourdieu : Jacques Rancière et Luc Boltanski l’ont fait avec une lucidité particulièrement vive24.
Je crois qu’il y a un lien entre la question du maître et celle de l’organisation de la recherche, car je vois qu’on ne peut pas faire de sciences humaines si on n’a pas, à un moment, une impulsion qui vient du rapport à un maître. Le maître pose la question : peut-on totaliser sa vie en rapport au savoir ? Il montre qu’il existe un désir de savoir en rapport à la totalité – ce qui ne veut pas dire qu’il donne la totalité. La domination du maître commence sans doute quand ses élèves pensent que c’est lui qui possède la totalité, alors qu’elle lui échappe autant qu’à eux.
P. Zaoui – Quatre ans avant 68, dans un court mais très bel hommage à Sartre, Deleuze parle de la « tristesse des générations sans maîtres25 ». Son argument est très simple : on a besoin de maîtres, pas de petits chefs, pas de petits despotes domestiques, mais de vrais maîtres, parce que le vrai maître est celui qui « nous frappe d’une radicale nouveauté » et ainsi nous libère de nos professeurs et des savoirs anciens. Le maître est celui qui libère, parce qu’on ne peut pas toujours se libérer tout seul. Or, tous les gens dont on parle ont essayé de prendre une telle position de maîtrise compliquée : devenir maître pour libérer au lieu de soumettre. Ils ont pu se prendre les pieds dans le tapis, mais ce n’est pas grave. Bourdieu le premier, qui a déconstruit l’intellectuel total sartrien pendant trente ans pour finir en 1995 par produire quelque chose qui est l’inverse de sa sociologie, à tel point qu’il pourra même parler en 1995 de « miracle social26 ». De même, la Misère du monde est une très belle enquête collective, mais qui, hormis les trente dernières pages qu’écrit Bourdieu, suit une méthodologie qui n’a rien à voir avec la sienne. C’est tout de même très beau cette capacité à savoir insuffler du nouveau, même quand soi-même on ne peut pas ou ne veut pas changer.
Autrement dit, je pense que tous ces penseurs, et Bourdieu en premier, ont été en quête d’une nouvelle position de maîtrise. Ils sont prêts à assumer une position de maître, étant entendu que les maîtres d’aujourd’hui non seulement doivent apprendre à leurs disciples à trouver leur propre voie et à s’émanciper (ce qui est classique), mais aussi à être compatibles avec notre modernité, et notamment avec l’anti-autoritarisme de 68. Comment être maître dans des sociétés anti-autoritaires et post-horizon communiste ? Sartre ou Althusser ne fonctionnent plus, peut-être même que Deleuze, Derrida ou Foucault ne fonctionnent plus, mais c’est peut-être bien plus encore le cas des penseurs d’aujourd’hui qui refusent de s’atteler à cette exigence toujours renouvelée d’avoir à inventer sa propre position de maîtrise, et qui semblent ainsi se condamner soit à des apologies un peu tristes de la conversation, soit à de petits despotismes semi-privés et inassumés.
G. Vigarello – On ne peut pas se passer de maître. Cependant, il faut bien s’entendre sur la notion de maître : de nombreux maîtres fonctionnent sur l’installation d’une dépendance, ce qui est valable pour de nombreux maîtres des années 1960, y compris Bourdieu. Le « disciple » a dans ce cas l’impression qu’il ne peut pas penser autrement, toute voie « opposante » lui demeurant fermée. Nous le savons bien : nous avons connu des époques où il était impossible de conclure une dissertation de philosophie en dehors de la phénoménologie… La contrainte était là, invisible et incontournable.
Il y a donc deux sortes de maîtres. Je vous rejoins pour dire que le « vrai » maître émancipe. Je pense que les sciences humaines sont en mesure de « suggérer » un maître qui émancipe. Elles ont installé des procédures d’écoute et de prise de conscience. Elles l’ont montré à travers les interminables questions qu’elles ont su poser sur les systèmes de leadership, les systèmes relationnels, les systèmes de contrainte. Elles se sont aussi révélées fragiles : les illusions à cet égard ne manquent pas… Le grand philosophe peut parfaitement émanciper, la grande tradition le montre, mais s’il ne travaille pas sur lui-même il peut aussi ne pas être conscient de ce qu’il transmet et conduire à quelque pouvoir « illégitime ». Or ce travail sur soi, aujourd’hui, ne se ramène plus à la philosophie.
M. Fœssel – La distinction entre le « maître » et le « professeur » me paraît aussi importante. J’ai l’impression que les étudiants d’aujourd’hui veulent plutôt des professeurs que des maîtres : ils demandent des techniques et non pas des doctrines auxquelles ils pourraient adhérer. En même temps, on peut regretter l’absence de maîtres, non pas tant en raison du vide qu’elle laisse que du trop-plein qu’elle autorise. On entend souvent des romanciers qui ont vécu dans les années 1960 et 1970 se réjouir de la fin du structuralisme en littérature. Selon eux, les analyses structurales du récit avaient fini par rendre le roman impossible, ou au moins suspect. L’envers de la médaille, c’est que la disparition des figures tutélaires et la fin du rapport entre littérature et théorie ont rendu possible une profusion de romans d’une banalité affligeante. De nombreuses personnes se sentent autorisées à être écrivains puisque plus personne n’est là pour leur dire que ce qu’elles font (c’est-à-dire des romans sous la forme du xixe siècle) n’a aucun d’intérêt. Je crois malgré tout qu’un « maître » devrait être quelqu’un qui interdit. Non pas quelqu’un qui interdit de dire, mais au moins quelqu’un qui interdit de redire, de répéter.
En philosophie, c’est un peu la même chose qui se produit. Pour être brutal, il est certain que des « penseurs » du style de Onfray existaient dans les années 1960 ou 1970, mais l’existence de Sartre, Foucault, Deleuze, etc, interdisait que l’on identifie ce qu’ils écrivaient avec « la » philosophie. Cela ne veut pas dire que tout le monde lisait Deleuze, mais dans l’opinion publique (et singulièrement pour les journalistes) la philosophie c’était tout de même cela : un discours qui suppose une élaboration patiente, et pas l’énoncé de thèses compatibles avec le système médiatique. C’est pourquoi un maître n’a pas besoin de disciples pour être utile, sa seule existence pose une exigence qui interdit que l’on confonde la philosophie avec une série de slogans ou le roman avec le récit de sa petite histoire.
Sans vouloir céder à la déploration, on est bien obligés de constater que l’époque actuelle se caractérise par la confusion sur ce point. Ce qui, a contrario, rend 68 fascinant, c’est qu’à l’époque les « maîtres » les plus influents étaient tous de gauche et que leur autorité était au service d’un projet d’émancipation. Si certains d’entre eux ont pu céder à la posture de la maîtrise, cela n’a donc pu être qu’en contradiction avec leur discours. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de Bourdieu, mais il ne suffit pas de dénoncer la dérive mandarinale ou clanique de Bourdieu pour réduire à rien son entreprise sociologique. Le problème en France est que la fin des « maîtres-penseurs » a été vécue comme un soulagement d’abord par ceux qui ne voulaient plus rien admirer. D’où la présence très frappante du mode de l’ironie dans le débat intellectuel : la célébration actuelle de 68 a donné l’occasion à au moins autant d’exaspération, voire de cynisme, que d’adhésion un peu naïve. C’est très différent de ce qui se passe aux États-Unis. À la New School de New York, par exemple, se tiennent des séminaires sur la French Theory et 68. On y voit des étudiants discuter pendant des heures et avec le plus grand sérieux des « machines désirantes » de Deleuze et Guattari ou de l’« objet a » de Lacan. Je ne dis pas que tout cela soit formidable, ni qu’il n’entre pas là-dedans de la naïveté. Mais on peut tout de même préférer ce genre de naïveté aux affirmations péremptoires du Traité d’athéologie et à l’ironie généralisée à l’égard des objets de pensée à laquelle on assiste de ce côté-ci de l’Atlantique.
P. Zaoui – Ce qui est peut-être le plus grave, c’est ce que les nouveaux philosophes ont essayé de faire passer : cette idée qu’il ne peut y avoir qu’une seule sorte de maître, ce maître-penseur au sens où vous le définissez, qui est le maître catastrophique, celui qui aliène au lieu de libérer et dévore ou pétrifie ses enfants. Au contraire, chez tous les penseurs qui ont questionné sérieusement le maître, cette figure est au final toujours émancipatrice. On peut remonter aux origines, aux maîtres de vérité, aux sages, aux sectes philosophiques, ou même à Hegel. Chez Hegel, le vrai maître, c’est la mort. On ne peut pas faire plus libérateur. À cause d’eux, cet enjeu qu’il faut toujours distinguer deux maîtres a donc un peu disparu, y compris dans les projets des sciences humaines actuelles, où l’on ne veut plus vraiment entendre parler de maîtres. Et c’est peut-être dommage. Peut-être qu’ils y perdent vraiment beaucoup…
F. Keck – Je pense que la question du maître se pose différemment en philosophie et en sciences humaines. En philosophie, le maître apprend à l’élève à penser par lui-même, en reprenant un héritage qui lui est antérieur tout en le nourrissant de ses propres interrogations. La phénoménologie fait cela très bien dans un mouvement qui lui est propre, en partant du mode d’apparition des phénomènes et en le rattachant aux concepts issus de la tradition husserlienne. En sciences sociales, c’est très différent car le maître doit apprendre à l’élève à travailler sur un objet empirique : c’est vrai pour l’historien, l’anthropologue, le sociologue… C’est pourquoi la sociologie de Durkheim est en rupture complète avec le mode d’organisation de la philosophie qui la précédait. Durkheim lance ses élèves sur des objets différents : Mauss travaille sur l’ethnologie, Fauconnet sur le droit, Halbwachs sur la consommation. Pourtant tous ces gens-là ne se sentent pas perdus comme peuvent l’être aujourd’hui certains thésards en sociologie, parce qu’ils ont cette commune inspiration du maître. Durkheim assigne des objets différents à chacun de ses élèves, mais il propose aussi un cadre théorique qui les rassemble, en prise avec la société de son temps. Cela pose tout un ensemble de problèmes, notamment pour penser les rapports entre libération par le savoir et assujettissement à un maître. Mauss ne semblait pas particulièrement à l’aise avec la position magistrale de son oncle.
La philosophie et les sciences humaines
Esprit – Vous êtes tous philosophes, vous avez principalement parlé de philosophes. Les sciences humaines peuvent-elles être complètement autonomes d’un projet philosophique ? La philosophie est-elle encore obligée de tenir compte des sciences humaines ? Vous en tenez compte, mais la philosophie plus universitaire est plus repliée sur l’histoire de la philosophie et les sciences humaines ont tendance à se techniciser et à se couper de la philosophie. Comment penser aujourd’hui la relation de la philosophie aux sciences humaines ?
F. Keck – Je dirais que la philosophie doit s’intéresser aux sciences humaines, et que les sciences humaines doivent s’intéresser aux sciences naturelles. Une grande partie de la restructuration du champ académique tient au fait que le modèle des sciences naturelles a été appliqué aux sciences humaines, bien au-delà des rêves structuralistes d’unifier les sciences humaines sur la linguistique, présentée dans les années 1960 comme la seule science humaine véritablement rigoureuse. Mais si l’on veut faire rentrer les dispositifs des sciences naturelles dans les sciences humaines, il faut aussi penser ce que, rétroactivement, les sciences humaines peuvent apporter aux sciences naturelles, en termes de réflexivité critique par exemple. Des échanges de rigueur doivent s’établir dans les deux sens. Après cela, je ne sais pas si la philosophie est au milieu, au-dessus, à côté ou ailleurs ; je crois que chaque chercheur a un rapport qui lui est propre à la philosophie, et qu’elle n’appartient à personne.
P. Zaoui – C’est peut-être une question un peu infantile et identificatoire de demander qui est philosophe, qui fait des sciences humaines, etc. Les frontières disciplinaires ne sont pas si importantes que ça. Cela aussi, c’est une grande idée de Mai 68. Alors, évidemment, elle n’est plus vraiment à la mode. Aujourd’hui, chacun semble devoir faire ses preuves dans son hyperspécialité. Mais je n’arrive pas à m’y faire : est-ce vraiment ainsi qu’on va pouvoir reproduire des pensées neuves, vivantes, bouleversantes ? Par exemple, dans les années 1970, quand Deleuze et Guattari se réclament de leur incompétence, ils ont quand même l’espoir qu’en se plongeant dans des domaines qui ne sont pas les leurs, ils peuvent encore être intéressants, et en premier lieu pour les gens compétents. Or, aujourd’hui, quelqu’un qui se dirait incompétent, personne ne le lirait. Pourtant, je continue à penser qu’ils avaient raison, qu’en étant incompétent (même pas en l’étant, en le devenant, car c’est encore un travail), c’est-à-dire en devenant généraliste et transversal, on a sans doute une pensée plus risquée, qui risque sans cesse de sombrer dans le n’importe quoi ou l’essayisme mou, mais qui est peut-être aussi une pensée plus ouverte, plus stimulante et plus généreuse, qui peut davantage aider les autres, dans des champs très différents, les déranger dans leur travail ou leur donner des idées qu’ils n’auraient jamais eues sans cela. Et c’est peut-être d’autant plus vrai pour les sciences humaines : à quoi servent la sociologie, la psychologie, l’ethnologie, l’histoire si ce n’est à transformer nos manières de penser, de vivre et de vivre ensemble ? Cela mérite-t-il seulement une heure de peine ?
G. Vigarello – Reprenons le projet des années 1970 qui consistait à pouvoir traverser des savoirs, faire exister des systèmes de mise en réseau, etc. C’est un projet qui devient très difficile voire impossible lorsqu’il est confronté à la nécessité de construire des postes, d’installer des lieux d’exercice, de concrétiser des évaluations toujours plus serrées. Les difficultés jaillissent avant même d’en arriver à la question des projets et des laboratoires. J’ai bien connu ces difficultés dans l’évolution donnée par le Conseil national des Universités (Cnu) dès la fin des années 1970. Le dispositif, lorsque se sont mises en place les premières listes d’aptitudes censées sélectionner les candidats sur des postes universitaires, était assez ouvert. Les rapporteurs recevaient les projets, écrivaient leurs critiques et se lançaient, entre eux, dans des discussions globales sur les candidats. Mais très vite les critères ont dû se préciser, recourir au chiffre, installer des différences « palpables », marquer des degrés directement « objectivables ». Les discussions tendaient à privilégier la forme sur le contenu (« combien de textes publiés ? » « dans quelle revue ? » et non plus « quel intérêt des résultats obtenus ? » ou « quelle originalité des méthodes employées ? »). Je caricature bien sûr. Mais le résultat, paradoxalement, a conduit à plus de formalisme et de superficialité. L’ensemble de l’évaluation s’est, pour la bonne cause sans aucun doute, rigidifié sinon fossilisé.
F. Keck – Un lien très fort s’établit aujourd’hui entre la philosophie analytique et les sciences cognitives. On peut penser que les sciences cognitives sont le paradigme qui a remplacé le structuralisme – même si pour ma part je ne le crois pas. Dans ce modèle, il s’établit une division du travail entre philosophie, sciences humaines et sciences naturelles qui est à peu près la suivante : la philosophie clarifie à l’aide de la logique les concepts qui permettent d’appliquer aux sciences humaines le modèle qui vient des sciences naturelles en vue de lui donner des fondements naturalistes. Cela me semble avoir peu de rapport avec le décalage entre les savoirs qui intéressait les structuralistes, au terme duquel la philosophie était « partout et nulle part », comme disait Merleau-Ponty27. Mais je ne veux pas présumer de l’inventivité de la philosophie analytique.
Ce qui me semble avoir donné une efficacité à ce modèle, c’est qu’il permet de se passer de la figure du maître. Je ne sais pas s’il y a des maîtres en sciences naturelles – c’est une question pour la sociologie des sciences. Si on pense qu’un laboratoire, c’est ce qui se construit autour d’une machine, des opérateurs et deux ou trois théoriciens, pour un projet assez court, peut-être qu’il n’y a plus besoin de maître dans un laboratoire : il suffit d’un directeur de projet. Mais je ne sais pas si c’est suffisant pour tenir une recherche dans la durée.
M. Fœssel – Le rapport entre la philosophie et les sciences sociales est polémique d’emblée. D’abord les pionniers sont des philosophes repentis : Durkheim écrit contre le spiritualisme qui régnait dans l’Université française au tournant du siècle. Quant à Lévi-Strauss, les pages acerbes de Tristes Tropiques sur la Sorbonne et la critique de Sartre à la fin de la Pensée sauvage sont restées célèbres. Le rapport est aussi polémique chez Bourdieu qui ne cesse de citer les philosophes, mais dénonce l’illusion qui consiste à croire que les concepts sont « dans leurs têtes » avant d’émaner de la société dans laquelle ils vivent. Mais dans tous les cas c’est tout de même à des philosophies très déterminées que la sociologie ou l’anthropologie s’en prennent : disons des philosophies de la raison autosuffisante. C’est la tradition de l’idéalisme allemand qui est la plus souvent visée, avec néanmoins une certaine fascination pour Hegel.
Mais pour ce qui est des rapports plus fondamentaux entre la philosophie et les sciences sociales, il faut aussi prendre la mesure du défi que les secondes adressent à la première dans les années 1960. Il ne s’agit pas seulement d’une opposition thèse contre thèse, mais d’une tentative bien plus radicale pour faire du discours philosophique occidental un cas particulier des discours dont les sciences sociales parviennent à rendre compte. C’est très clair dans la polémique entre Lévi-Strauss et Sartre ou dans le livre de Bourdieu sur Heidegger : pour Lévi-Strauss ou Bourdieu la philosophie n’a pas de légitimité à réclamer la moindre autonomie. Elle est l’effet d’une pratique ou d’un discours dont elle ne maîtrise pas les fonctionnements, puisqu’ils sont sociaux. Autrement dit, la prétention centrale de la philosophie (celle qui consiste à justifier son propre discours et l’usage de ses concepts) se voit ruinée à sa base. On n’avait probablement pas vu pareil défi depuis Marx et sa réduction de la philosophie (déjà l’idéalisme allemand) à une idéologie dont la source n’a rien de spirituel et que la raison philosophique est condamnée à méconnaître. Ce genre de remise en cause a certainement été bénéfique dans la mesure où il a forcé les philosophes à interroger les fondements de leur pratique, au plus loin de la simple histoire de la philosophie à laquelle on a sans doute tendance à revenir aujourd’hui. Or il me semble que l’inévidence de la philosophie, le fait qu’elle-même ait à se justifier est un des grands acquis de la décennie 60. Si la philosophie a certainement perdu sa position tutélaire dans l’institution universitaire, elle a aussi gagné l’obligation de se donner des objets.
J.-C. Monod – Aujourd’hui, face à la charge proprement réactionnaire des tenants d’une « liquidation de mai 68 », on pourrait être tentés de jouer bloc contre bloc, et de céder au récit enchanté des chantres de la French Theory comme l’alpha et l’oméga de la pensée française, dont toute critique relèverait du « retour à l’ordre » ou de la « contre-révolution néolibérale » (les ouvrages, par ailleurs intéressants et informés, de François Cusset, sont entièrement pris dans ce schéma). De part et d’autre, on sent comme une secrète nostalgie de la télé en noir et blanc… Tout serait bien simple, alors ! Or tout n’était pas faux dans ce que disaient Ferry-Renaut : en un sens, les pensées post-68 nourries des sciences humaines dans leur version « ultra-critique » ont effectivement témoigné d’un rejet profond de ce que j’évoquais plus haut, à savoir des « idées des philosophes » des xviie et xviiie siècles qui constituaient et constituent toujours, entre autres, les fondements de la démocratie moderne et de l’État de droit : le sujet de droit, « à la fois législateur et sujet », l’exigence libérale de respect de la liberté de conscience et de limitation du pouvoir (« il faut que le pouvoir arrête le pouvoir »), les libertés dites « formelles », la conscience de la nécessité d’une régulation juridique des rapports sociaux, l’énoncé de droits indérogeables, la conceptualisation des droits de l’homme, tout ce que la « philosophie politique » des années 1980 entreprendra de « refonder » sur un mode qui ne fut pas toujours celui de la table rase vis-à-vis des sciences sociales et de la critique sociale28.
Il y a bien eu, dans la dynamique théorique autour de 68, une véritable course à la radicalité, une « hypermarxisation », comme l’a dit Foucault (qui passa par là au début des années 1970 au point d’estimer que le problème de la « justice populaire » chinoise était qu’elle maintenait encore quelque chose des formes juridiques « bourgeoises »), un antijuridisme profond, un mépris de la démocratie et de la moindre trace d’éthique « chrétienne », dont la forme grimaçante (parce que tardive) est sans doute le livre d’Alain Badiou, l’Éthique, qui conjugue l’exaltation de l’ardeur des jeunes gardes rouges avec le rejet de toute sensibilité compassionnelle pour les « victimes »… et pour cause. Que la violence anti-68 de Sarkozy et de ses porte-voix intellectuels remette en selle la pensée du dernier tenant de la révolution culturelle (avec le succès du pamphlet De quoi Sarkozy est-il le nom ?) est assez affligeant. À l’opposé, la bonne nouvelle que constitue le livre de Serge Audier (et, sur un mode non philosophique mais documentaire et subjectif, le livre de Virginie Linhart), c’est en revanche de montrer qu’un démontage des simplifications et des dimensions proprement réactionnaires de la « pensée anti-68 » n’est nullement incompatible avec une attitude critique vis-à-vis des impasses et des dangers réels de certains aspects de la « pensée 68 ». C’est, à mon sens, cette ligne de crête qu’il faut tenir, à distance de la nostalgie complaisante et acritique mais aussi du ressentiment et de « l’esprit de vengeance », comme disait Nietzsche, à l’encontre d’un passé pourtant extraordinairement riche et stimulant : c’est même, à mon sens, la seule attitude véritablement féconde intellectuellement, pour notre génération d’« enfants de 68 ».
La pensée française et les effets de l’internationalisation
Esprit – Quelle est la part de l’internationalisation du savoir dans cette nouvelle organisation ? La répartition du travail entre philosophie, sciences humaines et sciences naturelles risque de se trouver tributaire de l’influence de la méthode de travail anglo-saxonne, liée au poids mondial des universités américaines. Mais l’internationalisation nous sort aussi de nos idiosyncrasies et d’une forme de provincialisme qui pouvait donner l’impression que l’ensemble du savoir était contenu entre Lacan et Althusser…
F. Keck – De nouveaux champs d’expérimentation sont ouverts. L’idée même d’une contestation du pouvoir par la philosophie et les sciences humaines s’est diffusée en Amérique du Sud, en Inde, en Chine. Un des aspects intéressants de la French Theory, c’est qu’elle est ni French, ni américaine, mais globalisée : on peut se saisir des textes de « Foucault, Deleuze, Derrida et compagnie » pour inventer des pratiques politiques nouvelles dans des contextes sociaux très différents29. C’est ce qui fait à mon sens l’intérêt des livres de Hardt et Negri : ils veulent construire un plan de communication commun, au niveau de la contestation globale de l’Empire par les multitudes30. On ne voit pas bien ce que c’est, l’Empire et les multitudes, mais quand même ça dessine un horizon très intéressant.
G. Vigarello – En 1966, La Documentation française a publié un rapport intitulé Panorama de la France, destiné à présenter la France à l’étranger. Dans le domaine des « sciences sociales et humaines », le livre présente alors, sous le titre de la « recherche reconnue » en France : Raymond Aron, Claude Lévi-Strauss et Alfred Sauvy. C’est un peu réducteur ! Une création et une effervescence intellectuelles existaient pourtant, mais l’élite administrative et politique en était, à l’époque, apparemment coupée.
P. Zaoui – Mais cette période était aussi liée à la création matérielle de laboratoires de recherche, de départements, de postes… C’est toute la société qui semble alors en mouvement. Les pensées n’étaient donc pas encore fixées, des esprits inventifs pouvaient trouver leur place dans des institutions en mouvement. En période de restriction budgétaire, la normalisation et la « médiocrisation » des profils sont nécessairement plus fortes. À la fin des fins, l’histoire des idées c’est peut-être quand même une affaire d’infrastructure économico-institutionnelle sur laquelle on n’a guère de prise. Peut-être s’agit-il seulement alors d’apprendre à être patient…
G. Vigarello – Les sciences humaines avaient un projet d’ensemble, il ne s’agissait pas que d’un dispositif savant, elles avaient une ambition de circulation plus large mais elles se sont aujourd’hui, redisons-le, malgré leur réussite, morcelées, compartimentées.
M. Fœssel – A priori, la mondialisation ne devrait pas inquiéter outre mesure la philosophie, ni plus généralement les sciences humaines. C’est l’occasion d’une intensification des échanges qui remet en cause les esprits de chapelles dans le monde des idées. C’est peut-être aussi une réponse aux risques de localisme. Mais dans ce domaine, comme au niveau économique et social, il est à craindre qu’il y ait des perdants et des gagnants. On peut légitimement être inquiets devant la mise en place de ce qui s’apparente à un « marché des idées ». C’est la généralisation du thème de l’évaluation qui est à l’heure actuelle la plus préoccupante. Non pas qu’il faille se soustraire à elle mais, comme toujours, encore faut-il s’entendre sur les critères de l’évaluation et ne pas adopter un modèle unique.
À mon sens, la frontière n’est pas tant entre sciences humaines et sciences dures, mais entre sciences « fondamentales » et sciences appliquées. Aux États-Unis, les choses s’articulent assez convenablement dans la mesure où il y a une vieille tradition du prestige des universités et que, pour cette raison, les entreprises n’hésitent pas trop à investir dans des disciplines improductives (à condition que cela se sache…). Une telle tradition n’existe pas en France, et il n’est pas sûr qu’il faille attendre de l’État une vision plus « libérale » qui le conduirait à sanctuariser certaines disciplines en leur assurant des ressources pérennes. Encore une fois, le risque est que les chercheurs en sciences humaines aient le sentiment d’évoluer dans un monde hostile et se replient sur leurs disciplines lorsqu’ils ont un poste, sans trop se soucier de ceux qui enchaînent petits boulots et stages non rémunérés.
F. Keck – On reproche souvent à la philosophie des années 1960 d’être apparue dans une sorte de vase clos, à l’écart du reste du monde, et on lui impute un retard par rapport à la recherche dans les autres pays. Je crois qu’il a fallu un moment cette clôture du champ intellectuel français sur lui-même, pour qu’il puisse produire tous les effets de ce qu’il avait assimilé depuis vingt ans. Mai 68 n’aurait sans doute pas produit cette ébullition s’il n’y avait pas eu cette marmite intellectuelle fermée sur elle-même. C’est pourquoi les étudiants étrangers venaient à Paris pour savoir ce qui se passait dans la French Theory, comme ils le font encore aujourd’hui avec davantage de déception. Cela dit, je crois effectivement que cet enfermement sur Paris a une longue tradition, qui prend peut-être fin.
Pour Auguste Comte, le projet de la science était étroitement lié à un lieu, Paris capitale de l’Occident, à partir duquel pouvait s’ordonner la connaissance des autres sociétés. Est-ce que la mondialisation nous oblige à renoncer à la spécificité française des sciences humaines, à la position centrale de Paris dans la connaissance des autres sociétés ? Paradoxalement, Lévi-Strauss a décentré le savoir anthropologique en le réorientant sur le continent américain, mais il l’a recentré à travers le programme structuraliste, et c’est toute l’ambiguïté de sa position de maître-penseur. Peut-être faut-il aujourd’hui d’autres orientations, d’autres décentrements – quitte à recentrer ensuite pour produire de nouvelles formes de savoir et de nouveaux rapports à soi.
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Frédéric Keck est philosophe (Groupe de sociologie politique et morale – Ehess/Cnrs), il a publié Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, Pocket, 2005 et vient de faire paraître Lucien Lévy-Brühl, entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation, Paris, Cnrs Éditions, 2008. Michaël Fœssel est philosophe, maître de conférences à l’université de Bourgogne, il a publié récemment Kant et l’équivoque du monde, Paris, Cnrs Éditions, 2008. Jean-Claude Monod est philosophe (Archives Husserl, Cnrs), il a publié récemment Sécularisation et laïcité, Paris, Puf, 2007. Georges Vigarello est historien, il a codirigé récemment une Histoire du corps aux éditions du Seuil avec Alain Corbin et Jean-Jacques Courtine. Pierre Zaoui est philosophe, membre du comité de rédaction de la revue Vacarme.
- 1.
Claude Lévi-Strauss, la Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. F. Keck a participé à la réédition de la Pensée sauvage dans les Œuvres de Claude Lévi-Strauss chez Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » (mai 2008) et organisé à l’École normale supérieure le 21 mars 2008 une journée d’étude sur « La pensée sauvage dans le moment philosophique des années 1960 », dans le cadre du cycle d’étude sur « Le moment des années 1960 en philosophie » organisé par Frédéric Worms.
- 2.
Paul Ricœur, « Structure et herméneutique », Esprit, novembre 1963, repris dans le Conflit des interprétations, Paris, Le Seuil, 1969.
- 3.
Jean-François Lyotard, « Les Indiens ne cueillent pas les fleurs », Annales Esc, no 1, janvier-février 1965, rééd. dans R. Bellour et C. Clément (sous la dir. de), Claude Lévi-Strauss, Paris, Gallimard, 1979.
- 4.
Michel Foucault, les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.
- 5.
Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. Voir aussi « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », dans l’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.
- 6.
Voir O. Le Cour Grandmaison (sous la dir. de), le 17 octobre 1961. Un crime d’État à Paris, Paris, La Dispute, 2001, et A. Dewerpe, Charonne 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006.
- 7.
Voir C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, « Le retour », Paris, Plon, 1955, p. 483 sq.
- 8.
C. Lévi-Strauss et D. Eribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 116.
- 9.
Voir Gilles Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », dans l’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2002.
- 10.
Voir J. Derrida, « Les fins de l’homme », dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972.
- 11.
C. Lévi-Strauss, « Panorama de l’ethnologie », Diogène, no 2, 1953)
- 12.
Herbert Marcuse, Éros et civilisation (1955), Paris, Minuit, 1955 (rééd. Minuit, coll. « Arguments », 1968) et l’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (1964), Paris, Minuit, 1968.
- 13.
M. Foucault, les Mots et les choses, op. cit., p. 385.
- 14.
C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Unesco, coll. « La question raciale devant la science moderne », 1953 (rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folioplus Philosophie », 2007).
- 15.
C. Lévi-Strauss et D. Eribon, De près et de loin, op. cit., p. 116.
- 16.
C. Lévi-Strauss et M. Hénaff, « 1963-2003 : l’anthropologue face à la philosophie », Esprit, janvier 2004.
- 17.
Voir P. Bourdieu, Algérie 60, Paris, Minuit, 1977, et Homo academicus, Paris, Minuit, 1984.
- 18.
Voir l’évocation, dans le beau livre de Virginie Linhart (Le jour où mon père s’est arrêté de parler, Paris, Le Seuil, 2008), des théories délirantes par lesquelles son père Robert Linhart, chef des « maos », expliquait Mai 68 comme un complot social-démocrate visant à empêcher les étudiants de s’établir en usine.
- 19.
Voir G. Deleuze, « Les intellectuels et le pouvoir », dans l’Île déserte et autres textes, op. cit.
- 20.
Voir l’entretien de P. Rabinow, « La recherche génétique et la connaissance du vivant », paru dans Esprit en mai 2002.
- 21.
Michel de Certeau, la Prise de parole, Paris, Desclée de Brouwer, 1968 (rééd. Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1994, p. 58).
- 22.
Voir l’article de F. Worms sur le moment des années 1960, supra p.115-130.
- 23.
Voir P. Bourdieu, « Pour un corporatisme de l’universel », Post-scriptum aux Règles de l’art, Paris, Le Seuil, 1992.
- 24.
Voir J. Rancière, le Philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 1983 ; L. Boltanski, « La dénonciation », dans l’Amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990.
- 25.
Voir G. Deleuze, « Il a été mon maître », l’Île déserte et autres textes, op. cit.
- 26.
Voir P. Bourdieu, « Le mouvement des chômeurs, un miracle social », dans Contre-feux, Genève, Liber, 1998.
- 27.
Voir M. Merleau-Ponty, « Partout et nulle part », dans Éloge de la philosophie et autres essais, Paris, Gallimard, 1960.
- 28.
Un certain nombre de philosophes et de sociologues avaient en effet opéré, dans les années 1970 et 1980, un travail simultané de défense de la démocratie et du libéralisme politique et d’approfondissement des exigences issues des mouvements sociaux et de la critique sociale : qu’on pense en France à Claude Lefort ou à Pierre Rosanvallon, en Allemagne à Jürgen Habermas et Axel Honneth, aux États-Unis à John Rawls ou Michael Walzer.
- 29.
Voir F. Cusset, French Theory. Foucault, Deleuze, Derrida & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
- 30.
Voir Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, et Multitudes, Paris, La Découverte, 2004.