
Suffrages et marchandages à la Commission
La phase de nomination à la présidence de la Commission européenne a fait ressortir la tension entre deux conceptions de la légitimité démocratique.
Une élection ne se limite pas à ses résultats. La manière dont ces derniers commandent le choix des gouvernants et des politiques menées renseigne sur la qualité des infrastructures démocratiques de l’État ou de l’organisation qui s’y soumet. Les élections européennes de mai 2019 doivent s’apprécier à l’aune de ces deux dimensions. À l’absence de net vainqueur sorti des urnes s’est ajouté un cadre mal assuré voire disputé pour tenir compte des résultats dans les nominations aux plus hauts postes européens, à commencer par la présidence de la Commission.
De fait, personne ne peut prétendre avoir gagné, à lui seul, ces élections. Ou plutôt, chaque formation – Verts, libéraux, chrétiens-démocrates, sociaux-démocrates, extrême droite – peut revendiquer sa part de victoire, à l’exception de l’extrême gauche. Cet éclatement des forces n’est pas propre aux européennes : il s’est retrouvé dans maints scrutins nationaux récents, comme en Allemagne, en Suède, en Belgique ou en Espagne. La formation laborieuse de coalitions fragiles en est symptomatique. Par leur contenu, les résultats des européennes reflètent cette période chahutée de la vie partisane.
La différence tient au contenant. Là où les démocraties nationales possèdent des règles et procédures établies ainsi qu’un sentiment ancré d’appartenance collective pour traiter ces phases délicates de formation gouvernementale, sans entraîner de crises de régime, l’Union européenne (UE) s’appuie sur des références et traditions plus fragiles et évolutives. La phase de nomination à la présidence de la Commission, qui a suivi le scrutin européen, a ainsi fait ressortir la tension entre deux conceptions de la légitimité démocratique inhérentes à l’Union, qu’a cristallisée l’élection sur le fil d’Ursula von der Leyen.
La phase de nomination à la présidence de la Commission a fait ressortir la tension entre deux conceptions de la légitimité démocratique.
La première conception repose sur la légitimité issue du suffrage universel direct, dont s’enorgueillit le Parlement européen. De surcroît, fort d’une hausse spectaculaire de la participation. Dans cette conception, dont l’Allemagne est des plus familières, la Commission est un exécutif soumis à l’assemblée européenne. Le vote de confiance prévu cet octobre, duquel dépendent tant le président de la Commission que l’ensemble de son collège, est un marqueur parmi d’autres d’une « parlementarisation » de l’UE commencée depuis l’élection des eurodéputés par le suffrage universel en 1979.
Ce mode d’élection n’a été toutefois rendu possible qu’avec la formalisation, en contrepartie, des sommets de chefs d’État et de gouvernement devenus, avec le Conseil européen, une institution de l’UE à part entière. Cette dernière incarne l’autre source de légitimité démocratique à l’œuvre dans l’Union qu’est celle émanant des exécutifs en place dans ses États membres, eux-mêmes issus démocratiquement des urnes. Selon cette autre conception, à laquelle est attachée la France notamment, la Commission agit sous l’impulsion reçue des vingt-huit (demain vingt-sept). Ses initiatives législatives doivent traduire les orientations données par les chefs d’État et de gouvernement, comme en surplomb. Pour forcer le trait, le philosophe Luuk van Middelaar compare le président de la Commission à un Premier ministre français de la Ve République procédant du président de la République, qui symbolise ici le Conseil européen[1].
La nomination d’Ursula von der Leyen n’a pas évité le choc entre ces deux logiques démocratiques de nature distincte, l’une parlementariste, l’autre que l’on pourrait qualifier de présidentialiste, l’une débouchant d’un processus bottom-up, l’autre s’inscrivant dans la verticalité du pouvoir. Pour les tenants de la première, le poste de président de la Commission devait revenir à la tête de liste (Spitzenkandidat) de la famille ayant remporté le plus de voix aux élections ; en l’espèce, l’eurodéputé bavarois Manfred Weber du Parti populaire européen (PPE), qui regroupe le camp chrétien-démocrate. Pour cette école, aux accents européens parfois fédéralistes, il fallait répéter le précédent de 2014, qui avait vu le Spitzenkandidat du PPE, alors Jean-Claude Juncker, prendre la tête de la Commission. La logique parlementariste avait triomphé : une première par rapport aux tractations intergouvernementales passées.
Mais en 2019, les résultats n’imposaient politiquement aucun vainqueur incontestable. Légalement, la façon d’opérer en 2014 ne relevait d’aucune obligation du traité européen, qui équilibre savamment les deux approches démocratiques : le président de la Commission est « proposé » par le Conseil européen, « en tenant compte des élections », sans autre précision, mais ce choix doit recueillir l’aval de la majorité des députés européens.
À défaut d’évidence politique, d’obligation légale ou de pratique établie, c’est sur le terrain institutionnel que l’affrontement s’est aiguisé avec, en arrière-plan idéologique, l’opposition entre les deux conceptions décrites de légitimité démocratique. Au Conseil européen, on ne se sentait pas lié par le précédent de 2014, refusant une Commission qui apparaîtrait comme à la solde du Parlement. Au sein de ce dernier, c’était au contraire une question de principe de ne pas se laisser imposer autre qu’un chef de file ayant fait campagne à cette fin.
Ainsi, bien que la logique des Spitzenkandidaten se soit épuisée d’elle-même, ni Manfred Weber, ni son rival social-démocrate Frans Timmermans ne dégageant de majorités au Conseil, Von der Leyen s’est heurtée à une opposition frontale du Parlement européen, qu’a trahie sa majorité très courte (de 9 voix) dans l’hémicycle. La crise institutionnelle a été frôlée.
Le débat fut surtout vif outre-Rhin. Ailleurs les opinions publiques devraient vite oublier ce pénible démarrage, qui augure toutefois d’une majorité compliquée à trouver durant la nouvelle législature pour les projets de Von der Leyen. Dans l’immédiat, les eurodéputés vont tenter d’influer sur la composition de sa future Commission, au moins sur l’intitulé des portefeuilles, à la faveur des auditions des commissaires.
Mais prévenir de nouvelles tensions institutionnelles d’ici au scrutin de 2024 est déjà dans les têtes. Les deux logiques démocratiques pourraient mieux s’emboîter selon une approche bicamérale, avec le Parlement européen en chambre (basse) des citoyens et le Conseil en chambre (haute) des États, détaillant la procédure de nominations à suivre.
Deux écueils seront aussi à éviter. Les vingt-huit ne doivent plus mêler la nomination à la tête de la Commission avec celles aux autres hauts postes européens. La procédure devient dès lors un vaste marchandage, où équilibres partisans, géographiques et de genre semblent compter autant que les suffrages. Cela mêle des responsabilités de nature très différentes. L’indépendance de la Banque centrale européenne commandait de ne pas désigner sa présidente dans le même « paquet » de nominations. Les vingt-huit n’avaient pas non plus à souffler au Parlement un nom pour le perchoir – justement ignoré – ni pour deux vice-présidences de la Commission.. La lisibilité démocratique de l’UE pâtit de ces manières.
L’écueil au sein du Parlement européen, pour sa part, aura été de s’arc-bouter sur la procédure des Spitzenkandidaten, en faisant comme si elle était communément admise alors que son existence reste bruxello-bruxelloise. Quel électeur français de gauche aura glissé son bulletin le 26 mai en soutien à Frans Timmermans ? Idem, à droite, pour Manfred Weber ? La France estime que, pour être pleinement légitimes, des têtes de liste européennes impliqueraient que ces listes soient transnationales, forçant ainsi une campagne électorale paneuropéenne. Une conférence devrait être mise sur pied afin de faire des propositions pour 2024. Au-delà de listes transnationales, l’enjeu est d’appuyer l’émergence d’un espace politique européen, que les dernières élections ont fait timidement apparaître, notamment par le rebond général du taux de participation.
Pour paraphraser Jacques Delors, selon qui l’Union européenne est un « objet politique non identifié », des élections au suffrage universel rendront la Commission, autrement dit « Bruxelles », démocratiquement identifiable si Parlement et Conseil s’accordent sur la procédure de sa nomination sans confrontation stérile et, plus profondément, si candidats, partis, médias et organisations de la société civile dépassent leur cadre national pour investir, habiter et faire vivre un espace politique européen en latence, indispensable à l’intelligibilité d’institutions qui seront, dans le cas contraire, renvoyées à leur seule complexité.
[1] - Luuk van Middelaar, Quand l’Europe improvise. Dix ans de crise politique, trad. par Daniel Cunin, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2018.