Une alternative à la « guerre contre le terrorisme ». L'expérience italienne
L’expérience italienne
L’Italie doit juger fin octobre des agents de la Cia pour un enlèvement à Milan. Il ne s’agit pas seulement ici d’un conflit entre la justice et les services secrets mais entre deux conceptions opposées de la lutte contre le terrorisme, l’Italie ayant forgé, dans ses combats contre la Mafia et les Brigades rouges, une doctrine à la fois cohérente et efficace.
Le 25 juin 1967, des terroristes qui exigent l’annexion du Haut Adige par l’Autriche abattent quatre carabiniers. L’auteur du massacre, Peter Kienesberger, bien que condamné à perpétuité, trouve refuge en territoire autrichien. En 1979, le Service d’informations pour la sûreté militaire (Sismi) planifie son enlèvement et son extraction vers l’Italie. Une fuite devait cependant le contraindre à abandonner son plan aussitôt après l’avoir engagé. Cette opération secrète a été découverte en 1990 et les responsables du service ont été poursuivis en justice. En 1994, la Cour d’assises de Rome a jugé qu’il y avait :
une preuve manifeste de formation […] d’une bande armée […] tout comme il y avait une preuve également manifeste de séparer la bande avant que les infractions planifiées [l’enlèvement de Kienesberger et les autres infractions] puissent être commises1.
Les prévenus, loin de nier les accusations, soutinrent avoir agi pour l’État et avec le consentement des autorités politiques.
Le tribunal a néanmoins jugé que « les opérations planifiées avaient indubitablement constitué une activité illicite et, comme telle, ne pouvaient être autorisées par quelque autorité que ce soit » (je souligne). Les accusés ont donc été acquittés au motif qu’ils avaient spontanément cessé l’activité illicite avant que les infractions projetées ne soient commises : ils auraient été condamnés si l’enlèvement s’était produit.
Près de quarante années plus tard, la « restitution extraordinaire » entreprise à Milan par des agents de la Cia affecte gravement les relations entre les États-Unis et l’Italie. Selon le rapport du Secrétaire général du Conseil de l’Europe2,
le 17 juin 2003, Hassam Osama Mustafa Nasr, dit Abu Omar, citoyen égyptien, est enlevé en plein cœur de Milan à midi. Grâce à une enquête tenace et remarquable des magistrats milanais et des services de police, le cas d’Abu Omar est certainement un des cas les mieux connu et documenté de « restitution extraordinaire ». […] Abu Omar a été transporté par avion en Égypte, en passant par les bases aériennes militaires d’Aviano (Italie) et de Ramstein (Allemagne), où il a été torturé, avant d’être relâché et à nouveau arrêté. […] Abu Omar bénéficiait du statut de réfugié politique. Soupçonné d’être un activiste islamiste, Abu Omar faisait déjà l’objet d’une surveillance de la part de la police et de la magistrature de Milan. Grâce à cette surveillance, la police italienne était vraisemblablement sur le point d’identifier un réseau d’activistes agissant dans l’Italie du Nord. L’enlèvement d’Abu Omar, comme le relèvent expressément les magistrats milanais, a en fait saboté l’enquête en cours de la justice italienne et porté ainsi préjudice à la lutte contre le terrorisme.
Le rapport conclut que
l’enlèvement d’Abu Omar illustre d’une façon exemplaire la procédure de « restitution extraordinaire ». Il révèle aussi clairement l’existence d’une méthode, d’une logistique complexe à travers l’Europe et d’un personnel important affecté à ces tâches. Il soulève, d’autre part, des doutes quant à la participation éventuelle des autorités italiennes, à l’un ou l’autre de ses échelons3.
Cet incident continuera à peser sur les relations entre les États engagés dans la lutte contre le terrorisme. Il résulte de l’erreur de n’avoir pas compris qu’il existe une différence radicale entre le rapport que l’action pénale entretient avec la responsabilité politique en Italie, et ce même rapport dans des pays où l’action pénale est engagée de façon discrétionnaire et où le procureur la subordonne à un contrôle politique. Surtout, l’ensemble des normes réglant l’activité des services secrets et la responsabilité de leurs actions diffère profondément de celles d’autres pays, notamment en matière de « garanties fonctionnelles ». À l’époque, il n’existait aucune clause spécifique d’exemption de responsabilité dans le cadre des conditions opérationnelles d’exercice des services secrets italiens. Le gouvernement peut chercher à éviter d’être tenu pour responsable pénalement en opposant le secret d’État à l’autorité judiciaire. Mais cela n’empêche pas toujours l’autorité judiciaire de mettre en question cette responsabilité. La Cour constitutionnelle l’a clairement affirmé dans une affaire où le président du Conseil avait opposé le secret d’État au procureur de la République de Bologne en matière d’interceptions illégales vis-à-vis de l’Eta4. Le fait que cette activité illégale a été superficiellement conduite a gravement compromis une collaboration durable entre les diverses agences répressives, même s’il est difficile d’évaluer à quel point cela a porté préjudice à la lutte contre le terrorisme.
La séquestration d’Abu Omar a aussi eu des répercussions internes. Le juge a ordonné l’arrestation des officiers supérieurs du Sismi pour complicité dans l’opération clandestine. Le directeur du service a opposé le secret d’État, qui a été confirmé par l’autorité politique. Mais cela n’a pas empêché le juge d’instruction de Milan de déclarer qu’il disposait d’éléments suffisants pour aller de l’avant. Cela a créé deux conflits d’attribution au sein des pouvoirs de l’État : entre la présidence du Conseil et le ministère public puis entre la présidence du Conseil et le juge d’instruction de Milan. Cet automne, la Cour constitutionnelle, qui a déjà considéré que la requête était admissible, devra statuer sur le fond.
La séquestration d’Abu Omar repose aussi la question des limites qu’il faut donner aux activités clandestines, là encore dans le cadre d’un ensemble des garanties fonctionnelles effectivement en vigueur. Dans l’affaire Kienesberger, le service a opéré de façon à mettre en œuvre une décision de justice légitime, à laquelle les autorités autrichiennes opposaient un refus d’extradition. D’une façon bien différente, la séquestration d’Abu Omar visait à faire disparaître une personne suspectée de terrorisme en la soustrayant aux enquêtes en cours afin de la faire interroger dans un pays où la torture est pratiquée. La disparition forcée et la torture étant des pratiques interdites par les traités internationaux ratifiés et mis en œuvre en Italie, elles ne sauraient être couvertes par l’usage de garanties fonctionnelles5.
Le conflit produit par la « restitution » d’Abu Omar a donné le coup de pouce final à l’approbation d’une réforme radicale des services secrets par laquelle les garanties fonctionnelles ont été reconnues pour la première fois6. Plutôt que de prévoir expressément ce que les services secrets peuvent faire légitimement de façon à remplir leur mission institutionnelle, le législateur a préféré instituer une procédure centrée sur la responsabilité du président du Conseil des ministres, et qui autorise la violation de la norme pénale. Ce mécanisme n’est cependant pas sans limites, notamment en ce qui concerne la vie et la liberté personnelle : même sous ce nouveau régime, la séquestration d’Abu Omar continuerait d’être illicite.
La découverte de l’opération de « restitution » a mis à nouveau en lumière la diversité des approches face au terrorisme. Le rapport du Conseil de l’Europe précédemment cité souligne qu’« aux termes du statut de la Cour pénale internationale, la pratique systématique de disparitions forcées constitue un crime contre l’humanité ». Cette prise de position nette participe d’un désaccord plus général sur les modalités de mises en œuvre de la lutte contre le terrorisme. L’Italie, l’Espagne et la Grande-Bretagne ont dû affronter durant les décennies passées un terrorisme durable et diffus, qui fut une menace sérieuse à la stabilité de leurs institutions. Ces expériences gouvernent dorénavant leur lutte contre l’islamisme radical. Or ces pays, ainsi que la France et l’Allemagne, n’ont pas suivi la stratégie américaine, essentiellement militaire et préventive. Même la Grande-Bretagne, qui a pu estimer nécessaire de déployer des mesures extraordinaires, s’est servie de la clause d’exception à la Convention européenne des droits de l’homme. Rester dans le cadre des moyens prévus par les accords internationaux pour parer à une situation d’urgence diffère considérablement du fait de violer ces mêmes accords sur la base de décisions unilatérales ! C’est pourtant ce qui s’est passé depuis la détention d’ennemis combattants jusqu’aux « restitutions extraordinaires » et au refus de s’engager dans la coopération judiciaire internationale.
Choisir le paradigme militaire (« guerre contre le terrorisme ») affectera profondément l’efficacité des méthodes d’investigation les plus traditionnelles. Il faut y voir le résultat d’un désintérêt pour l’approche pénale traditionnelle, et plus généralement la conviction que le procès entrave la réalisation de la fin suprême : l’arrêt du terrorisme de quelque manière et à quelque prix que ce soit. À cet égard, ce qui importe n’est pas de distinguer entre les approches préventive et répressive. Les deux peuvent en effet parfaitement se compléter. Cela demande certes de bien équilibrer des exigences diverses et entraîne éventuellement des modifications normatives mais il n’y a pas lieu de choisir entre les deux : l’exemple italien de lutte contre la Mafia le montre très clairement. Au contraire, le paradigme militaire sort complètement du schéma légal, ce qui entraîne une cascade d’effets indirects : radicalisation du conflit et de la division ami/ennemi, mise en place d’options militaires incompatibles avec les fondamentaux de nos démocraties occidentales. En insistant sur les effets indirects de leurs attentats, les organisations terroristes peuvent effectivement revendiquer avoir dévoilé la réalité hypocrite des démocraties, notamment son lien avec la « modernisation », entendue comme domination, voire comme destruction des civilisations non occidentales.
Les préjudices en sont particulièrement graves. Toutes choses égales par ailleurs, l’expérience italienne de lutte contre le terrorisme en fournit un exemple éclairant. Le changement de braquet dans l’action judiciaire a pu se produire lorsque la communauté politique a reconnu explicitement qu’elle partageait des valeurs différentes de celles des idéologies de déstabilisation. Ces dernières n’ont en effet pas seulement perdu sur le terrain militaire : la défaite complète du terrorisme est venue lorsque la « base » vaste et compacte des partis de gauche et des syndicats a acquis la conviction que les terroristes n’étaient pas des « compagnons qui se trompent », pas plus que des « provocateurs au service de l’État », mais refusaient les valeurs fondatrices du pacte constitutionnel. La cohérence des comportements par rapport aux affirmations de principe a été essentielle. À rebours, les détentions illégales d’ennemis combattants sans procès, sans respect des conventions et les « restitutions » approfondissent l’hiatus entre les sociétés démocratiques occidentales et les grands ensembles de désaccord radical diffus au cœur même des démocraties occidentales.
Certains affirment que la riposte judiciaire a été inadéquate et que la seule réponse crédible est d’ordre préventif et militaire. Une telle position s’appuie sur l’idée que la menace terroriste aurait pris une allure radicalement nouvelle (qui nous impose de voir les choses autrement). Le terrorisme d’origine radicale et islamiste n’hésiterait pas à recourir à des instruments dotés de potentialités destructives considérables. Les caractéristiques du terrorisme apocalyptique d’origine islamiste imposeraient dès lors un saut qualitatif dans la réponse, déplaçant la priorité de la répression à la prévention de l’attaque, par tous les moyens7. Cette position a des fondements sérieux. Il ne fait aucun doute qu’un déplacement du centre de gravité de la lutte contre le terrorisme vers davantage de prévention est inévitable. La difficulté concerne l’équilibre entre la prévention et la répression et surtout la question de savoir si la prévention comporte nécessairement la mise en œuvre d’un paradigme militaire. Outre la préoccupation essentielle de savoir quels sont les coûts d’une telle approche en matière de droits et de garanties, on doit aussi se demander si elle n’induit pas des effets entièrement opposés à ceux qu’elle poursuit, en amorçant un cercle vicieux et en empêchant de déployer l’approche préventive et répressive traditionnelle. En réalité, l’efficacité de cette réponse ne peut pas être vérifiée. D’une part parce que les données sur lesquelles elle se fonde sont secrètes. D’autre part parce qu’il faudrait qu’une démarche préventive et militaire se révèle irremplaçable au sein même de l’approche judiciaire pour qu’on puisse éventuellement fonder éthiquement et légalement une rupture avec les garanties usuellement accordées. L’utilisation de moyens plus directs pour arriver au résultat, grâce auxquels on ne s’embarrasserait pas avec les schémas usuels, ne permettrait pas de légitimer des ruptures avec les droits fondamentaux du citoyen, pas même par pure hypothèse. Ce qui a émergé avec la « guerre contre le terrorisme » (depuis les détentions sans procès et le refus d’appliquer les Conventions de Genève jusqu’à la séquestration de personnes, les interceptions illégales, etc.) pose avec force la question fondamentale : quel est le prix à payer pour la sûreté ? Au cœur de la réponse, il faut déterminer si ce prix est vraiment nécessaire et, par conséquent, si ce qu’il implique pour être efficace représente véritablement l’ultima ratio.
S’il en était ainsi, il serait vain de chercher une alternative sous la forme d’un « moindre mal8 ». Car on verserait sans aucun doute dans le « mal » total : la violence occulte et illégale exercée par un pouvoir d’État sans limites. Cela fait partie d’une question plus générale qui porte sur la disponibilité et l’usage de l’information et sur la manière dont les démocraties engagent leur choix de fond en ce qui concerne les actions à mener dans la lutte contre le terrorisme. On s’engage dans un cercle vicieux et dramatique, qui a un coût élevé en termes d’organisation des pouvoirs et de libre exercice des choix démocratiques, à commencer par le droit à voter de façon informée et éclairée. Qui dispose en effet du vrai pouvoir sinon les personnes qui sont contrôlées ? Elles n’offrent à ceux qui les contrôlent que les renseignements qu’elles estiment utiles et nécessaires. Les principes de la démocratie représentative et le respect de ses règles sont en jeu, et la question quis custodiet custodes ? (qui gardera le gardien ?) ne peut être résolue correctement que dans le cadre du bon fonctionnement des procédures de vérification. Or celles-ci sont essentiellement fondées sur des informations. S’il est impossible de briser ce cercle vicieux du fait que seule la nécessité du secret prévaut, le seul antidote consiste à se méfier. Nous serions alors face à un mécanisme auto-immunisé, prémisse d’un suicide de l’institution9.
La crise du paradigme préventif en sa version militaire
Les enquêtes relatives aux attentats de Madrid et de Londres ont révélé les failles du paradigme préventif militaire. Le recueil d’informations issues du renseignement s’est avéré largement insuffisant pour empêcher que les attentats ne se produisent. Comme l’ont ensuite montré les enquêtes de Londres de 2006 (pour des faits qui ne sont pas encore totalement élucidés), c’est le lien entre les informations collectées et les méthodes traditionnelles d’enquêtes qui s’est révélé efficace. Les organisations terroristes semblent du reste s’être profondément transformées. Les enquêtes ont mis en lumière non pas des organisations transnationales fortement structurées mais un magma de groupes diffus, liés par une forte motivation à réaliser un idéal10. Ces petits groupes, sans structures d’organisation propres et reliés de façon incertaine à des organisations connues, sont souvent constitués par des nationaux européens (ou des immigrés stabilisés depuis longtemps) aux origines les plus diverses. On a même abandonné l’idée que des origines territoriales prédéterminaient l’appartenance à un groupe particulier.
Le nouveau terrorisme est largement réductible à un refus de la modernité, entendue comme ce qui empêche soit matériellement (en raison de l’exploitation des ressources nationales dans le cadre de la mondialisation) soit, surtout, spirituellement l’accomplissement d’une manière de vivre, de se percevoir, de se représenter ou encore de se rapporter à sa foi. Définir le nouveau terrorisme comme un fondamentalisme religieux est à la fois impropre et très partiel. En réalité, une motivation idéaliste du terrorisme se lie, par le truchement de la religion, à un thème politique fort, ressenti à l’intérieur même des sociétés occidentales dans lesquelles diverses communautés resserrées partagent un sentiment de perte d’identité. Cela peut se révéler un terrain fertile au développement du terrorisme. Les études et enquêtes sur les attentats suicides, notamment de Londres, ont montré que le terrain sur lequel prospère le terrorisme n’est pas réductible à la marginalisation. En d’autres termes, le « terrorisme international » présente, en réalité, toujours les caractéristiques du terrorisme « interne ».
Un autre aspect du terrorisme islamique est qu’il ne repose pas sur des revendications politiques que l’on peut satisfaire et qui seraient donc négociables – étant entendu que cela résulte peut-être de notre difficulté à nous faire une idée précise du radicalisme islamique, souvent perçu comme un tout alors qu’il regroupe en réalité des positions très diverses11. Cette apparente impossibilité de réduire la menace en instaurant une aire de dialogue avec les terroristes animés par leur quête radicale ouvre la voie à des scénarios à long terme. Et la possession potentielle d’armes de destruction massive rend leur menace plus oppressante encore. Par sa nature, ce terrorisme suscite dans l’opinion publique des réactions émotionnelles très fortes. Ces dernières mettent en danger le jeu ordinaire des checks and balances dans les démocraties occidentales12.
Ce terrorisme est nouveau en ce qu’il est totalement délocalisé, largement à cause des guerres récentes (de l’Afghanistan à la Tchétchénie, la Bosnie et l’Irak) et de leur influence dans la formation des organisations terroristes et de leurs militants : les combattants illégaux, ces éléments déjà connus par le passé, ont pris aujourd’hui une allure nouvelle du fait de la nouvelle configuration politique13. Les fondements de l’idéologie terroriste dans un antimodernisme diffus mais radical, nimbé de relents antimondialisation, opacifient plus que jamais la définition de l’« ennemi » et complexifient la tâche de la lutte efficace contre le terrorisme. Si l’emploi de technologies modernes (comme moyen de lutte ou de communication) et le recours aux attentats suicides ne sont pas forcément des éléments nouveaux, les informations fournies par tout un réseau d’enquêtes laissent globalement apparaître, indubitablement, à quel point le terrorisme islamique ne se réduit pas aux expériences connues.
Le caractère apocalyptique de la menace dramatise les choix à faire entre l’interruption d’un projet d’attentat et l’obtention d’éléments pouvant être utilisés dans un procès pénal. Les liens entre les opérations de cellules en zone non conflictuelle et leur participation à de véritables conflits renforcent l’importance de l’action des services de renseignements. S’il va de soi que le seul droit pénal ne permet pas de faire face au terrorisme dans les zones de conflit, on peut néanmoins continuer à agir dans la seule orbite du droit pénal dans les zones non conflictuelles telles que l’Europe.
Le terrorisme d’origine radicale et islamique est donc, effectivement, caractérisé par des éléments nouveaux. Ces éléments font apparaître l’importance des sources d’information et de leurs échanges à un niveau international. Les événements tragiques de Madrid et de Londres (ainsi que les enquêtes menées dans différents pays, parmi lesquels l’Italie) montrent néanmoins que les modalités opérationnelles des organisations terroristes, au moins à l’extérieur des aires de conflit ouvert, sont susceptibles d’une investigation par des techniques traditionnelles.
Les éléments de nouveauté ne doivent, en effet, pas faire négliger la continuité avec les expériences connues. Le point de divergence ne se situe ni dans les moyens ni dans les méthodes utilisées. Le refus de la modernité de la part des organisations terroristes ne les empêche pas d’utiliser pleinement les possibilités offertes par les nouvelles technologies et ce par divers aspects (du rapport avec les médias au recours à des communications informatiques, jusqu’à la détermination des nœuds stratégiques de la technologie et la survie des sociétés développées, premières parmi toutes celles qui utilisent les communications). Aucun des objectifs, des instruments et des méthodes utilisés n’est l’apanage du terrorisme islamique. Certainement pas, en tout cas, les attentats aveugles à très forte charge offensive, l’emploi de substances chimiques, la diffusion d’informations par internet et des choses de cet acabit. Ce n’est pas même le cas de l’attentat suicide qui est parfois considéré comme spécifique parce qu’il serait lié à des motivations exclusivement religieuses. L’histoire de ce type de terrorisme montre clairement que les motivations de cette sorte de sacrifice de soi ne sont pas nécessairement religieuses. Au contraire, les premières occurrences (initialement d’ampleur limitée) des attentats suicides sont d’origine laïque (Tamul, ainsi qu’au Proche-Orient). Cela ne signifie pas qu’on doive sous-estimer la motivation religieuse comme composante importante et spécifique du terrorisme islamique, mais seulement qu’il faut être prêt à prendre en compte les éléments de continuité et de différence, ainsi qu’à les utiliser utilement au bénéfice de l’investigation. C’est apparu clairement à la suite des attentats de Madrid et de Londres, lors de l’identification des auteurs et des parcours individuels qui les avaient portés à faire le choix du terrorisme. Sur tous ces aspects, les techniques d’investigation traditionnelles restent fondamentales.
L’influence des opérations de renseignement conduites à l’étranger peut être effectivement déterminante pour aider les forces répressives dans le cadre de l’action pénale. Toutefois, si cette influence devient prédominante, les effets pervers s’accumulent. La prédominance des sources de renseignement (du fait de l’attachement porté à la prévention plus qu’à la répression) a, de toute évidence, affecté la validité de plusieurs procès criminels. La nécessité de protéger les sources du renseignement dans certaines affaires a prévalu sur la coopération judiciaire internationale. De nombreux éléments d’information issus du renseignement ont, de surcroît, été versés parmi les pièces de procès sans être recevables in fine. Il nous faut donc traiter d’un défi d’une nature nouvelle. Les expériences passées ne sont pas sans valeur, bien au contraire. Simplement, les nouvelles perspectives nous enjoignent de considérer plus à propos l’importance de la prévention et l’influence du renseignement. Nous devons par-dessus tout exiger que la réponse pénale se calque plus encore sur la réalité du nouveau terrorisme, qu’elle se saisisse de ses formes d’organisation, moyens de communication, formes de recrutement, instruments de financement… Cette approche exigera sans aucun doute certains sacrifices en termes de garanties pénales. Quels sont les coûts que les démocraties occidentales devront désormais payer pour ne pas les avoir considérés avant que les dommages ne soient causés ? J’essaierai d’éclairer cette question en me référant à l’expérience italienne. Il s’agit, évidemment, d’une expérience très spécifique et sans doute pas universalisable. Mais l’exemple de pays qui, comme l’Italie, ont adapté dans le temps leurs moyens de répondre à l’évolution de la menace posée par le terrorisme interne (en parallèle avec celle de la criminalité mafieuse) s’est parfois montré d’une grande utilité, notamment pour établir quel est le meilleur rapport entre les instruments adoptés et les finalités poursuivies et, parmi celles-ci, celles qui aident à réduire le recours au terrorisme.
Les origines des choix législatifs jusqu’en 2001
L’Italie a dû faire face, depuis de nombreuses années, à l’action des organisations criminelles, en premier lieu des organisations mafieuses. Au début des années 1970, elle fut aussi confrontée à une forte flambée terroriste. Ces deux phénomènes ont catalysé une sorte de consentement général pour mettre en œuvre des mesures préventives substantielles. Celles-ci ont progressivement fourni les moyens adéquats de traiter le terrorisme comme la criminalité organisée de type mafieux.
Une guerre des mafias se déclara en Sicile à la fin des années 1970. Elle fit des centaines de morts. Pour la première fois, l’État réagit efficacement. Cosa Nostra y répondit par une vague d’assassinats d’hommes politiques, de magistrats et de fonctionnaires de police. L’opinion publique fut pourtant en phase avec les mesures particulièrement sévères prises à l’encontre de la Mafia, notamment deux mesures d’une nature tout à fait extraordinaire14 : l’une concernant l’hypothèse spécifique du délit d’association, qui répondait étroitement aux activités mafieuses typiques de contrôle du territoire (elle punissait le simple fait de « s’associer ») ; l’autre mesure concernant la confiscation des patrimoines mafieux, ceux des personnes condamnées ou de personnes en relation avec l’organisation criminelle15. Malgré ces mesures, la lutte contre le terrorisme peinait toujours à poursuivre ceux qui commettent les attentats mais aussi ceux qui dirigent, qui financent les activités terroristes ou lui fournissent simplement un soutien constant et délibéré.
Cela entraîna une importante modification normative en matière de délits de subversion et de terrorisme, qui anticipa les évolutions postérieures au 11 septembre 2001. En 1979, le législateur introduisit en effet, à l’article 270 bis du code pénal, l’hypothèse du délit d’association (punissant le fait de se donner pour objectif des actes de violence ayant pour finalité la terreur ou le renversement de l’ordre démocratique). Une circonstance aggravante pour les délits commis avec de telles intentions fut en outre introduite. Ces innovations constituèrent un véritable sous-système pénal dédié à la criminalité organisée, politique et de droit commun.
Qualifier un délit de crime organisé (et maintenant même de renversement de l’ordre démocratique ou de terrorisme international) emporte des conséquences considérables sur les pouvoirs d’enquête et sur la structure des enquêtes préalables. Ces dernières peuvent durer et rester secrètes plus longtemps ; les interceptions de communications sont autorisées dans davantage de cas et pour des périodes plus longues ; les témoins coopérant peuvent être adéquatement protégés ; des opérations sous couverture sont permises, etc. En revanche, il ne fut pas prévu de traitement différencié au sein de la phase de jugement (en ce qui concerne l’admission, l’utilisation et l’évaluation des preuves, ou encore en ce qui concerne le juge). Or plus que l’allongement des peines, c’est précisément la conception d’un sous-système concernant les moyens d’enquête et les mesures de prévention qui s’est révélée efficace.
Ces choix suscitèrent un débat, parfois d’une rare âpreté, concernant la légitimité du traitement différencié. Certains considérèrent qu’il était préférable de poursuivre une politique clairement duale, qui atténue les garanties dans certains secteurs mais n’affecte pas le système général de garanties procédurales et substantielles (comme la mise en place d’un sous-système finirait certainement par le faire). Les Américains eurent à affronter un dilemme similaire après le 11 septembre 2001 au sujet des mesures extraordinaires et des conditions d’un retour à la normale une fois l’urgence passée.
C’est pourtant au maintien de l’action répressive dans le cadre du système ordinaire que l’on doit certainement d’avoir évité la rupture avec les garanties constitutionnelles. L’Italie a réussi à vaincre son terrorisme interne sans recourir à aucune criminalisation du désaccord et sans jamais renoncer à l’exercice d’un plein contrôle juridictionnel sur les actions entreprises qui reposent sur des faits vérifiables. Gageons qu’avoir tenu ferme vis-à-vis du respect des droits, même dans les moments les plus dramatiques, alors que chaque jour les journaux télévisés commençaient par l’annonce de nouveaux attentats, fut même l’un des principaux moyens de venir à bout du terrorisme interne. Lorsqu’on a vérifié les accrocs à la légalité, ce sont les magistrats les plus engagés sur le front du terrorisme qui ont réagi, comme dans l’affaire de l’enlèvement du général Dozier où les fonctionnaires de police ayant employé des violences et menaces vis-à-vis de terroristes détenus ont été poursuivis en justice puis condamnés16.
Pour cette raison, les Brigades rouges considéraient comme un danger particulier les magistrats (ministère public et juges) qui défendaient un haut niveau de garanties et s’engageaient publiquement contre l’hypothèse d’une radicalisation des formes d’opposition au terrorisme. Certains magistrats furent assassinés précisément pour cette raison. Il ne fait aucun doute que la cohérence dans le respect des libertés civiles fut un élément essentiel de la stratégie de lutte contre le terrorisme interne et que cette stratégie s’est révélée gagnante. Le prix que l’Italie a payé du fait du terrorisme et du crime organisé a été certes très élevé, que ce soit en vies humaines17 ou en termes d’affaiblissement de la vie publique dans le pays, mais qu’est ce que ce prix au regard de ce qu’aurait coûté une stratégie militaire d’abandon de la réponse légale ?
L’application de ces instruments récents au nouveau terrorisme
Les moyens mis en place ont été utilisés efficacement vis-à-vis des organisations terroristes internationales18. Ils ont pourtant suscité de sérieux problèmes d’interprétations bien avant le 11 septembre 2001.
La Cour de cassation, en particulier, a considéré que l’article 270 bis du code pénal servait à protéger exclusivement l’ordre constitutionnel italien et que les conduites visant à renverser d’autres systèmes n’étaient pas condamnables, quand bien même ils consistaient à planifier des actes terroristes19. De nombreuses procédures relatives à des cellules « terroristes » où les parties contestaient la nature de ce délit se sont ainsi conclues par des condamnations visant les seuls délits spécifiques et, au plus, pour le délit d’association générique20 (art. 416 c.p.). Se sont ensuite posés des problèmes concernant les preuves, notamment en cas d’informations issues du renseignement. Le caractère ouvert des « structures » identifiées, enfin, complexifie singulièrement l’application du modèle de l’association.
Mais même cet aspect du terrorisme n’est pas totalement nouveau. On connaît depuis longtemps des groupes dont les contours sont incertains et qui ont des liens avec des organisations bien structurées. En témoigne l’expérience italienne du spontaneismo armato. Ce groupe diffus (en réalité lié à des organisations de type traditionnel) obtint des résultats considérables et fit nombre d’émules. Les enquêteurs chargés de les arrêter avaient identifié une structure en archipel. Cet archipel, en se développant et en réalisant ses actions les unes après les autres, élaborait une doctrine célébrant l’homme « solaire » contre l’homme commun. Comme ce groupe l’écrivit en revendiquant l’assassinat du capitaine Straullu : « Nous n’avons ni pouvoirs à prendre ni masses à éduquer, seul nous importe de respecter notre éthique selon laquelle les ennemis doivent être tués et les traîtres anéantis. » Cela n’est pas sans ressemblance avec le terrorisme actuel, dont la traduction politique est défaillante. Cet exemple montre que le dispositif concernant le délit d’association s’est déjà révélé d’une grande utilité pour parer aux nouvelles formes de regroupement terroriste.
Telle était la situation en Italie au moment du 11 septembre 2001. Des dispositions législatives ont ensuite été introduites à la fin 2001 :
la centralisation des enquêtes à l’intérieur de la juridiction des procureurs ;
l’extension des cas d’autorisation des activités de couverture ;
l’autorisation du ministère public pour les interceptions préventives, même par les services secrets ;
l’alignement (déjà entamé en 2000-2001) des procédures pour délits avec finalité de terrorisme sur les délits de criminalité organisée (durée et secret des enquêtes ; interception de communications ; moyens pour la recherche des fugitifs ; modalité des perquisitions ; etc.).
S’y ajoute l’extension des mesures de prévention personnelles et patrimoniales préalablement utilisées contre la mafia au terrorisme interne et international. Ce fut le moyen essentiel pour « s’acclimater » aux nouvelles caractéristiques du terrorisme international sans sortir pour autant des sentiers connus. Il est apparu essentiel de maîtriser préventivement les suspects tout en s’appuyant sur des faits contrôlables : pour que les mesures soient applicables, il faut qu’elles s’appuient sur des preuves de l’existence d’actes préparatoires à des délits visant un acte terroriste. En 2005, ces mesures ont même été étendues aux personnes physiques ou juridiques inscrites sur la liste des organismes internationaux « lorsqu’il y a des preuves permettant de conclure que les fonds ou les ressources peuvent être utilisés pour le financement d’organisations ou d’activités terroristes, même internationales ».
En ce qui concerne le financement, l’Italie a ultérieurement élargi la gamme des instruments déjà existants, notamment ceux pris en exécution d’accords internationaux. Sans qu’il soit nécessaire d’entrer davantage dans les détails, ils n’ont manifestement pas permis d’élucider des affaires de financement au-delà du transfert de modestes sommes d’argent. Même les « gels » de biens de sujets inscrits sur des « listes » sont assez limités dès lors qu’on exclut ceux issus de l’ex-régime irakien. Ces modalités de financement sont une constante des enquêtes dans nombre de pays, elles font l’objet d’une attention toute particulière de la part des enquêteurs.
L’anticipation de l’intervention pénale
La modification la plus importante concerne en fait la prévention des délits d’association en vue d’une action terroriste, de renversement de l’ordre démocratique (art. 270 bis c.p.) et même de terrorisme international. Le but est de punir toute forme de participation à une organisation (c’est-à-dire de contribution consciente à la vie de l’organisation) qui se propose d’accomplir des actes de violence ayant une finalité terroriste, quand bien même elle serait tournée vers des États étrangers, des institutions ou des organismes internationaux. Les actes répréhensibles sont désormais constitués par des actes purement préparatoires à l’agression des biens protégés dès lors que ceux-ci sont effectués par l’entremise d’une structure organisée. Cette dernière accroît en effet le danger que les actions programmées soient effectivement commises et elle constitue une référence matérielle pour des conduites qu’il est possible de vérifier (et qui sont donc susceptibles de constituer la matière des preuves dans le cadre d’un procès).
L’application concrète de cette mesure a naturellement posé de nombreux problèmes. L’utilisation du délit d’association doit respecter les principes constitutionnels. Bien qu’il laisse des marges d’interprétation très importantes dans la détermination des conduites répréhensibles, son application à la criminalité organisée a montré que cette définition était globalement suffisamment détaillée. Les actions des associations mafieuses ont simplement mis à jour certains cas limites, difficiles à analyser comme constitutifs d’un contexte d’association – comment intégrer en particulier le comportement d’un « auxiliaire extérieur » qui fournit à l’association une contribution utile et consciente sans pour autant faire partie de l’association même ? Cet aspect se révèle parfois d’une importance considérable dans le cadre du terrorisme actuel.
En réalité, le législateur n’a toujours pas entièrement résolu les problèmes posés par la répression du terrorisme international. Les problèmes de définition sont inextricablement liés à des questions d’admission et d’évaluation des preuves. Un deuxième aspect est constitué par la question de l’utilisation légitime des « faits notoires » pour prouver la finalité du terrorisme et des liens avec d’autres organisations criminelles. Parmi les sources utilisables, on pourrait inclure les listes établies par les gouvernements ou des organismes internationaux. En ce qui concerne les procès relatifs aux délits de terrorisme interne ou mafieux, la jurisprudence a choisi depuis longtemps d’intégrer les sentences rendues dans le cadre d’autres procès, même contre différents prévenus dès lors qu’elles renvoient aux mêmes faits que ceux qui fondent la nouvelle accusation. Il n’est par exemple pas nécessaire de prouver une nouvelle fois l’existence de Cosa Nostra ou son caractère illicite. Une même procédure logique, si elle intègre des sentences émises à l’étranger, est néanmoins plus complexe dans la mesure où elle présuppose de vérifier les règles qui ont été appliquées lors de la première qualification de la conduite visée (par exemple lorsqu’il s’est agi de considérer qu’il y avait finalité terroriste), en particulier le fait qu’elles n’ont pas utilisé de preuves illicites. Concernant les « listes » approuvées par les organismes internationaux, le discours est bien entendu très différent. Mais même dans ce cas, il reste évident que la procédure sur la base de laquelle on arrive à intégrer dans ce cadre probatoire la personne ou l’organisation poursuivie se fonde nécessairement sur des sources qui ne coïncident pas avec celles recevables à titre de preuve selon la procédure pénale italienne. Ici, c’est la bonne gestion des informations de base qui est essentielle.
La finalité du terrorisme. Une application difficile
Un cas, très connu et doté d’une forte résonance internationale, illustre bien les nombreux problèmes que pose l’application de l’article 270 bis du code pénal aux organisations terroristes qui visent des actes à l’étranger. En 2003, un procès fut intenté contre des militants d’Ansar Al Islam, organisation d’intégristes islamistes d’origine kurde, visant à la constitution d’un État islamique dans le nord de l’Irak. Ces intégristes assuraient le financement du groupe en Italie et le recrutement de combattants pour qu’ils s’entraînent en Irak. Selon l’accusation, l’organisation prévoyait des attaques suicides contre la population irakienne, et même contre la population italienne. Ces événements avaient conduit à engager simultanément deux procès, l’un à Milan l’autre à Brescia. Le juge de Milan a absout les prévenus alors que celui de Brescia a retenu des preuves susceptibles de conduire à leur inculpation21.
Il n’était pas contesté que les prévenus avaient financé l’organisation Ansar Al Islam. Il était aussi admis que les prévenus avaient recruté des personnes envoyées en Irak pour apprendre à combattre (les faits s’étaient produits avant l’intervention militaire en Irak). Le juge de Milan a affirmé :
Il n’en résulte pas qu’il soit prouvé […] que de telles structures paramilitaires prévoyaient la programmation concrète d’attaques dépassant les activités de guérilla dans un contexte de guerre et, par conséquent, qui rentreraient de ce fait dans l’orbite d’activités de type terroriste au sens de l’article 270 bis c.p.
Le juge de Brescia a, en revanche, considéré que cette distinction était infondée.
Le premier point controversé dans ces arrêts porte sur la distinction entre la notion de terrorisme et celle d’activités militaires – légitimes en droit international dans un contexte de guerre quand bien même elles sont effectuées par des civils. Le droit italien ne rencontre pas de difficultés considérables pour prendre en compte les activités violentes – commises ou simplement projetées – lorsqu’elles se déroulent en dehors d’un contexte de conflit. La notion de « terrorisme » a d’ailleurs été largement utilisée pour des faits de terrorisme interne et international commis en Italie. La nouvelle formulation de l’article 270 bis c.p. permet de dépasser les problèmes issus de l’application de règles relatives à des faits commis à l’étranger. Cette innovation permet de distinguer avec clarté entre des activités terroristes (qui sont punies même lorsqu’elles sont directes et commises contre des États étrangers) et des activités subversives non répréhensibles. Bien que le droit italien en vigueur à l’époque de ces arrêts ne fournisse pas de définition adéquate du terrorisme international, il était aisé d’en déduire une, grâce à différentes sources internes et internationales. Certaines sources ne peuvent que guider l’interprétation (comme les résolutions des Nations unies ou les décisions européennes), alors que d’autres s’imposent au juge interne comme les conventions ratifiées par l’Italie. La Convention de New York contre le financement du terrorisme (1999) fournit en particulier une définition exhaustive de l’acte terroriste. La Convention internationale pour la répression des attentats terroristes à l’explosif (1997) précise que les « actes criminels […] qui sont conçus ou calculés pour provoquer la terreur dans la population, un groupe de personnes ou chez des individus ne peuvent en aucune circonstance être justifiables par des considérations de nature politique, philosophique, idéologique, raciale, ethnique, religieuse ou d’autres motifs analogues ».
La difficulté concerne en réalité la distinction entre le terrorisme et des activités soit militaires soit qui s’insèrent dans le cadre d’un conflit armé. Cette question très complexe concerne notamment le rapport entre différentes sources de droit international, en particulier celles relatives aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité. N’allons pas plus avant dans l’examen de cette question complexe. Il suffit de noter qu’il est bien établi qu’un acte de violence indiscriminée ou qu’un acte animé d’une finalité politique sont illicites, même en contexte de guerre. S’il est vrai qu’en l’espèce le juge de Milan a utilisé des sources de droit international incomplètes et même une Convention non encore adoptée, le juge de Brescia n’a pas pour autant adopté une solution satisfaisante dans la mesure où il s’est référé au sentiment commun de la population de façon à avoir un élément discriminant qui permette de caractériser un acte terroriste. Du reste, la distinction entre le terrorisme et de légitimes luttes de libération nationale ainsi que le droit des peuples à lutter pour leur autodétermination, leur liberté et leur indépendance (résolution de l’Assemblée générale des Nations unies n. 46/51 du 9 décembre 1991) ne sont toujours pas assurés et empêchent l’adoption d’une convention globale contre le terrorisme. Pour conclure, les sources internes et internationales permettent de définir précisément le terrorisme international en couvrant d’une manière suffisamment partagée la plupart des conduites concevables. Cette définition a enfin été adoptée explicitement par le législateur italien, par la loi du 31 juillet 2005 n. 155, qui définit comme « terroriste » la conduite visant à intimider la population ou à influencer la volonté des pouvoirs publics ou d’une organisation internationale pour déstabiliser les structures politiques fondamentales, constitutionnelles, économiques et sociales d’un pays22. La seule marge d’incertitude restante concerne les attaques menées contre des militaires combattant dans le contexte d’un conflit armé.
La preuve de la finalité du terrorisme
En réalité, le fait d’appliquer ou non la notion de terrorisme dans l’affaire citée résulte largement des choix des deux juges sur la question des preuves. Selon l’accusation, en effet, le groupe Ansar Al Islam agissait par le biais de méthodes terroristes indépendamment de l’éventuelle existence d’un contexte de guerre. Prouver ces faits aurait levé toute opposition quant à l’interprétation du caractère répréhensible de l’article 270 bis c.p. Le juge de Milan n’a pas considéré tout à fait licite l’activité de recruter ou de financer des kamikazes, mais il s’est contenté de soutenir qu’il n’y avait pas de preuves d’une activité de ce genre susceptible d’être invoquée dans le cadre d’un procès. Il ne peut pas être fait référence au fait de recruter des combattants pour les envoyer en Irak en vue d’un conflit armé imminent. Le juge n’est parvenu à cette conclusion qu’en ayant exclu un grand nombre de sources de preuves utilisables, considérées en revanche comme légitimes par le ministère public. Ces actes peuvent être subdivisés en deux catégories.
Il y a tout d’abord l’ensemble des actes du procès acquis à l’étranger par le biais des commissions rogatoires sans qu’ils respectent pour autant les formes et les garanties du système italien. Sur ce point, la décision du juge de Milan contraste avec les lignes directrices de la Cour de cassation et n’a en effet pas été acceptée par la Cour d’appel23. Ensuite, les deux juges n’ont pas utilisé les sources de renseignement de la même manière. Nous avons déjà souligné que telles sources pouvaient être essentielles pour prévenir l’action de groupes terroristes. Dans le procès pénal, elles peuvent permettre à la fois de qualifier l’action de référence pour laquelle le prévenu est jugé et de caractériser les rapports qu’il a entretenus avec d’autres personnes non jugées ou des organisations criminelles. Les deux juges se sont même opposés sur ce point. La Cour d’appel a retenu que les sources de renseignement ne pouvaient pas être utilisées dans le cadre du procès pénal. Elle sanctionnait ainsi une ligne jurisprudentielle constante.
Sur ce point toutefois, la Cour de cassation a récemment annulé une décision des juges de Naples qui avaient rejeté une demande de détention de 28 nationaux algériens accusés de faire partie de la cellule du Groupe salafiste pour la prédication et le combat. Au-delà de l’affirmation de principes importants en matière d’application de l’article 270 bis c.p., la Cour a alors expressément fait référence à l’utilisation de « faits notoires » provenant de sources étrangères (parmi lesquelles des décisions de condamnation émises dans d’autres pays et – surtout, pour ce qui est pertinent en l’espèce – l’insertion du Groupe sur la liste d’organisations terroristes). La Cour considère que ces éléments ne peuvent pas être utilisés comme preuve, mais peuvent toutefois être intégrés dans le contexte plus vaste du matériel de preuve24.
Finalement, la Cour de cassation a cassé la décision du juge milanais, en ordonnant un nouveau procès, soit pour des raisons relatives à la distinction entre terrorisme et l’emploi légitime de la force, soit pour l’utilisation des moyens de preuves25.
Pour conclure, ne considérons pas que les décisions opposées des juges de Milan et de Brescia indiquent qu’une incertitude subsiste en ce qui concerne l’utilisation du moyen tiré de l’association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme international. Il apparaît bien plutôt que la description de la conduite répréhensible typique est suffisamment déterminée et élaborée par les définitions législative et jurisprudentielle des différents concepts qui la composent (association ; but ; terrorisme ; terrorisme international ; etc.). Les véritables défis à relever pour avancer avec efficacité sur la route de la répression pénale du terrorisme sont de caractère procédural : ils sont liés d’une part à l’importance des informations obtenues par les biais des renseignements ainsi qu’aux modalités de leur acquisition, et d’autre part à l’intensité de la coopération judiciaire entre les États. Or, ces deux questions sont conditionnées au degré de confiance vis-à-vis de la légalité des moyens utilisés pour recueillir les informations. Elles sont donc au cœur du choix même de s’engager dans la « guerre contre le terrorisme ».
S’agit-il d’une guerre qu’on ne saurait gagner ? Certes, les causes du terrorisme international, dans ses formes actuelles comme – ainsi qu’on peut le prévoir – dans les formes qu’il prendra dans un futur proche sont très profondes et elles ne sauraient être abordées seulement en termes préventifs et répressifs, et encore moins militaires26. Avant de considérer que la bataille est perdue, il faut vraiment explorer si la sûreté impose le sacrifice des libertés. L’expérience italienne peut vraisemblablement montrer qu’une réponse cohérente avec les caractéristiques de la menace est possible, quand bien même elle resterait dans le cadre de la légalité interne et internationale. En tout cas, tout acte n’est pas justifiable du seul fait qu’il accroît notre sûreté : « Nous devons tenir ferme sur une vertu très différente : l’antique vertu du courage27. »
- *.
Juge en Italie, membre jusqu’en juillet 2006 du Consiglio Superiore della Magistratura. Substitut du procureur de Rome depuis 1984, il est spécialisé dans les affaires de terrorisme, de criminalité informatique et organisée et de corruption.
- 1.
2e Cours d’assises de Rome, 19 novembre 1994, n. 44, Inzerilli e altri.
- 2.
Rapport du Secrétaire général du Conseil de l’Europe sur la question des détentions secrètes et du transport de détenus suspectés d’action terroriste, notamment du fait ou à l’instigation d’agences étrangères, publié le 26 février 2006.
- 3.
Les trois premiers paragraphes sont communs avec G. Salvi, « Ciò che non dobbiamo imparare dall’America », Limes, 1, 2007, p. 71 sq. Les deux textes suivent ensuite des voies différentes.
- 4.
Voir les décisions n° 110/1998, n° 410/1998, n° 487/2000.
- 5.
La Cour d’assise, citée précédemment, a conclu qu’une activité en soi illicite, telle que la séquestration d’une personne, ne saurait jamais être une finalité pour les services secrets puisque « de l’examen des normes qui règlent l’activité d’information et de sécurité […] émerge communément, d’une manière univoque et insusceptible d’interprétation variée, que l’exigence que toute l’activité des Services se déroule dans le respect de la légalité formelle et substantielle, et ce quand bien même l’on tient compte de la nature spéciale des attributions qui leurs sont réservées ».
- 6.
Loi du 3 août 2007, n° 124 : « Sistema di informazione per la securezza della Republica e nuova disciplina del segreto. »
- 7.
Cette position a bien été représentée par J. Yoo, The Powers of War and Peace: The Constitution and Foreign Affairs After 9/11, University of Chicago Press, 2005. Pour un large développement de cette position, voir Daniel Benjamin et Steven Simon, The Next Attack : The Failure of the War on Terror and a Strategy for Getting it Right, Times Books, 2006.
- 8.
Voir Michael Ignatieff, The Lesser Evil. Political Ethics in an Age of Terror, Princeton, Princeton University Press, 2004.
- 9.
Jacques Derrida, dans Giovanna Borradori, Philosophy in a Time of Terror: Dialogues with Jurgen Habermas and Jacques Derrida, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
- 10.
Par exemple, en Italie, Cass. 25 mai 2996 n. 990 et 25 mai 2006 n. 991 : « Les associations terroristes de caractère islamique qui ont émergé sur le territoire national jusqu’à aujourd’hui présentent des caractéristiques particulières : elles ne sont pas organisées entre elles hiérarchiquement mais sont constituées de cellules autonomes et sont éventuellement seulement reliées entre elles pour des raisons contingentes. »
- 11.
Fawaz A. Gerges, The Far Enemy, Cambridge University Press, 2005.
- 12.
Le débat entamé par Bruce Ackerman sur la question mérite un nouveau chapitre, après la décision historique Hamdan de la Cour suprême des États-Unis. Voir l’article de Bruce Ackerman, « Les pouvoirs d’exception à l’âge du terrorisme », Esprit, août-septembre 2006 et l’analyse de Julien Cantegreil sur le jugement de la Cour suprême : « La force de la séparation des pouvoirs : Hamdan v. Rumsfeld », Esprit, août-septembre 2006.
- 13.
On l’a vu émerger dans différentes enquêtes italiennes où les personnes recherchées appartenaient à des cellules terroristes provenant de zones de conflit selon les sources issues des renseignements.
- 14.
Cette législation fut fortement influencée par l’expérience américaine et en particulier la loi Racketeer Influenced and Corrupt Organizations (Rico).
- 15.
Ces lois coûtèrent la vie au parlementaire communiste qui les avait proposées, Pio La Torre.
- 16.
La Cour de cassation appliqua finalement l’amnistie. Les faits sont reconstitués à partir de L. Saraceni, « Come si svuota un processo », Questione Giustizia, 1988, p. 331 sq.
- 17.
Il faut se rappeler que le seul procès de Cosa Nostra de Palerme a coûté la vie aux juges Falcone et Borsellino, assassinés avec neuf agents de protection, la femme du juge Falcone, elle-même juge, le procureur Scopelliti, le juge Chinnici, chef du bureau d’instruction assassiné avec ses gardes du corps, des fonctionnaires de police, des carabiniers et des policiers de la brigade financière qui avaient participé à des enquêtes.
- 18.
De septembre 2001 à aujourd’hui, 27 personnes ont été condamnées à des peines supérieures à 4 ans de réclusion pour des délits de participation à une organisation terroriste internationale (chiffre donné par le procureur adjoint de Milan, A. Spataro).
- 19.
Voir par exemple, Cour de cassation, Sez. VI, 1.6.1999, dans lequel il est écrit que « si le but de renversement ou de terrorisme qui caractérise le programme d’actions violentes ne concerne pas le système constitutionnel italien, on est en dehors du bien juridique protégé par l’article 270 bis c.p. ».
- 20.
Par exemple, 14 prévenus, soupçonnés d’appartenir à une cellule opérant à Naples et qui se référaient au Gia, ont été condamnés pour le délit visé à l’article 416 bis c.p. (association de malfaiteurs en vue de commettre un crime en commun). La motivation de la sentence prenait acte des visées terroristes du groupe, telles qu’inférées de la préparation d’activités logistiques (trafic d’armes, de documents, etc.) dans un contexte où des interceptions téléphoniques indiquaient des contacts et des références à l’organisation algérienne, mais il a retenu que l’article 270 bis du Code pénal n’était pas applicable au terrorisme ayant pour finalité la déstabilisation d’une nation diversifiée.
- 21.
Juge de l’udienza preliminare de Milan, décision en giudizio abbreviato du 24 janvier 2005 dans l’affaire Bouyahia Maher Ben Abdelaziz et autres. Juge de l’indagini preliminari de Brescia, ordonnance du 31 janvier 2005 dans l’affaire Hamraoui Kamel et autres.
- 22.
Les problèmes résultant de l’inadéquation de l’article 270 bis c.p., en sa formulation originaire, pour affronter le terrorisme international sont focalisés dans l’ordonnance (en date du 17 mai 2005) du juge de Milan, Guido Salvini, relative à des sujets accusés d’appartenir au Groupe salafiste pour la prédication et le combat.
- 23.
Cour d’appel de Milan, Bouyahia Maher Ben Abdelaziz et autres, 28 novembre 2005.
- 24.
Cour de cassation, deuxième session, 16 mars 2005.
- 25.
Cour de cassation, première session, 11 octobre 2006.
- 26.
Z. Bauman, “The Unwinnable war: an Interview with Zygmunt Bauman”, par Lukasz Galecki, dans Open Democracy- www.openDemocracy.net, décembre 2005.
- 27.
R. Dworkin, Is Democracy Possible Here?, Princeton University Press, 2006, p. 5.