Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Vladimir Poutine via Wikimédia
Vladimir Poutine via Wikimédia
Dans le même numéro

Qu’est-ce que le poutinisme ?

Dans ces pages, tirées de son livre Ukraine, le double aveuglement (CNRS Éditions, 2023), Hamit Bozarslan explique que l’idéologie de Poutine, aussi éclectique soit-elle, charge la nation russe d’une mission impériale contre l’Occident. À rebours, l’historien rappelle que la Russie fait partie intégrante de l’histoire européenne et pourrait faire le choix de la démocratie.

Sans analyser ici le poutinisme1, il nous semble nécessaire de planter son décor historique, pour insister sur sa visée millénariste ou chiliastique. Celle-ci désavoue « toutes les relations à l’être quotidien et historique, à l’être en devenir progressif […]. Encline à basculer à tout moment dans l’hostilité pour le monde, pour le labeur et pour la culture, elle voit dans tous les ouvrages résultat anticipé, pacification bien trop prématurée de la conscience en alerte, pointée, ce qui compte beaucoup plus, vers un kairos2 ».

C’est un lieu commun de préciser que, fait de bric et de broc impérial-russe et impérial-soviétique, verni d’un langage profondément nationaliste et conservateur que l’on retrouve de l’Amérique de Trump à l’Inde de Modi, le poutinisme n’est pas « une idéologie ». Cette affirmation serait justifiée si par « idéologie », on entendait uniquement une syntaxe structurée en quête de cohérence par la suppression de toute contradiction interne ou polysémie, à l’instar du léninisme sous Staline ou Brejnev, ou de l’islamisme des années 1960-1980. L’éclectisme qui marque bel et bien le poutinisme ne signifie pas qu’il n’est pas une idéologie, mais qu’il cherche à produire une lecture lisse de l’histoire de la Russie, à unifier ses mémoires pour faire de cet alpha son oméga, et à charger la nation russe d’une mission impériale commencée par Vladimir, le fondateur, réactivée, après bien des luttes externes et trahisons internes, sous et par Vladimir Poutine, le refondateur.

La lutte des nations ?

Cette lecture ne nie pas les fractures internes russes, qu’il s’agisse de l’occidentalisation du xixe siècle ou du léninisme ; elle estime en revanche qu’elles n’ont pas pu altérer la pureté ontologique de la nation incarnée par ses tsars des temps de crise ou de grandeur, comme Vladimir, Ivan le Terrible, Catherine II ou encore Poutine le « président ». Et elle les explique comme autant de conséquences directes d’une guerre permanente, frontale ou sournoise, imposée par l’Occident, plutôt qu’à l’aune de l’histoire interne de la nation russe. C’est une lecture national-bolchevique non seulement parce que certains de ses idéologues, comme Alexandre Douguine, s’en revendiquaient encore récemment, mais surtout parce qu’elle transfère tout un vocabulaire socialiste/bolchevique de la lutte des classes vers la lutte des nations, des civilisations ou des ethnies. Les Russes deviennent une ethno-classe ou une nation-classe, opprimée en tant que nation et en tant que classe par d’autres « ethno-classes », obligée par conséquent de livrer une double lutte d’émancipation.

Il importe, avant tout, de récuser avec force une telle lecture : quels qu’aient pu être les liens de soumission que la Russie dut nouer avec les puissances européennes, notamment par les mécanismes d’endettement, la société russe du xixe siècle ne fut opprimée et exploitée que par son propre pouvoir et, au xxe siècle, pour terrifiante qu’elle ait été en termes d’humiliations, de pertes humaines et de destructions matérielles, l’occupation nazie ne dura que trois ans. Enfin, au xxie siècle, où elle n’est soumise à aucune puissance extérieure, elle n’est nullement condamnée à avoir la guerre, en interne ou en externe, comme destin. Elle peut, comme toute société qui en fait le choix, devenir démocratique, autrement dit adopter un modèle de société à la fois consensuel – pour se doter de repères temporels et spatiaux, d’institutions représentatives et participatives, de modes de constitution et d’alternance des pouvoirs – et dissensuel – pour légitimer, institutionnaliser et négocier ses conflits et clivages internes.

Le pays a d’ailleurs connu, par le passé, quelques brefs moments démocratiques, comme le soulèvement de 1905, la Révolution du février 1917, ou la glasnost des années 1980. Chacun, avec ses limitations, ses contradictions, les impensés qu’il n’a pu surmonter, comme avec son effervescence intellectuelle ou sa volonté d’élargir le champ des possibles3, constitue un précieux héritage sur lequel peut se construire la Russie de demain. Analysée dans cette perspective, la guerre actuelle en Ukraine cesse d’être un enjeu géopolitique pour devenir une guerre autour du sens, de la vérité, du choix de la société démocratique dans l’ex-espace soviétique. La Russie est au cœur de cette guerre et, pour parodier Lénine qui estimait que les socialistes européens devaient transformer « 14-18 » en une guerre civile, nous pouvons dire qu’elle a aujourd’hui l’obligation de transformer l’agression lancée contre l’Ukraine en bataille de sens et de projets de transformations démocratiques en interne.

Une guerre contre « l’Occident » ?

L’idéologie poutiniste part du postulat d’une Russie pure qui, si elle n’est pas orientale au sens asiatique du terme, est l’anti-« Occident » par essence. Cette affirmation délibérément ambiguë se justifie à partir de l’histoire longue, en assumant qu’après avoir été corrompues en Occident, la vraie « religion » et la vraie « civilisation » chrétiennes auraient été préservées par la Russie et, dans une moindre mesure, par les peuples slaves prorusses. Par conséquent, la lutte que mènerait le « monde russe » serait à la fois civilisationnelle et métaphysique.

Cette thèse, qui soustrait la Russie à « l’Occident » et, simultanément, ampute « l’Occident » de sa composante russe, n’est en réalité ni originale ni spécifiquement « russe » – le nationalisme ethniciste (völkisch) allemand du milieu du xixe siècle considérait déjà « l’Occident » comme une menace vitale pour l’Allemagne4. Elle ne résiste pas non plus à l’épreuve de la chronologie qui, une fois de plus, s’avère un brise-récit. Il est vrai que Moscou a, durant de longs siècles, formulé la prétention d’être la « Troisième Rome » et d’incarner la vraie religion et la vraie civilisation chrétiennes, mais contre… Constantinople/Istanbul, à savoir le Patriarcat œcuménique orthodoxe et l’Empire ottoman, pas nécessairement contre le Vatican ou l’Europe occidentale, alors fragmentée à l’extrême. De même, l’histoire russe des xviiie-xxe siècles fut marquée par la répétition des guerres plus ou moins longues, menées pour l’essentiel contre les « barbares de l’Orient », à savoir l’Empire ottoman et la Perse, et non contre l’Europe – on comprend pourquoi le poutinisme évite de s’y référer pour ne pas indisposer ses complices des années 2010-2022 que sont Recep Tayyip Erdoğan et les mollahs iraniens.

Si les guerres napoléoniennes menées par les armées d’un pays européen balayèrent comme un rouleau compresseur une bonne partie de l’Europe pour arriver aux portes de Moscou, elles ne furent certainement pas celles de « l’Occident collectif » contre la Russie. D’ailleurs, c’est à la faveur de la défaite de l’empire français que la Russie brisa son isolement spatial pour s’ériger en un acteur majeur de l’ordre continental créé en 1815.

Le seul moment où l’on vit « l’Occident » se liguer contre la Russie, au grand enthousiasme d’un certain Karl Marx révolutionnaire, fut la guerre de Crimée (1853-1856), épisode que Poutine ne met guère en exergue – sans doute, là encore, pour ne pas rappeler de mauvais souvenirs à son alter ego turc, Erdoğan. Pourtant, ni l’Allemagne fragmentée ni l’Autriche impériale n’y participèrent. La victoire du Japon sur la Russie en 1905, à laquelle ne prirent directement part ni les puissances européennes ni les États-Unis, fut perçue sur le Vieux Continent comme une défaite européenne et, inversement, célébrée comme la « revanche de l’Asie » dans l’Empire ottoman, comme dans une bonne partie du monde musulman et du continent asiatique.

« L’Occident » n’attaqua pas davantage la Russie pendant la Première Guerre mondiale, où elle était l’alliée de la France et de la Grande-Bretagne contre d’autres pays européens, à commencer par l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Enfin, la Seconde Guerre mondiale commença non pas par une attaque « occidentale » contre l’URSS, mais par le partage de la Pologne entre Hitler et Staline, idole que Poutine défend de nos jours bec et ongles5. La Grande-Bretagne, qui porta seule le poids de la guerre pendant près de deux ans, fut l’alliée, et non l’adversaire, de l’URSS après l’opération Barbarossa, tout comme les États-Unis qui n’entrèrent en guerre qu’en 1941.

Poutine aime la guerre et ne parle que d’elle, mais tout ne se résume bien sûr pas à elle. Nombre d’autres épisodes attestent de l’intégration de la Russie dans le temps et dans l’espace européens : les révolutions de 1848, par exemple, témoignent en même temps de l’organisation de la contre-révolution depuis de la Russie jusqu’au cœur du Vieux Continent. L’histoire de l’autocratie russe est inséparable de celle des autocraties européennes, qu’elle sauve à cette occasion. De même, l’histoire de la philosophie russe fait partie intégrante de l’histoire intellectuelle européenne, au gré des circulations dans les deux sens, comme par ailleurs pour la musique classique ou la littérature. Peut-on comprendre l’état d’esprit d’une droite mélancolique et pessimiste en France et en Allemagne au tournant du xxe siècle sans prendre en compte l’énorme influence des romans de Dostoïevski ? Peut-on écrire l’histoire des gauches européennes sans prendre en compte celle de 1917 ? Si nombre de spécialistes de Marx pensent que Lénine, le Russe aux yeux bridés, et plus encore Staline, le Géorgien, ont allégrement trahi « Marx l’Occidental », 1917 n’a-t-il pas été salué à Paris même comme l’achèvement de 1789 avorté par Thermidor, voire comme la revanche de la Commune de Paris sur un quasi-continent ? Le « bolchevisme » russe n’a-t-il pas déterminé, jusqu’à la naissance d’un eurocommunisme dans les années 1970, l’évolution des principaux partis communistes européens ?

Vu des rives de la Moskova, la critique, tout à fait légitime et nécessaire, de l’histoire de « l’Occident » ne peut donc avoir une quelconque force de conviction qu’à condition d’être d’abord une critique de l’histoire de la Russie – laquelle n’aurait aucune identité ni aucun sens, y compris dans ses déchirures internes, si elle était soustraite au passé européen, puis « occidental » dans la définition large du terme. De plus, une telle critique ne saurait oublier le fait que l’Europe d’aujourd’hui s’est construite, non pas dans la continuité des processus qui l’amenèrent à deux reprises à l’effondrement civilisationnel total, mais sur les ruines de ce qu’elle fut hier. C’est bien cette critique interne qui montre également l’évidence même que la Russie de demain ne peut se construire que sur les ruines, non pas matérielles, mais symboliques, culturelles et politiques, de ce qu’elle fut au xxe siècle et de ce qu’elle est sous Poutine.

  • 1. Voir Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine [2015], Arles, Actes Sud, édition augmentée, 2022 ; et Françoise Thom, Comprendre le poutinisme, Paris, Desclée de Brouwer, 2018.
  • 2. Karl Mannheim, Idéologie et Utopie. Une introduction à la sociologie de la connaissance [1929], trad. de l’allemand par Jean-Luc Évard, préface de Wolf Lepenies, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006, p. 180.
  • 3. Voir Guillaume Sauvé, Subir la victoire. Essor et chute de l’intelligentsia libérale en Russie (1987-1993), Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « En temps & lieux », 2020.
  • 4. Fritz Richard Stern, The Politics of Cultural Despair: A Study in the Rise of Germanic Ideology [1961], Berkeley, University of California Press, 1974.
  • 5. Voir Vladimir Poutine, “The real lessons of the 75th anniversary of World War II” [en ligne], The National Interest, 18 juin 2020. Voir aussi Gaël-Georges Moullec, « Vladimir Poutine : une vision de l’Histoire » [en ligne], Revue politique et parlementaire, 19 juin 2020.

Hamit Bozarslan

Directeur d'études à l'Ehess, il est notamment l’auteur de l'Histoire de la Turquie de l'Empire à nos jours (Tallandier, 2015) et de Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015 (Cnrs, 2015). Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. 

Dans le même numéro

Ukraine, an II

La guerre en Ukraine entre dans sa deuxième année. Pourtant, demeure l’inquiétante tentation de la tenir à distance, comme si les « vraies » guerres, celles qui engagent autant les régimes politiques que les sociétés, appartenaient seulement au passé. L’ambition de ce dossier, coordonné par Hamit Bozarslan et Anne-Lorraine Bujon, est à la fois d’interroger la nature et les formes précises de ce conflit, de l’affrontement interétatique classique à la guerre hybride, économique et technologique, et de rappeler que la cité démocratique doit se saisir et débattre de l’enjeu de la guerre, qui la concerne au premier chef. À lire aussi dans ce numéro : nos mythologies laïques, le récit de soi avec Ricœur, Pérou : l’hiver et le massacre, lire Mario Vargas Llosa, la révolution taoïste, et les derniers historiens païens.