
Deux cœurs dans Cold War de Pawel Pawlikowski
« Jamais les deux amants ne se laissent enfermer dans des schémas rythmiques figés, qu’ils prennent sans cesse à contrepied pour aller voir ailleurs, parfois au risque de se perdre de vue. "Je t’aime à la folie, mais je dois aller vomir", lâche Zula à Wiktor avant de fuir loin de la scène. »
Une cadence diabolique traverse le dernier film de Pawel Pawlikowski, sorte de « je t’aime… moi non plus » décennal, où les personnages joueraient alternativement le rôle de Jane Birkin et Serge Gainsbourg, habillés tantôt par le glissando du pianiste de jazz, tantôt par le cahotement des ensembles musicaux villageois.
D’emblée, la trame nous confronte aux paysages enneigés de l’hiver polonais, à ce scintillant noir et blanc qui a fait le succès du glacial Ida (2013). Mais, contrairement à son prédécesseur, Cold War fait monter la température au rythme des accordéons et au son du suka, que viennent observer, micro tendu, Wiktor et Irena. Nous sommes en 1949, et les autorités soviétiques de Varsovie, désireuses de promouvoir le patrimoine national, les ont chargés de battre la campagne afin de mener un travail ethnographique d’enregistrement des musiques, chants et danses folkloriques ; puis de monter un spectacle pour les propager à travers le bloc soviétique.
Aux auditions qu’ils organisent déboule, les mains dans les poches, une jeune fille prénommée Zula : elle convainc une autre candidate de s’allier pour exécuter un chant polyphonique montagnard, et finit par imposer seule son rythme au jury, qui a vainement tenté de la couper, avant de se raviser devant l’insistance de Wiktor, curieux, et déjà charmé. C’est sur cette guerre de cadence entre la chanteuse et le pianiste que va se resserrer ce film intimiste, pourtant diffracté à travers l’Europe, où les différents genres musicaux signalent autant d’escarmouches amoureuses entre deux personnages jamais réellement au même tempo, mais aspirant à la même tonalité. Car de l’autre guerre et ses frontières, il n’est finalement question que de manière diffuse, comme si le conflit entre blocs ne venait que compliquer a posteriori une situation sentimentale déjà insoluble.
Pawlikowski s’amuse avec le thème de « la petite histoire prisonnière de la grande » et joue de ce décalage : en témoigne l’unique franchissement de frontière visible à l’écran, à Berlin, et sous la neige évidemment. Wiktor, désillusionné par la récupération stalinienne de son spectacle, passe sans anicroche à l’Ouest, mais Zula lui fait faux bond au dernier moment, probablement plus par incertitude sur la stabilité de leur relation que par peur d’être arrêtée. Alors quand, dix ans plus tard, Wiktor est interpellé à la frontière polonaise au retour de son long exil français, c’est comme si les garde-frontières ne venait seulement que retarder encore un orchestre parti avec une mesure de retard sur la soliste.
Is you is or is you ain’t my baby ?, chante Louis Jordan dans un bar parisien, et la question reste encore ce soir-là en suspens sur la piste de danse. Si les phrases assassines fusent, l’escalade des conflits cesse néanmoins par moments ; surviennent alors de brefs instants de détente, où les corps des amants parviennent à se mouvoir quelques secondes dans le même cadre, avant qu’ils ne se désaccordent et qu’un des deux ne sorte du champ. Lorsque les traductions françaises sont trop fades, ou que les mots les fuient, ils cherchent à se rejoindre sur la musique et enregistrent des morceaux, parfois pour le cinéma, comme deux personnages de films muets cherchant à composer à tâtons la bande originale de leur vie commune. Faire subsister un rythme directeur, tenter de rock around the clock lorsque tout s’écroule, à l’image de cette scène où Zula plonge dans une rivière, ne laissant que sa bouche à la surface, qui la porte a cappella au fil du courant.
Si, lors de son arrivée à Paris, Wiktor abandonne bien les spectacles folkloriques polonais pour un groupe de jazz, la musique de Cold War ne sépare pourtant pas les espaces. Elle confère au contraire au film une cohérence : Zula s’entraîne en Pologne sur l’air de I Loves You, Porgy, et interprétera des années plus tard pour des dignitaires Baiao Bongo de Natasza Zylska, étrange et authentique hit aux accents cubains de la Pologne soviétique. La bande-son agit comme une trame narrative traversant les frontières et venant rapiécer ce tissu amoureux troué d’intermèdes, à l’image de ce déchirant Dwa serduzka (« Deux cœurs ») qui resurgit à Paris, orné des nappes cuivrées et des caresses balayées d’un quintet de jazz. À ce titre, les nombreuses ellipses signalent aux interprètes un changement d’allure et de chiffrage – l’année qui s’affiche en bas de l’écran correspondant au nouveau tempo en vigueur. Une curieuse symphonie où l’idée fixe mélodique pourrait d’abord apparaître sous la forme d’une mazurka à deux temps, avant de se transformer en 5/4 de jazz dans le mouvement suivant.
Jamais les deux amants ne se laissent enfermer dans des schémas rythmiques figés, qu’ils prennent sans cesse à contrepied pour aller voir ailleurs, parfois au risque de se perdre de vue. « Je t’aime à la folie, mais je dois aller vomir », lâche Zula à Wiktor avant de fuir loin de la scène. Ce besoin vital de jouer au chat et à la souris sans rythme directeur, de ralentir soudainement pour mieux repartir à contretemps, permet plus d’une fois à un des personnages d’échapper au cadre d’une caméra souvent malicieusement reléguée au rang de troisième roue du carrosse. Énième raté ou décision mûrement réfléchie, c’est en tout cas enfin sur le même tempo qu’ils plantent à l’unisson la caméra sur le bord d’une route de campagne polonaise, pour aller une dernière fois de l’autre côté, voir si par hasard la vue n’y serait pas plus belle.