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Dans le même numéro

Dehors, dedans. À propos de Pater, d'Alain Cavalier

août/sept. 2011

#Divers

À propos de Pater, d’Alain Cavalier. Les yeux noirs (I)

La règle du jeu est simple : c’est de parler et de se regarder dans le blanc des yeux ; et aussi d’être là encore un peu pour rendre la chose possible, mais seulement à titre de condition nécessaire, presque fortuite, car le propos est de faire son temps, de voir son visage ressembler à celui de quelqu’un à qui on n’a pas envie de parler, de ne rien regretter, pas de rester assis comme deux ronds de flanc. Ce qui veut dire, en somme, que le mourir est le but de l’existence.

J’ai beau regarder dehors, par la fenêtre que viennent chatouiller les feuilles de la glycine, le chat des voisins traverse le jardin, je ne vois pas d’autre façon de résumer le film éblouissant et plein de drôlerie qu’Alain Cavalier a réalisé de manière négligemment apprêtée, avec la discrétion du bricoleur, comme d’habitude, en compagnie de Vincent Lindon.

Un homme savamment modeste, aimant à s’observer dans la glace et à boire du bordeaux, tient une caméra à la main.

Il s’agit du président de la République en personne, le réalisateur lui-même, Alain Cavalier. Il mange un plat de truffes en compagnie de Vincent Lindon. C’est l’occasion de discuter de sa nomination comme Premier ministre et de faire le point sur le flou qui entourera le film qu’il veut tourner avec lui, où chacun filmera l’autre à des moments très précis (il n’en sait pas plus pour le moment). Bonjour Monsieur le Président, bonjour cher Vincent. Entre deux bouchées, Vincent Lindon accepte avec appétit la mission qui lui est confiée. Il prend à son tour la caméra, vide plusieurs flacons, montre le meilleur de lui-même lors de pique-niques improvisés entre la portière et le fossé, met finalement à sa boutonnière la rosette sur canapé présidentielle que lui tend Alain Cavalier, et les mots lui sortent du cœur avec une justesse foudroyante, car oui, c’est un film bien en bouche, où l’on ne cesse d’avaler de bonnes choses et de siroter des crus bourgeois.

Une idée ridicule et juste

La règle du jeu consiste donc à poser comme allant de soi une situation exorbitante, à mettre l’un en face de l’autre deux personnages pour ne pas les quitter, à les regarder chercher leur chemin dans les allées de traverse, et bon vent ! C’est ce qu’on appelle un film, c’est-à-dire une histoire vraie, comme le précise Vincent Lindon (on ne sait si c’est lui ou bien le film qui le dit, et qu’on ne le sache pas fait partie de ce qu’on sait, ou plutôt de ce que le film nous apprend), une histoire vraie puisqu’elle se voit.

Les deux personnages ne jouent pas la comédie mais font ce qu’ils ont à faire. On dirait des gens qu’on connaît. Quel soulagement ! Ça faisait longtemps, au cinéma, que nous n’avions vu des gens ; beaucoup d’animaux d’appartement, par contre. Un président de la République qui voudrait bien que son Premier ministre lui succède et qui est prêt pour cela à manigancer sa propre défaite, celui-ci qui change de chemise sans défaire les boutons, celui-là qui n’aime pas la peau de son cou, l’un qui garde sans les porter les souliers de son père, l’autre qui a besoin d’une cravate neuve parce que ça fait un moment, l’un qui chiade son discours, l’autre qui le corrige avec l’inexplicable miséricorde qu’il détestait chez son père, l’un qui gagne les élections, l’autre qui les perd, l’un qui a fait son temps, l’autre c’est pour bientôt : un père et son fils, un fils au nom du père, un père qui passe la main, deux fils qui changent de peau, se retrouvant malgré eux dans celle de celui qui les a précédés, car être fils ce n’est pas assez et il va bien falloir un jour faire comme l’autre, passer l’arme à gauche.

La mort du père et la dégradation du visage sont les deux faces d’une même monnaie selon Alain Cavalier. L’idée rôdait déjà dans Le filmeur (2005), le film remarquable qu’il avait tourné d’une seule main, avec une petite caméra vidéo qui tire dans les coins, en osant cette idée merveilleuse qui consiste à filmer tout en enregistrant ce qu’on dit, à regarder tout en s’exprimant, à penser tout bas tout en pensant à voix haute, idée géniale puisqu’il suffisait d’y penser, qu’aucun cinéaste ne s’était encore donné ce mal, manque de courage, manque d’à-propos, manque de génie. Dans Le filmeur, Alain Cavalier filme des choses de peu et l’agonie de son père. Dans Pater, devenu enfin président de la République (à quel prix !), il se demande qui il est et ce qu’il doit faire, mais c’est longtemps après les obsèques. Il se propose de faire disperser ses propres cendres du haut du clocher de La Trinité, à Vendôme. Comme Alain Cavalier est pervers, c’est à quelqu’un d’autre qu’il va faire subir le rite de passage, mais comme il est charmant, c’est Vincent Lindon qu’il choisit pour se mettre en valeur. Vincent Lindon est un homme robuste (c’est le président qui parle). Le tronc est rugueux, les fruits sont doux. Il pétille beaucoup dans ce film, il ne fait attention à rien, certainement pas à lui. C’est son plus grand film puisque ce n’est pas un rôle. C’est lui en chair et en esprit, et être soi est la première règle de style.

Sortir du jeu, entrer dans la vie

Il fut un temps où des gens corpulents grimpaient sur scène déguisés en Romains. Nous y pensons maintenant avec stupéfaction. Nous avons bien tort : on les aurait cru nus et leur cœur à ciel ouvert était tout ce qui comptait. Alain Cavalier a fait tailler deux costumes transparents pour lui-même et son acolyte. C’est la production qui a réglé la note. Un président de la République et un Premier ministre ! Quelle idée grotesque, absurde, ridicule ! Comment un film peut-il être aussi juste, aussi simple, aussi drôle surtout ? Si on avait pu y croire, on n’y aurait pas cru. C’est donc pour ça.

Alain Cavalier sait fort bien qu’un film, c’est une lutte au couteau entre des personnages et une histoire. De deux choses l’une : ou bien on les laisse cavaler derrière elle et c’est le genre de film que nous voyons tous les jours, auquel nous avons le plus souvent du mal à croire, ou bien c’est le contraire, l’histoire se débrouille tant bien que mal avec la vie propre des personnages, avec leur respiration, leur énergie, leur sourire, c’est nous qui marchons derrière, et cela donne Pater, un film avec Alain Cavalier et Vincent Lindon.

Alain Cavalier a choisi, avec une science profonde et invisible, de ne pas mettre ses personnages (lui-même et son fils spirituel) dans un rôle mais dans une situation. Traitée avec tant de désinvolture, celle-ci est peu croyable (le président de la République veut faire imposer par son Premier ministre une loi angélique), mais son ressort est simple (un père choisit son fils). Qu’est-ce qu’une situation, pour un comédien ? C’est se trouver dans l’incapacité de pouvoir distinguer entre ce qu’il pense et ce qu’il a à dire, dans l’incapacité de dire quelque chose en rapport direct avec l’histoire du film, c’est abandonner l’histoire du film au profit de l’histoire de ce qui est hors du film, celle où l’on sent le temps couler dans ses veines, caméra ou pas, c’est sortir du jeu et entrer dans la vie, c’est surtout ne pas bien savoir où on va, si bien que chaque mouvement, chaque mot sont une surprise.

Prenons un exemple. Le président de la République, qui est en même temps le réalisateur du film, a demandé en notre absence à Vincent Lindon de se plaindre du fait que le président, très déçu, venait de nommer un nouveau Premier ministre (ami en ville du comédien). Maintenant, allez-y. La caméra tourne, actionnée par le père-président qu’on imagine devant la scène le sourcil froncé, le doigt sur le bouton. Vincent Lindon s’oublie. Il regrette amèrement que maintenant qu’il est monté en grade (d’abord conseiller, puis ministre, mais ministre de quoi ? des Affaires étrangères ?), son ami ne trouve plus le temps de l’appeler, ni de le remercier, ni même de penser à lui, alors que c’est tout de même grâce à lui qu’il a été engagé dans le film. Tant d’ingratitude est blessante, vous ne trouvez pas ?

On ne sait pas si on est encore dans le film ou si on vient d’en sortir. On ne sait pas si le film est l’histoire de ce qui n’a rien à voir avec l’histoire ou si tout ce qu’on filme fait partie de l’histoire du film. On ne sait pas où on est ; Vincent Lindon non plus, c’est pourquoi il est obligé d’improviser, c’est-à-dire d’être ce qu’il est sans avoir le temps d’y penser.

Dans cette incertitude puissamment comique et très gazeuse réside l’audacieuse invention d’Alain Cavalier. Le mélange du « documentaire » et de la « fiction », pour parler comme les spécialistes du cinéma, ne vient pas du fait qu’on distillerait du temps à l’état pur dans les étages inférieurs du récit (par exemple, laisser à un type le temps de regarder le plafond alors qu’il est poursuivi par les méchants), mais à ce qu’à aucun moment du film on ne sait si ce qu’on raconte appartient ou non à l’histoire, ou si le personnage est déjà retourné dans sa loge et si nous le filmons en dehors des heures de travail. C’est du très grand art, puisque ça ne se voit pas et que le public rit dans la salle.

Dans Pierrot le fou, Jean-Luc Godard avait percé beaucoup de fenêtres qui nous permettaient de voir au-dehors. Cela faisait de merveilleux courants d’air. Les portes claquaient. En prenant le spectateur à témoin, Jean-Paul Belmondo nous accordait quelques semaines de vacances dans le Midi au volant de sa décapotable, et nous en avions bien besoin. Mais le roi de la désinvolture ne nous donnait pas autant de liberté que celle dont jouit Alain Cavalier dans Pater, un grand film qui n’est pas enfermé dans un film, puisqu’on ne sait jamais très bien si on est dehors ou bien dedans.

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    « Les yeux noirs » est une chronique sur les choses qui se voient, comme on pourrait faire une chronique sur les choses qui se mangent.