
En Italie, l’abîme ou l’horizon
Les conversations quotidiennes en Italie et les unes des journaux livrent le portrait d’un pays fracturé et paralysé. La nomination d’un gouvernement stable est des plus problématiques au sortir de ces élections redessinant le paysage politique encore brumeux. Les Italiens oscillent entre colère et dépit et sont fatalistes, épuisés par des décennies de désenchantements. Une page a été tournée et de nouvelles s’écrivent sous nos yeux, laissant les analystes devant un spectre d’hypothèses incertaines. L’inquiétude naît d’une dynamique ambivalente : si les Italiens accordent peu de crédit à leur classe politique après la farce berlusconienne et l’austérité technocratique, ils n’en ont pas moins envoyé un message clair et démocratique à leurs gouvernants et à l’Union européenne. La montée des populismes est évidente et a défrayé la chronique par-delà les frontières. Dans le regard européen, l’Italie fait figure de laboratoire politique : naissance du fascisme, politique-spectacle de l’entrepreneur Berlusconi avant celle de Trump, émergence de mouvances altermondialistes à Gênes, espoir en la fougue de Renzi avant le phénomène Macron. Comparaison ne vaut pas raison et les nuances sont nombreuses et nécessaires. Cette lecture prospective est encore prégnante dans les interprétations faites de ces élections de 2018, suivant le Brexit et précédant les législatives européennes. Pourtant, s’il faut s’inquiéter de la montée des populismes, réduire ces élections à un saut d’humeur électoral ou un pas vers l’abîme ne permet pas de saisir pleinement ce qui s’y joue en fond ou même les états d’esprit des Italiens lorsqu’ils évoquent le séisme de ces dernières semaines. La crainte des ombres du passé, légitime, dans une Europe jamais aussi fragile depuis la Seconde Guerre mondiale, ne doit pourtant pas nous rendre aveugle au besoin d’horizon politique que l’Italie a exprimé.
Une grande part de la population subit de plein fouet une conjoncture économique et sociale que la France ne connaît pas pour le moment, si ce n’est dans une ampleur moindre. Chômage massif des jeunes, obligés de rester au domicile parental jusqu’à la trentaine ou de quitter leurs régions pour le Nord ou l’étranger, précarisation intense des retraités, inerties administratives, libéralisation et concurrence brutale dans les services (chemins de fer, électricité, gaz…) ne sont que quelques-uns des maux qui affectent concrètement le quotidien italien. La crise migratoire, thème central de ces élections, a eu pour effet de cristalliser ce malaise. La Lega, parti xénophobe et antieuropéen de Salvini a évidemment soufflé sur les braises, mettant en exergue la préférence nationale et criant à l’exploitation d’une Italie déjà exsangue. Parti appelant à ses débuts à la sécession entre le Sud et le Nord, il arbore désormais le slogan plus fédérateur d’« Italiens d’abord » et ponctue ses discours d’anecdotes de citoyens dans la difficulté et devant affronter la mendicité, l’insécurité et la misère dans leurs villes. L’immigration a été également un thème porteur dans la campagne du Mouvement 5 étoiles, mené désormais par le jeune Di Maio. Toutefois, la variation en a été différente, plus modérée, laissant les saillies xénophobes à la Lega. La crise migratoire a illustré, aux yeux du Mouvement 5 étoiles, le cynisme et l’absence de solidarité d’une Europe plus soucieuse des questions économiques et des quant-à-soi nationaux du leadership franco-allemand. Les sorties parfois virulentes de son fondateur Beppe Grillo sur les clandestins ont été tièdement accueillies par les militants dont une partie vient de la gauche. Ainsi, l’attitude de la France, allant jusqu’à traîner au tribunal ceux qui ont aidé des familles de migrants dans l’espace transalpin ou justifiant l’intervention de douaniers par-delà la frontière, a indigné une partie de l’opinion italienne : les uns la taxant de fermeté froide, les autres la fustigeant pour son égoïsme et son cynisme. Mais l’opinion semble s’être durcie autour de l’immigration à tel point que le discours du Vatican, jusque-là prescripteur dans les cœurs et les esprits, n’a pas été suivi. L’appel à l’accueil et à l’hospitalité du Pape François a reçu une fin de non-recevoir cinglante dans les urnes. Les jeunes accordent certes une attention moindre à la parole de l’Église, mais les générations encore présentes sur les bancs des églises ont pour le moment un souci plus grand des difficultés qui les concernent eux, leurs enfants ou petits-enfants. Qui plus est, les sermons du dimanche sous les clochers des villes et villages ne sont pas systématiquement au diapason avec ceux de Rome. Au regard de tous ces différents aspects, l’élection peut donc se lire comme la marque à la fois d’une déception et d’un désir d’émancipation à l’égard de l’Union européenne et des piliers traditionnels qu’ils soient idéologiques ou politiques.
Pourtant, l’ambivalence demeure : l’attachement aux valeurs de solidarité est fort. Le Brexit a surpris et l’appel à une Europe plus solidaire s’est fait sentir. Le retrait de l’Europe ne compte pas parmi les revendications du moment. Mais une transformation en profondeur est urgemment attendue sur le plan économique et migratoire. Plus encore, l’approche simplement économique des difficultés européennes exaspère : l’austérité, la fiscalité lourde pour les salariés ou la confiance dans la mise en concurrence ont malmené les plus précaires et les classes moyennes. Une « guerre des pauvres contre les pauvres » est à l’œuvre : les étudiants payés au nombre de contrats de fournisseurs Internet ou d’électricité qu’ils font signer à des consommateurs peu informés ou en faiblesse, l’ouvrier italien opposé à l’immigré, fonctionnaires contre employés du privé, assistés du Sud contre profiteurs du Nord… Réalités et caricatures se côtoient dans une situation ressentie comme intenable. Elle s’est retournée contre les gouvernants et l’Union européenne, accusés d’en bénéficier au détriment du peuple italien voire, pour les visions les plus conspirationnistes, de l’avoir sciemment créé. Fake news ou articles accrocheurs ont d’ailleurs afflué sur les réseaux sociaux les semaines précédant les élections, mettant finalement en relief la même ambivalence que celle de la nature des populismes en jeu. La tendance n’est pas propre à l’Italie, mais souligne bien un jeu d’équilibre précaire entre défiance et désir de participation, esprit critique et vision simpliste, désir de démocratie plus directe et complaisance démagogique, « dégagisme » et renouvellement.
L’enjeu pour l’Italie : rester indéfectiblement fidèle à sa colère et à ses doutes, pour une grande part légitimes, ou bien se reconstruire sur l’apaisement et l’invention politique.
Ces élections ont signifié un besoin d’horizon politique qui, pour l’instant, n’est pas advenu. L’expression de la colère et de l’inquiétude a pris le devant de la scène. L’Europe ne doit pas faire la sourde oreille à ce qui est à la fois un coup de semonce et un appel au renouveau. L’anti-européisme de la Lega n’est pas pour le moment majoritaire et a rencontré une adhésion ponctuelle dans un contexte tendu et grâce à la coalition avec le parti de Berlusconi. Le laboratoire politique, certes trouble et hybride, du Mouvement 5 étoiles pourrait laisser émerger une ouverture plus europhile dans la mesure où il ne peut se résumer au personnage de Grillo. La position contestataire originaire des premiers temps inhibe pour le moment les coalitions possibles et les concessions qui seraient perçues comme des trahisons. L’enjeu est bien là pour l’Italie : rester indéfectiblement fidèle à sa colère et à ses doutes, pour une grande part légitimes, ou bien se reconstruire sur l’apaisement et l’invention politique. Les deux dynamiques ont été présentes ces dernières semaines, même si la première prévaut et dessine un futur inquiétant, à l’instar des appels du pied de Grillo à Salvini. Le danger est de voir une unité italienne se dessiner non pas comme membre à part entière et épanoui de l’Europe, mais dans un repli de défiance et xénophobe. Au fil des conversations, on ne peut que constater à quel point la vision des choses s’est assombrie : les louanges de l’énergie de Renzi ont laissé la place au procès d’arrogance et de mépris, l’Union européenne est, au mieux, taxée de paternalisme, au pire, objet d’humiliation et d’indifférence. L’attente à l’égard de l’Europe est réelle et sa manière de réagir et d’entendre conditionnera l’évolution de discours et d’attitudes qui se cherchent encore dans un brouillard institutionnel et médiatique. Ce fardeau est pour le moment sur les épaules du président Mattarella, arbitre des hostilités et des partis qui devront faire un choix entre camper leurs postions électorales ou tenter des coalitions, quitte à perpétuer le reproche de combines politiciennes. Devant ce processus, les Italiens ont bien plus la sensation d’assister à un spectacle affligeant mais dont ils reconnaissent, inquiets, les enjeux vitaux. Nombre d’entre eux, à l’image d’autres démocraties européennes, s’ils ne font guère preuve d’enthousiasme, sont prêts à accorder le bénéfice du doute à ceux qu’ils jugent « les moins pires ». À ceci près que le Mouvement 5 étoiles ou la Lega n’ont pas encore eu accès aux responsabilités, sinon à des échelles locales, où ils n’ont pas brillé, loin s’en faut. L’Italie devra encore compter sur la foi.