La rentabilité de la terreur : le cas basque
Figure de l’opposition au terrorisme de l’Eta au Pays basque, le philosophe revient ici sur les raisons qui expliquent la longévité de l’action violente en Espagne. Il décrypte le double langage pratiqué par le mouvement terroriste basque vis-à-vis de l’exercice du pouvoir et du jeu démocratique.
La domestication est le processus par lequel les prédateurs obtiennent de leurs proies une obéissance docile.
L’intimidation a été, tout au long de l’histoire humaine, un moyen de contrôle politique. Pour exercer une influence sur les groupes sociaux, celui qui aspire au pouvoir doit ou bien promettre aux individus de leur donner ce qu’ils désirent ou bien les menacer de ce qu’ils redoutent.
La première méthode pose deux problèmes fondamentaux : d’une part, une grande diversité s’instaure entre les désirs, à mesure qu’on s’éloigne des besoins élémentaires que sont la nourriture, le logement et la sécurité ; d’autre part, même les plus crédules doutent que les autorités soient capables de satisfaire des désirs aussi variés sans de sérieuses contreparties… ou qu’ils continuent à essayer de le faire une fois passées les élections.
Ces objections ne font pas obstacle, en revanche, au second procédé, celui qui est fondé sur la peur. Dans le domaine de la terreur règne une confortable unanimité. Toutes les peurs humaines se résument fondamentalement à une seule : celle de la mort. La souffrance et l’absence de libertés inquiètent à des degrés divers mais la privation de la vie provoque un frisson universel. Celui qui s’approprie l’administration de la mort de manière crédible, obtiendra de cette manière l’obéissance – plus ou moins docile – de la majorité de la population. Qui plus est, ce genre de menace est particulièrement convaincant : si l’on peut douter de l’efficacité ou de la bonne volonté du bienfaiteur, on doute rarement de la capacité d’exécution de l’assassin. Lorsqu’on détient la force, il est beaucoup plus facile de liquider son prochain que de garantir sa satisfaction. Le tyran et le terroriste parlent une langue que tout le monde comprend : fractionner, décimer, c’est-à-dire exécuter une personne sur dix, signifie, dans toutes les langues, soumettre les neuf autres.
Les formes du terrorisme
Concrètement, le terrorisme est un phénomène de société de masse, comme les camps d’extermination. Il attaque de préférence les membres de la « foule solitaire » de Riesmann, ceux qui s’affairent et se perdent dans la routine de la grande fourmilière. Hier, le terrorisme cherchait avant tout à en finir avec les dirigeants, avec les maîtres du pouvoir et des richesses, comme pour prouver aux maîtres du monde que, si haut placés qu’ils fussent, ils étaient toujours à la portée d’un homme désespéré par l’absence – réelle ou supposée – de justice, à la merci d’un audacieux vengeur de l’égalité humaine bafouée.
Bien qu’on trouve, aujourd’hui encore, des « magnicides », la mode actuelle, pour les attentats, est généralement à la quantité plutôt qu’à la qualité. Dans les démocraties de consommation où tout le monde a le droit de vote et où l’opinion publique représente le parti politique majoritaire, on effraye plus en frappant à l’aveuglette dans des supermarchés, des discothèques ou des tours de bureaux. Dans ce cas, comme l’a expliqué Gabriel García Márquez, la première bombe qui fait des victimes anonymes suscite une indignation universelle contre les assassins et un soutien à ceux qui promettent de les punir avec la plus grande fermeté ; à partir de la deuxième – ou, peut-être, à partir de la troisième – bombe, on commence déjà à se plaindre de ceux qui devraient garantir la sécurité et qui n’y parviennent pas (on doute d’abord de leur zèle, puis de leur compétence, enfin de leur légitimité) ; à la sixième ou à la septième bombe, des voix plus nombreuses exigent qu’on tienne compte des revendications des terroristes et accusent le gouvernement d’une intransigeance aveugle.
Bien sûr, cette dérive est sans lien avec les motifs qui poussent les assassins à agir. Le procédé de l’intimidation criminelle est toujours détestable, mais les démocraties peuvent s’en défendre efficacement uniquement en analysant les causes idéologiques et sociales qui, dans chaque cas, sont à leur origine. Bien entendu, expliquer les racines d’un mouvement terroriste n’implique pas l’obligation de l’accepter avec indulgence ni de l’excuser, encore moins de commencer à céder. Ce qui est absurde, c’est de faire du terrorisme quelque chose d’unique et d’identique en tous lieux, un visage superlatif du mal qui se manifeste en attaquant de multiples manières le bien, représenté par les divers gouvernements et systèmes sociopolitiques établis. Croire que n’existe que le terrorisme, c’est comme croire qu’il n’y a à combattre que la maladie, sans faire la différence entre celle qui est due à une infection et celle qui provient d’une mauvaise hygiène, celle qui affecte les poumons, le foie ou la vue. Il est toujours regrettable d’être malade, mais personne ne guérit si l’on applique dans tous les cas la même thérapie de choc. Même si l’on est convaincu que le procédé criminel qui consiste à prendre la population civile comme otage pour attaquer ses gouvernants est toujours mauvais, méprisable et ne fait qu’aggraver les défauts réels qu’il prétend combattre, on ne peut accepter que le terme de « terrorisme » soit appliqué de manière explicitement univoque et sans vérifications à la Palestine, à la Corse, à la Tchétchénie et à la Colombie, à New York, à l’Irak, à Madrid, à Londres ou au Pays basque. Certains terrorismes sont fondés sur l’arrogance fanatique, d’autres profitent du désespoir des miséreux ; les uns se révoltent contre les lois qui les marginalisent et d’autres tirent un opportuniste parti des lois qui leur accordent des garanties mais aussi des privilèges ; en certains lieux, les terrorismes naissent d’authentiques affronts historiques que certains refusent d’oublier alors que d’autres terrorismes cherchent à rééditer des haines théologiques, ethniques ou ataviques pour masquer des ambitions de pouvoir bien réelles.
Sans doute la taxinomie la plus élémentaire, et non pour autant méprisable, conseille de classer la violence en deux grands groupes : la violence instrumentale et la violence expressive. La première répond à des demandes plus ou moins concrètes, à des revendications politiques voire à des exigences économiques de type mafieux. La seconde n’emploie pas la terreur comme un moyen mais comme une fin en soi par laquelle elle cherche à démontrer de manière aussi spectaculaire que sanglante la grandeur admirable de sa propre cause : que ceux qui ne la prennent pas encore assez au sérieux tremblent !
La violence instrumentale tolère, dans certains cas, transactions et marchandages entre ce qui est accordé et ce qui est refusé (si jamais on considère qu’il est possible ou prudent de payer un quelconque prix pour retrouver leur tranquillité troublée) : parfois, après une réforme, il est possible de réintégrer les terroristes eux-mêmes à la vie légale et à la paix civile. Après tout, ceux qui se servent de la terreur comme d’un simple instrument souhaitent généralement obtenir ce qu’ils cherchent et veulent renoncer aux risques de la clandestinité.
En revanche, ceux qui utilisent la violence comme un moyen d’expression et d’auto-affirmation deviennent totalement dépendants d’elle ; ils sont, hélas, incorruptibles. Il n’y a pas de pire criminel que le criminel désintéressé, celui qui tue pour qu’advienne le Royaume des Justes, si proche à présent, mais que lui ne verra pas. Parmi ces activistes, on rencontre fréquemment le kamikaze, celui qui prend plaisir à s’immoler avec ses victimes pourvu que celles-ci soient suffisamment nombreuses. Il est difficile de combattre ces criminels car celui qui ne craint pas la mort se rend effectivement invulnérable. L’attentat suicide est l’arme la plus parfaite et la plus meurtrière qu’il puisse imaginer pour terroriser la foule où il se dissimule. Il est certain, également, que bien souvent, derrière l’idéalisme fanatique de l’activiste, se trouvent des bureaucrates rusés qui le manipulent pour obtenir des avantages qu’ils n’avouent pas initialement : l’acte terroriste n’est pas rentable pour le kamikaze qui l’exécute mais, derrière cette barbarie, guette sans aucun doute un instigateur qui, lui, n’a pas l’intention de s’immoler mais d’en tirer profit. Lénine disait que le terrorisme nihiliste de son époque était comme un « poing sans bras », et il ne fait pas de doute que lui-même était prêt à le doter de l’indispensable bras dirigeant afin qu’il serve ses intérêts.
Un terrorisme contre la société
Au Pays basque, le terrorisme de l’Eta a des caractéristiques propres et assez pittoresques. D’abord, il est né sous la dictature franquiste et a bénéficié pour cela d’une certaine aura « démocratique ». Le malentendu qui consiste à considérer tout ce qui est antifranquiste comme démocratique a mis des décennies à se dissiper, si tant est qu’il se soit complètement dissipé. Pourtant, l’Eta a perpétré la plupart de ses attentats durant la période qui a suivi la dictature : de fait, le harcèlement qu’il a pratiqué a été l’un des éléments les plus déstabilisateurs au cours de la transition (on est parvenu à 100 victimes par an), il a conduit le pays au coup d’État, retardant les réformes nécessaires de la police et de l’armée héritées du franquisme. En un mot, il a joué le rôle le plus objectivement réactionnaire qu’on puisse imaginer face à la démocratie : malgré cela, grâce aux mystérieux méandres intellectuels d’un certain gauchisme hispanique et européen, on a continué, pendant bien longtemps, à le considérer comme un mouvement « progressiste ».
Mais peut-être la toute jeune démocratie espagnole avait-elle exclu les nationalistes basques de la nouvelle configuration de sa constitution ou peut-être s’était-elle acharnée, par vengeance, sur les partisans de l’Eta qui avaient lutté contre le franquisme ? Bien au contraire. Les exigences politiques des nationalistes basques – qui, contrairement à leurs homologues catalans et dans la plus pure tradition antilibérale du fondateur de leur mouvement, Sabino Arana, ont pris position contre le texte constitutionnel – ont été, selon ce que disent certains avec une excessive prudence, largement intégrées au Statut de l’autonomie de la communauté basque qui, selon les critères des nationalistes, a donné le nom d’Euskadi aux trois territoires historiques qui la constituent, les dotant du drapeau dessiné par Sabino Arana et de l’hymne réclamé par le Pnv, leur accordant un parlement autonome et un contrôle absolu sur la fiscalité. Tout cela en plus de deux chaînes de télévision et de radios, de compétences très larges en matière d’éducation et, bien sûr, de la reconnaissance de l’euskara comme langue officielle à côté du castillan. Depuis les premières élections autonomes, dans un cas par retrait sans contrepartie des socialistes, le Pnv a occupé jusqu’à aujourd’hui la lehendakarita ou présidence de l’exécutif basque. En 1977 (c’est-à-dire un an avant l’adoption de l’actuelle Constitution), a été proclamée pour les membres de l’Eta une amnistie des délits à fins politiques même lorsqu’ils incluaient des délits de sang (notamment l’assassinat du vice-président du gouvernement franquiste, l’amiral Carrero Blanco), ce qui permettait de réintégrer à la normalité démocratique tous les anciens terroristes. Beaucoup ont profité de cette occasion – unique me semble-t-il dans l’histoire récente de l’Europe – et ont abandonné les armes pour défendre leurs idées politiques dans les débats du parlement. Et les autres… les autres ont réorganisé l’Eta selon des règles encore plus strictement mafieuses et ont continué à intimider par le chantage avec plus d’audace encore que par le passé.
Pour mettre la population sous l’emprise de la terreur, les membres de l’Eta se sont d’abord concentrés sur des attentats contre les militaires et les forces de sécurité ; ils ont ensuite élargi la liste des victimes potentielles aux parlementaires non nationalistes, aux conseillers municipaux, aux professeurs, aux journalistes, aux chefs d’entreprise (lorsqu’ils refusaient de payer l’« impôt révolutionnaire » qu’ils leur réclamaient constamment), aux médecins, aux cuisiniers et à toutes les personnes facilement éliminables, sans exclure les femmes enceintes, les enfants et les retraités. Et cela, au Pays basque comme dans le reste de l’Espagne. Ils n’ont même pas hésité à poser des bombes dans plusieurs grands magasins d’un quartier ouvrier de Barcelone ou à envoyer une voiture piégée dans la cour du quartier général de la gendarmerie où les enfants des gendarmes étaient en train de jouer. Les seuls, jusqu’à présent, à ne pas avoir été attaqués sont les curés (bien que récemment l’un d’entre eux ait été menacé pour n’avoir pas fait sien le ton nationaliste des déclarations de l’Église basque) et les politiciens nationalistes eux-mêmes (en dehors des membres de la police autonome basque, la Ertzaintza, et leurs supérieurs).
Mais comme depuis un quart de siècle ce sont les nationalistes qui gouvernent Euskadi, on observe le paradoxe suivant : de tous les terrorismes qui sévissent dans les pays démocratiques, celui du Pays basque est sans doute le seul à commettre des attentats contre les gouvernés et non contre les gouvernants. Ce sont les citoyens et l’opposition qui ont le plus à craindre, et non ceux qui dirigent effectivement : occuper un poste gouvernemental au Pays basque ne fait pas de vous la cible des assassins, c’est au contraire un gage de sécurité… Dès que, dans les rues de nos villes, nous voyons quelqu’un protégé par une escorte policière, nous pouvons être sûrs que – contrairement à ce qui se passe en d’autres lieux – cette personne, ici, ne possède aucune charge publique. On observe une autre différence : au Pays basque (en dehors de l’épisode terroriste paramilitaire des Gal qui a conduit au jugement et à la condamnation de plusieurs fonctionnaires et même d’un ancien ministre de l’Intérieur) seule tue l’une des « factions » contestataires. C’est qu’en réalité, les nationalistes et ceux qui ne le sont pas – ceux que l’on appelle les « espagnolistes », c’est-à-dire les partisans de l’Espagne constitutionnelle – n’ont jamais représenté deux entités bien définies s’affrontant depuis des siècles (comme les catholiques irlandais et les protestants britanniques), mais tout au plus deux quartiers d’une orange dont les autres quartiers [le reste de la population] empruntent des éléments à l’un et à l’autre. Des attitudes diverses vis-à-vis de l’identité nationale ont fréquemment coexisté, parfois à l’intérieur d’une même famille.
Tel est justement le plus grave délit commis par la violence terroriste : avoir contribué de manière perverse à « fabriquer » deux communautés moins opposées par leurs idées que par leur sécurité civile quotidienne, celle de ceux qui sont menacés de mort et celle de ceux qui sont considérés comme des « basques tolérables » pourvu qu’ils ne collaborent pas avec les autres, les pestiférés, ni ne les soutiennent. C’est pourquoi la situation basque ne s’apparente pas vraiment à la situation irlandaise mais plutôt à celle de l’Allemagne nazie. Selon la formule lancée par Ulrich Beck, on peut dire que la violence du nationalisme radical a transformé « les voisins en juifs ». Le terrorisme s’occupe de poursuivre les « étrangers » et les « envahisseurs », mais des étrangers qui sont nés, qui ont grandi, joué et travaillé auprès des « natifs » déclarés. Ce n’est pas la lutte entre factions différentes et opposées qui constitue la violence mais cette manière plus cruellement inévitable de les susciter, comme l’a formulé avec finesse Zygmunt Bauman1 :
Ceux qui aspirent au statut de victime ne sont pas craints ou haïs parce qu’ils sont différents, mais parce qu’ils ne sont pas assez différents, dans la mesure où ils peuvent facilement se mêler à la foule. La violence est nécessaire pour les rendre spectaculairement, indubitablement, évidemment différents.
C’est la menace de la terreur qui tranche et qui, à l’intérieur du troupeau, sépare les brebis saines de celles qui souffrent d’une gale idéologique : et l’on recommande aux autres de ne pas s’approcher d’elles socialement, politiquement ou culturellement afin d’éviter la contagion. Les nazis ont parlé d’un « problème juif » (pour lequel ils ont mis sur pied une atroce « solution finale ») mais la vérité est que les juifs n’étaient pas un problème et l’unique problème pour les juifs était l’idéologie nazie, entêtée à les « problématiser » par la persécution. De la même manière, ce qu’il y a de plus grave pour le problème basque et qui fait obstacle à toute solution qui ne soit pas nécessairement criminelle ou de l’ordre d’une reddition face aux criminels est qu’il n’y a pas de « problème basque », sauf dans la manière dont le pose le nationalisme radical.
Réduire les bénéfices de la violence
Après chaque attentat terroriste, il y a toujours eu de bonnes âmes pour parler de l’« inutilité » de la violence. Justement, on peut tout dire de la violence, sauf qu’elle est inutile. Elle est au contraire si utile qu’il n’y a d’autre solution que de l’interdire aux particuliers (et accorder son monopole à l’État, selon une réglementation stricte), faute de quoi tout le monde serait tenté d’y recourir. Au Pays basque, la terreur sanguinaire alimentée par l’Eta et par la fraction de la société civile qui partage son idéologie totalitaire a été très rentable : elle est parvenue à domestiquer, au moins en partie, la société, faisant taire les voix dissidentes et transformant en murmure ce qui devrait être un cri de révolte contre le régime d’exclusion qu’ils prétendent imposer. Le plus honteux est qu’on en soit venu à présenter la révolte des victimes comme une « provocation » et comme une « crispation sociale » en profitant de la manipulation des médias par certains informateurs et intellectuels soi-disant « progressistes ». Grâce à la collaboration directe ou indirecte – ou, du moins, grâce à la passivité du gouvernement nationaliste (qui a toujours condamné la violence mais a voulu présenter les violents comme faisant partie des siens et n’a jamais renoncé à profiter des avantages que l’intimidation de la société offre à ses idées) –, le terrorisme de l’Eta s’est révélé profitable pour beaucoup au Pays basque. Grâce à lui ont pu fleurir des plantes carnivores, comme le « plan Ibarretxe » ainsi que des phénomènes adjacents de tératologie politiques, destinés à déterminer qui est basque optimo jure et qui est espagnol ou, pire encore, « espagnoliste ». Mais, grâce, précisément, à l’existence en Espagne d’un État de droit qui protège les citoyens basques non nationalistes et interdit qu’ils soient pleinement « judaïsés », grâce à des mesures politiques comme le pacte antiterroriste conclu entre le Psoe et le PP, grâce à la Loi des Partis qui empêche certaines corporations politiques d’abriter la violence (avec un financement public !), grâce à l’énergie judiciaire de certains magistrats qui refusent de se laisser intimider ou suborner avec flatteries et menaces, grâce à une police de plus en plus efficace et grâce à la collaboration entre les forces de sécurité espagnoles et françaises, la violence prédatrice et oppressive est probablement en train de toucher à sa fin. Paradoxalement, Al-Qaida a aussi contribué à la fin d’Eta. Depuis l’attentat de Madrid du 11 mars 2004, l’Eta a renoncé à perpétrer des attentats mortels (bien qu’il ait poursuivi ses activités d’extorsion auprès de chefs d’entreprise, etc.). Le 22 mars dernier, il a déclaré un « cessez-le-feu » permanent, preuve d’une impuissance actuelle qu’il tente de rentabiliser politiquement en obtenant la légalisation de sa branche politique Batasuna, ainsi que d’autres concessions.
La conjoncture actuelle en Espagne est particulièrement délicate. Comme prix à payer pour la fin de la menace terroriste, les nationalistes (tant les « modérés » que les « radicaux ») essayent d’obtenir la formation d’une « table ronde des partis » extraparlementaire à laquelle pourrait participer Batasuna (c’est-à-dire l’Eta lui-même) et où l’on déterminerait une nouvelle organisation politique du Pays basque susceptible de consacrer l’hégémonie nationaliste et d’empêcher toute ingérence de l’État espagnol dans cette zone du territoire national. Espérons que la société basque et espagnole, défenseur des principes constitutionnels et des droits humains qui y sont inscrits, n’aura pas pour réaction de céder à cette pression par laquelle on tente d’obtenir en récompense de la fin de la violence ce qu’on n’a pu conquérir par son moyen. Le problème du Pays basque n’est pas un problème de « paix » puisque ce qui s’est produit n’est pas une guerre entre deux communautés mais un asservissement totalitaire de certains citoyens par d’autres. Ce qu’il faut obtenir, c’est la liberté pour tous, sans contraintes ni menaces, c’est-à-dire le plein exercice de l’ordre constitutionnel. Ensuite, lorsque tous les groupes et toutes les opinions politiques pourront être écoutés dans des conditions égales, on pourra réfléchir, si une majorité le désire, à une modification de l’autonomie basque sur la base des normes constitutionnelles, soit pour l’élargir… soit pour la restreindre. Le cessez-le-feu de l’Eta est un premier pas, encore timide, vers la normalisation politique : il y a encore beaucoup à faire pour que tombe joyeusement le rideau et que s’installe au Pays basque une authentique normalité démocratique.
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Professeur de philosophie à l’université Complutense de Madrid, auteur récemment de Sur l’art de vivre et de Choisir, la liberté (Paris, Calmann-Lévy, 2005). Il est codirecteur de la revue Claves. Il a reçu, au nom de l’initiative citoyenne d’opposition à l’action armée de l’Eta, Basta Ya, le prix Sakharov des droits de l’homme et de la liberté d’expression, décerné par le Parlement européen. Ce texte a tout d’abord fait l’objet d’une intervention au colloque « Le terrorisme : un défi à la pensée politique », École normale supérieure – Institut des hautes études sur la justice, le 29 mai 2006.
- 1.
Zygmunt Bauman, Identity: Conversations with Benedetto Vecchi, Cambridge, Polity Press, 2004.