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Dans le même numéro

La Silicon Valley et son empire

octobre 2016

#Divers

À la fin du mois d’août 2016, les réseaux sociaux se sont emballés autour d’un article de Penny Kim initialement publié sur Medium, intitulé « Arnaquée par une start-up de la Silicon Valley1 ». Cette spécialiste du marketing y expliquait dans le détail son recrutement par WrkRiot, son déménagement pour les rejoindre, et la façon dont elle avait dû se battre ensuite pour être payée et obtenir les bonus qui lui avaient été promis, avant d’être finalement licenciée et obligée de les assigner devant l’équivalent californien du tribunal des prud’hommes. Son histoire ayant suscité l’intérêt des journalistes, une série d’articles s’en est suivie sur les multiples dysfonctionnements de WrkRiot : son Pdg, Isaac Choi, avait apparemment maquillé son Cv ; les fonds destinés à financer la société ne s’étaient pas matérialisés et l’argent utilisé provenait de sa famille ; la plupart des autres employés étaient des immigrés chinois dont le permis de résidence dépendait entièrement de cet emploi ; l’activité et la stratégie de WrkRiot avaient été redéfinies si souvent que personne ne semblait plus capable de décrire quels étaient ses objectifs, son marché ou ses produits ; et le directeur technique et cofondateur, Al Brown, découragé de voir son partenaire manquer à tous ses engagements, avait fini par quitter la société.

Si l’histoire a fait le tour du Web, des forums de la communauté technologique comme Hacker News jusqu’au New York Times, c’est que l’inquiétude grandit aujourd’hui sur l’importance de la fraude, de l’incompétence et de l’absence de moralité au sein des start-up de la Silicon Valley. Depuis quelques années, les scandales se multiplient dans la région, et maintenant dans l’ensemble du secteur, aux États-Unis et dans le monde. L’éthique de la Silicon Valley semble de moins en moins compatible avec le modèle de vertu puritaine à l’américaine, ou avec l’ascenseur social méritocratique promis par les tenants du progrès technologique.

Silicon Plage

La meilleure description de la Silicon Valley ne vient pourtant ni de Peter Thiel, le cofondateur de PayPal, ni d’auteurs à succès comme Steven Levy, qui conte l’épopée numérique dans Hackers, héros de la révolution numérique, ou Walter Isaacson, le biographe de Steve Jobs2. Curieusement, c’est dans Super-Cannes, un roman de JG Ballard publié en 20003, que l’on trouve les lignes les plus justes pour évoquer Palo Alto et le reste de la banlieue de San Francisco : un ciel bleu d’une clarté aveuglante, des rues vides dont les maisons s’inspirent vaguement de l’architecture des maisons provençales, quelques « campus » de taille impressionnante où se rassemblent les salariés de multinationales coupées du monde, un lieu de pouvoir autant que de violence, un espace propice à la déshumanisation et à la solitude.

Super-Cannes ne décrit pourtant pas la Silicon Valley, mais Sophia Antipolis, dans le sud de la France, la première « technopole » au monde, conçue en 1969 précisément pour soumettre une région géographique aux besoins de la technologie et de ses acteurs. Créée ex nihilo, dépourvue de l’influence parasite d’un centre urbain comme San Francisco, elle était le meilleur laboratoire pour analyser et théoriser les conséquences psychopathologiques de la vie numérique et du rapport au monde de ses participants.

L’analyse de Ballard est cruelle. Il décrit un univers où l’excès d’égoïsme et la culture de l’entre-soi deviennent la norme. Selon ses propres déclarations,

la société de consommation a besoin de déviance et d’inattendu – la psychopathie est le seul moteur suffisamment puissant pour mettre en marche les imaginaires, pour déclencher la création artistique, scientifique et industrielle dans le monde.

Renommé « Silicon Plage » par le New York Times, ce roman en avance sur son temps suggère déjà les effets pervers de la rhétorique transhumaniste, du règne de la singularité4 et de l’argent-roi. Il résonne aussi comme un avertissement sur l’importance croissante des gated communities, ces ensembles clos de résidences confortables, physiquement isolés du reste du monde, qui permettent aux leaders technologiques de profiter de leur statut privilégié sans devoir se mélanger au reste de la population.

Le 5 septembre 2016 s’achevait la 30e édition de Burning Man, un festival qui se tient chaque année en plein désert californien, et qui propose une forme de carnaval new age célébrant l’utopie numérique : l’avènement de la liberté, de l’égalité et de la participation, ainsi que la disparition de l’argent. Mais les réactions ont été unanimes cette année pour dénoncer la marchandisation de l’événement (1 300 dollars minimum pour une semaine), attribuée à l’influence des milliardaires de la Silicon Valley et de leurs cadres les plus fortunés.

Ces dernières années ont aussi vu apparaître des camps clés en main : alors que le principe de départ est de passer la semaine dans le désert coupé du reste du monde, il devient possible aujourd’hui, pour 25 000 dollars, de profiter d’un séjour dit plug & play : venir en avion pour une seule journée, et disposer d’air conditionné, d’eau courante, de repas et de boissons fraîches, et surtout… du Wi-Fi5. Face à l’apparition de ces camps de luxe, les protestations se sont faites de plus en plus nombreuses, jusqu’à une certaine forme de violence quand le camp White Ocean a été attaqué et saboté par des gens furieux de voir ses fondateurs, le Dj Paul Oakenfold et deux fils de milliardaires russes, dénaturer la zone artistique autonome temporaire du désert de Black Rock. Loin de condamner ces actions de vandalisme, les festivaliers les ont assez largement soutenues. Sur la page Facebook de White Ocean, le message le plus « liké », de loin, se félicite ainsi « de reprendre Burning Man à cette classe parasite ».

Les promesses non tenues de la révolution numérique

Cette montée régulière de la pression sociale autour du progrès technologique a inspiré à Douglas Rushkoff le titre de son nouveau livre, Throwing Rocks at the Google Bus6, une allusion à la vague de manifestations survenues fin 2013 à San Francisco, quand des habitants ont voulu protester contre l’utilisation des voies et des arrêts réservés aux transports publics par les bus de luxe des salariés de Google, Facebook et consorts.

Son constat est simple. Contrairement à ce que Peter Thiel sous-entend lorsqu’il décrie la révolution numérique (« Nous voulions des voitures volantes, et nous avons eu cent quarante caractères »), les promesses de la technologie étaient des promesses sociales – qui visaient à réformer la connaissance, le monde des affaires, la santé ou l’éducation. Or les trente dernières années de la révolution numérique n’ont fait que renforcer les travers les plus évidents du libéralisme et du capitalisme. La croissance, l’innovation et la centralisation y sont devenues des dogmes que beaucoup considèrent désormais comme naturels. Plus encore que dans la société industrielle, l’entreprise privée est devenue un rouage essentiel du numérique et la détention de parts de capital y est considérée comme l’étalon de la réussite personnelle.

À ses origines, le numérique devait permettre de construire une société plus juste, fondée sur le partage, l’échange et la création. Les fondateurs des premiers mouvements informatiques étaient plus motivés par le mouvement pour la liberté d’expression (Free Speech) de l’université de Berkeley que par les promesses de l’entrepreneuriat. Comme le rappelle Rod Holt, l’un des cinq cofondateurs d’Apple, la Silicon Valley baignait dans la contre-culture gauchiste de la Californie des années 1960 et 1970. La volonté de Steve Jobs de se concentrer sur le design pour faire les produits les plus parfaits possibles était plus inspirée par ses accointances socialistes et par l’exemple de l’Urss que par la volonté de dégager un avantage compétitif sur le marché.

À ce titre, l’un des textes les plus intéressants de cette période reste « Vers une technologie libératrice », publié en 1965 par le philosophe socialiste et anarchiste Murray Bookchin7. Participant aux débats de cette époque sur l’émergence de la cybernétique, il insistait sur le fait que le numérique n’est pas qu’une question d’optimisation, de marché de masse et d’effet de réseau. Il a également un impact puissant sur les pratiques quotidiennes des individus, sur l’artisanat, sur la solidarité et les libertés individuelles. Anticipant l’émergence du mouvement des makers, du « libre » et du « partage » aujourd’hui dévoyés, il soulignait l’importance du contexte social et politique dans lequel s’inscrirait l’évolution technologique.

L’accélération du capitalisme numérique

Or on peine aujourd’hui à retrouver cette énergie et ces objectifs dans l’univers du numérique. Les gains de productivité et de valeur générés par les start-up s’accompagnent d’importants coûts cachés. Le pouvoir des dirigeants ou du capital se renforce ; la valeur et le prix du travail humain diminuent. Là où la production de masse avait déconnecté l’ouvrier des talents qui étaient autrefois nécessaires aux artisans, le marketing de masse déconnecte maintenant les travailleurs de leurs clients. Les services publics sont peu à peu remplacés par des services gratuits, mais privés et financés par la publicité.

Autrement dit, le numérique de 2016 est plus réactionnaire que révolutionnaire. Il n’a pas d’impact sur l’infrastructure de la société. Il n’améliore ni la démocratie, ni le lien social, ni l’estime de soi. Comme depuis les débuts de la révolution industrielle, les travailleurs sont menacés par l’automatisation, les entreprises restent les principaux intervenants du monde économique, et tous expliquent que c’est aux individus de s’adapter aux évolutions technologiques s’ils veulent espérer conserver leur place dans la société. Malgré les effets d’annonce, peu de réalisations du numérique traduisent une vision aussi ambitieuse que celles qui ont conduit à l’instauration de grandes innovations sociales comme la monnaie, la Sécurité sociale, le suffrage universel, ou l’État de droit !

Les précurseurs de eBay, de Etsy ou de Spotify décrivaient avec enthousiasme la façon dont ils allaient permettre au grand public d’avoir accès à plus de diversité culturelle, plus simplement et de façon plus démocratique. Mais aujourd’hui, Napster a fermé, et 94 % des titres de iTunes se vendent encore à moins d’une centaine d’exemplaires, quand 0, 00001 % des titres représentent à eux seuls un sixième des ventes. La situation est la même pour l’ensemble des industries créatives, du livre au cinéma en passant par le jeu vidéo.

L’injustice numérique, un état de nature

Désormais, le risque est de considérer que ces échecs n’en sont pas, qu’ils relèvent d’une situation naturelle. Il ne s’agirait pas de dysfonctionnements, mais de caractéristiques inhérentes au système (It’s not a bug, it’s a feature, comme disent parfois les ingénieurs).

L’économie de la rente qui se développe à travers le faux-semblant de l’« économie du partage » est par exemple susceptible d’aboutir à des formes particulièrement graves d’inégalité de revenus8. Selon Chris Anderson, qui fait l’apologie de cette nouvelle économie dans son ouvrage Free, les individus devraient désormais renoncer au travail rémunéré et laisser les plates-formes exploiter et valoriser gratuitement leur activité. Ils devraient plutôt se concentrer sur le marketing et la publicité de leurs productions, afin de bénéficier du maximum d’« étoiles », de « partages », et de « retweets ».

L’économie du like est considérée comme un pilier du capitalisme numérique. Plus qu’une tendance marketing, elle est un élément essentiel permettant aux entreprises de générer de la valeur indépendamment du travail – gratuit – de leurs usagers. Au moment de son rachat par Facebook, Instagram n’avait par exemple aucun revenu quantifiable financièrement, mais l’application pouvait compter sur près de 50 millions de likes par jour. Autrement dit, pour maintenir leur croissance, les médias sociaux sont contraints de générer de plus en plus d’interactions par leurs usagers, réalisant grâce aux technologies de la persuasion ce que Tristan Harris9 a qualifié de « prise en otage de la pensée ». Loin d’œuvrer au développement personnel des individus, ces acteurs du numérique s’appliquent à capter la valeur de leurs usagers, tout en les empêchant de prendre part au développement de cette économie.

Ce modèle n’a rien de spécifique au numérique, en réalité. Comme l’industrie traditionnelle, il exploite le temps et l’énergie des individus. Big data ou pas, il s’agit de les réduire à des statistiques pour les gérer plus facilement… Le support informatique et algorithmique permet simplement de renforcer le carcan, jusqu’à réduire la spontanéité et la liberté en ligne. À long terme, les seuls gagnants de cette économie seront les entreprises gestionnaires de données. Le terme de révolution numérique paraîtra alors bien usurpé.

Le temps des monopoles

En 1966 déjà, des rapports d’étude de la Commission nationale sur la technologie, l’automatisation et le progrès économique mettaient en lumière ces risques d’impact négatif de l’innovation technologique sur la société. Ces premières analyses ont nourri notamment les travaux de Daniel Bell sur la société postindustrielle10. Dans cette vision critique, les inégalités de revenus actuelles ne sont pas un accident économique, mais une conséquence logique du développement du numérique.

Des solutions existent pourtant. La productivité a tellement explosé grâce au numérique que la semaine de travail salarié pourrait être considérablement réduite, bien en dessous de quarante ou même de trente-cinq heures – des gourous comme Tim Ferriss recommandent même de passer à la semaine de quatre heures11. Le partage de la valeur avec les travailleurs devrait également être redéfini non plus en fonction du temps passé, mais de la richesse produite. Le passage dans une économie de l’abondance devrait permettre de garantir un revenu minimal. La possibilité de choisir son travail pourrait autoriser les individus à privilégier des activités ayant un impact social positif plutôt que les petits jobs sans âme et sans intérêt de la gig economy.

Loin d’engager cette transition, l’économie numérique reste étonnamment conservatrice. Même renommée start-up, l’instrument de la croissance numérique reste une entreprise avec des dirigeants et des actionnaires. Son objectif, dans ce qu’il est convenu d’appeler l’« économie des plates-formes », reste d’obtenir des monopoles sur des marchés captifs. Quant à la réflexion sur la création destructrice, elle sert surtout de prétexte aux « technopreneurs » de la Silicon Valley pour éviter de réfléchir aux conséquences de leurs actions. Elle nourrit leur volonté de créer des empires non seulement verticaux dans leur propre secteur, mais horizontaux en exportant la « disruption » dans d’autres secteurs. Enfin, les prétentions de régulation « algorithmique » du marché ne manquent pas de rappeler des opérations bien plus traditionnelles d’entente anticoncurrentielle et de fixation des prix.

Comme à l’époque des machines à vapeur, de l’électricité, de l’automobile ou de la télévision, la « révolution technologique » se caractérise par cinq phases de développement : une période de « maturité », dominée par les entreprises de la génération précédentes ; une « irruption » dans laquelle l’innovation technologique en tant que telle perturbe les affaires de ces entreprises ; un « emballement » accompagné de nombreuses bulles spéculatives ; un moment de « retournement de situation » où l’inégalité entre les vainqueurs et les perdants de cette révolution atteint des extrêmes, justifiant ainsi la mise en œuvre d’une série de régulations ; et enfin une période de « synergie » pendant laquelle le paradigme se stabilise et peut profiter au plus grand nombre.

Le problème du numérique est que la phase d’emballement se prolonge. Les inégalités augmentent, mais la phase de régulation ne commence pas. Loin d’être dans un processus de création destructive, on est dans la « destruction destructive ». Loin de repenser les innovations de l’ère précédente et de donner naissance à une troisième révolution industrielle, le numérique s’est contenté de les prolonger en poussant l’automatisation à l’excès, jusqu’à laisser entrevoir un « âge des machines » qui exacerbe les aspects anti-humanistes de l’industrialisme.

Face à cet échec, plusieurs pistes sont possibles. On peut d’abord abandonner le parallèle artificiel entre croissance et progrès, deux objectifs en réalité contradictoires. Il faut privilégier une approche hybride en s’appuyant sur les nouvelles logiques d’ouverture et de partage et privilégier la transparence. Dans cette optique, il faut éviter les faux amis, comme le développement des supermarchés bio qui ne représentent qu’une réponse industrielle à une nouvelle tendance de marché. In fine, il faut développer les règles d’un « capitalisme inclusif » à travers lequel des entrepreneurs intelligents seront attentifs à ne pas détruire les communautés dont ils dépendent. Pour y arriver, la mentalité des actionnaires devra évoluer. La valeur de leurs participations ne peut plus représenter l’alpha et l’oméga de la réussite d’une entreprise.

Autrement dit, les investisseurs vont devoir apprendre à financer des projets sans en retirer de bénéfice autre que celui de l’existence même de ces projets. Il faut mettre fin à la culture de l’exit, la plus-value opérée lors de la revente. L’une des solutions serait de favoriser des entreprises qui produisent du flux plutôt que de la croissance (comme Wikipedia), des entreprises locales et des modes de gouvernance partagée.

L’industrialisme numérique promeut aujourd’hui des entreprises qui exploitent une communauté en canalisant son travail ou ses connaissances, qui appliquent les mêmes méthodologies partout dans le monde, et qui empêchent ces nouveaux travailleurs de participer à la gouvernance du projet global – en les empêchant par exemple d’accéder au salariat et donc aux protections du droit du travail et du droit syndical. Si le numérique était réellement disruptif, Amazon appartiendrait à ses clients et à ses partenaires, Uber à ses chauffeurs et Facebook à ses usagers.

Démocratie et progrès

Ce n’est malheureusement pas l’analyse qui domine dans la Silicon Valley. Dans un essai intitulé “Economic Inequality12”, Paul Graham, le fondateur de Y Combinator, reprend la théorie du ruissellement chère à Ronald Reagan pour essayer de démontrer que la société progresse par le haut et que la prospérité des plus riches profite nécessairement aux plus pauvres. Contredisant le juge Louis Brandeis, qui disait : « Il est possible d’avoir la démocratie, il est possible que la richesse soit concentrée entre les mains de quelques-uns, mais il n’est pas possible d’avoir les deux », Paul Graham affirme sans détours que « le progrès technologique est une des forces les plus puissantes de l’histoire », et que « la société ne doit pas être conçue pour lui résister ». Autrement dit, aux yeux des leaders de la Silicon Valley, le progrès devrait primer sur la démocratie.

Plus inspirée par Ayn Rand que par les véritables théoriciens du libéralisme, cette vision aurait fait sursauter le Hayek auteur de la Constitution de la liberté13, tout comme Popper lorsqu’il invente le concept d’ingénierie sociale14. Comme le montre l’histoire de l’innovation, la continuité apparente entre les flèches des hommes des cavernes et le moteur à explosion est un faux-semblant. Les courbes de croissance exponentielle comme la loi de Moore ne sont pas des règles naturelles, mais la traduction de choix et d’arbitrages en termes de politiques publiques et d’investissement – ainsi, plus on investit dans la formation d’ingénieurs en électronique, plus l’électronique progresse…

L’un des problèmes est que les leaders de la Silicon Valley n’accordent que peu de valeur aux innovations sociales non directement technologiques. Les contre-exemples existent pourtant. Le livre préféré de Bill Gates en est un bon exemple. Intitulé Business Adventures, il a été écrit en 1969 par John Brooks, l’ancien responsable économique du New Yorker, et présente douze récits d’inventions et d’aventures entrepreneuriales : Xerox, General Electric,  etc. Mais le chapitre le plus intéressant de ce recueil concerne la création de l’impôt fédéral américain sur le revenu, qu’il présente pour ce qu’il est : une innovation sociale, une forme de start-up publique et politique.

La désillusion est de taille car la plupart des entrepreneurs du numérique insistent régulièrement sur leur impact positif pour la société, et prétendent défendre des valeurs de solidarité, d’autonomie, de collaboration. Cette rhétorique apparemment contradictoire masque en réalité un raisonnement autosatisfait visant à démontrer la différence entre Wall Street et la Silicon Valley. Le premier serait un monstre financier à l’origine de l’inégalité sociale, la seconde un fruit du génie technologique capable de pallier cette inégalité en permettant à tous d’avoir accès à la consommation. Riche ou pauvre, tout le monde utilise Google, Spotify ou Deezer, Youtube, Facebook et Wikipedia. Bientôt, tout le monde aura le même accès internet grâce à internet.org, l’initiative philanthropique de Facebook pour apporter Internet en Afrique. Et un jour viendra où Google sera capable de permettre à tous d’accéder aux mêmes niveaux de soin grâce au croisement entre médecine et big data.

Il s’agit là d’une offensive en règle contre la social-démocratie et les services publics. Mais l’égalité en termes de capacités de consommation ne signifie pas l’égalité en termes d’autonomie. La gratuité des services proposés repose sur la perte du contrôle de ses données personnelles. Or ces données façonnent de plus en plus la vie des individus : recommandations d’achat, rencontres amoureuses, rencontres professionnelles, et bientôt contrats d’assurance, banques,  etc. D’ici quelques années, chacun va commencer à présupposer le croisement des données et, comme c’est déjà le cas sur Facebook ou sur Twitter où les gens aiment contrôler l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes, ces services déboucheront sur des formes d’autocensure.

Les services proposés par les start-up du numérique profitent aujourd’hui de façon disproportionnée aux Csp + capables de valoriser leur compte Twitter, leurs recherches Google, ou de faire levier sur leur compte Linkedin. Bien loin de remettre la société sur un pied d’égalité, l’amélioration de l’accès à ces services risque en fait de créer de nouvelles formes d’inégalité, d’autant plus violentes qu’elles seront infrastructurelles, sous-jacentes, non dites – en un mot, sournoises.

Sur les principales questions qui posent problème à la société que sont la violence et l’insécurité, le chômage, la santé ou la stabilité financière, la Silicon Valley n’apporte aucune réponse, bien au contraire. Quel service ou produit vise aujourd’hui à améliorer l’accès à la propriété immobilière ? Quel service résout les questions de violence, que ce soit en ligne ou hors ligne ? Le numérique ne détruit-il pas plus d’emplois qu’il n’en crée ?

Cela n’empêche pas les penseurs de la Silicon Valley, dans leur hubris, de prétendre remplacer l’État et ses services publics, mais aussi des institutions et des valeurs comme la vie privée, le couple, l’enseignement,  etc., sans jamais prendre en compte ni les questions de légitimité, ni de souveraineté. Or, malgré toute leur importance dans la vie quotidienne des citoyens, les conditions d’utilisation (Cgus) d’une plate-forme en ligne ne peuvent prétendre à la même valeur que la Déclaration des droits de l’homme ou la Constitution des États-Unis !

Développer une doctrine sociale numérique

Contrairement à ce que pensent des intellectuels critiques contradictoires comme Evgeny Morozov (simultanément fasciné et repoussé par la Silicon Valley), il existe un choix entre accepter et refuser la technologie, faire confiance aux start-up ou les repousser.

Douglas Rushkoff fait lui aussi le constat que le numérique n’arrive pas à transformer réellement la société par manque de volonté éthique et morale, mais il en appelle de façon assez surprenante aux sources du personnalisme européen et du distributivisme américain, et s’en réfère aux grandes encycliques de 1891 et 1931 sur la société industrielle – Rerum novarum et Quadragesimo anno –, les grands textes de la doctrine sociale de l’Église sur la révolution industrielle.

À ce titre, et contrairement à Paul Graham, il défend le principe de subsidiarité, c’est-à-dire l’idée que les décisions soient prises au plus près des parties prenantes. Quelles que soient leurs ambitions impériales, les entreprises ne doivent pas et ne peuvent pas remplacer les États. La démocratie n’a pas pour vocation à être le système le plus efficace ou le mieux optimisé, mais à garantir la qualité de l’administration, la régularité d’un processus de consultation démocratique qui responsabilise les dirigeants et le respect de l’État de droit.

De ce point de vue, les militants du numérique ont tort de prédire un nouvel âge des machines. L’objectif ne devrait pas être de remplacer l’ère industrielle qui nous a précédés, mais de promouvoir des valeurs différentes de l’industrialisme lui-même. À l’inverse, les tenants des communs n’ont pas forcément raison de se concentrer sur la réforme de la propriété. Comme à l’époque de la révolution industrielle, l’évolution des débats actuels démontre que la question de la propriété n’est pas centrale. Elle n’est qu’une forme de régulation parmi d’autres. Et au demeurant, de nombreux modèles alternatifs à succès tels que le logiciel libre, Wikipedia ou les Creative Commons ont pu créer des systèmes ouverts sans la remettre en question. Plus que les questions de propriété ou de soutien à l’innovation, la priorité est donc de replacer au cœur de la question numérique les valeurs de justice, d’égalité et de liberté, aujourd’hui singulièrement absentes de la stratégie des entreprises de l’empire numérique.

Dans cette logique de troisième voie qui remettrait le numérique sur le chemin de la justice sociale, ce n’est pas à une troisième révolution industrielle que nous pouvons espérer assister, mais à une véritable Renaissance, celle d’une économie et d’une société qui appartiendraient à leurs citoyens et qui se fonderaient sur de nouveaux modèles, plus complexes, plus divers et compatibles avec ceux qui existent déjà.

  • *.

    Jean-Baptiste Soufron, ancien secrétaire général du Conseil national du numérique et ancien Chief Legal Officer de Wikipedia, exerce aujourd’hui chez Fwpa Avocats.

  • 1.

    https://medium.com/startup-grind/i-got-scammed-by-a-silicon-valley-startup-574ced8acdff#.208p0nz7m

  • 2.

    Walter Isaacson, les Innovateurs. Comment un groupe de hackers, de génies et de geeks a fait la révolution numérique, Paris, JC Lattès, 2015.

  • 3.

    JG Ballard, Super-Cannes [2000], trad. Philippe Delamare, Paris, Fayard, 2001.

  • 4.

    La singularité est un concept développé par Vernor Vinge, selon lequel l’humanité est destinée à créer une intelligence artificielle surhumaine qui finira par la remplacer.

  • 5.

    Voir Luc Vinogradoff, « Lutte des classes à Burning Man », Le Monde, 5 septembre 2016.

  • 6.

    Douglas Rushkoff, Throwing Rocks at the Google Bus: How Growth Became the Ennemy of Prosperity, New York, Random House, 2016.

  • 7.

    D’abord publié dans la revue Comment, en 1965, puis repris dans Murray Bookchin, Post-Scarcity Anarchism, Berkeley, Ramparts Press, 1971.

  • 8.

    Sur ce sujet, voir le dossier « Le partage, une nouvelle économie ? », Esprit, juillet 2015.

  • 9.

    https://medium.com/swlh/how-technology-hijacks-peoples-minds-from-a-magician-and-google-s-design-ethicist-56d62ef5edf3#.5az6xw2ap

  • 10.

    Daniel Bell, The Coming of the Post-Industrial Society, New York, Harper, 1973.

  • 11.

    Voir son blog, fourhouraweek.com.

  • 12.

    http://paulgraham.com/ineq.html

  • 13.

    Friedrich Hayek, The Constitution of Liberty, Chicago, Chicago University Press, 1960.

  • 14.

    Karl Popper, la Société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1945.