Vous nous avez apporté le corps
Inauguré à la fin du mois de juin 2006, le musée du Quai Branly ne s’intéresse pas seulement aux arts premiers, mais aussi à la création contemporaine et à l’interprétation anthropologique des cultures non européennes. En témoigne la première exposition, « Qu’est-ce qu’un corps ? » dont nous publions ici le texte de présentation. Affichant une volonté comparative, cette exposition met en perspective l’Afrique de l’Ouest, la Nouvelle-Guinée et l’Amazonie avec l’Europe de l’Ouest.
Le musée du quai Branly ouvrira ses portes le 23 juin 2006. Construit par Jean Nouvel à la suite d’un grand concours international d’architecture, le bâtiment se déploie entre la rue de l’Université et le quai Branly, au pied de la tour Eiffel.
Inspiré par le centre Georges-Pompidou plus que par le Louvre, le musée du quai Branly ne s’intéresse pas seulement aux « arts premiers », mais aussi à la création contemporaine et à l’interprétation anthropologique des cultures non européennes.
Le texte que nous présentons ici est l’introduction du catalogue de l’exposition « Qu’est-ce qu’un corps ? », première exposition d’anthropologie du musée dont le commissaire général est Stéphane Breton1.
Ce n’est pas une exposition d’art primitif, mais la mise en scène dans l’espace et au moyen d’objets, à la manière d’une installation, d’un argument anthropologique complexe et détaillé. Elle aura certainement pour effet de détromper ceux qui pensaient que ce musée voulait se cantonner à l’« esthétique ». Il s’agit de démontrer que les formes sont articulées à leur société et qu’elles en expriment les enjeux.
C’est aussi une exposition comparative, où l’Afrique de l’Ouest, la Nouvelle-Guinée et l’Amazonie sont mises en perspective avec l’Europe occidentale, traitée comme une société éloignée, puisqu’il n’est pas d’anthropologie possible qui ne doive attester le point de référence de son argument.
Esprit
Au missionnaire et anthropologue Maurice Leenhardt qui lui demande, au début du xxe siècle, si ce qu’il aurait apporté par son enseignement ne serait pas la notion d’esprit, Boesoou répond en « vieux païen » que les Canaques de Nouvelle-Calédonie connaissaient déjà l’esprit, qu’ils vivaient selon lui, et que ce qui leur a été apporté au contraire, c’est le corps. Leenhardt fait grand cas de cette réponse devenue légendaire. Il la rapporte dans ses livres et en tire des conclusions d’une grande portée2.
Certains commentateurs ont récemment mis en doute la traduction, voire l’authenticité de ce dialogue. S’ils avaient raison, cela ne changerait pourtant rien au rôle que nous nous contenterons de lui faire jouer, celui d’un apologue. Quoi qu’on puisse dire de la réponse de Boesoou, elle nous intéresse moins comme fragment ethnographique que par la manière inattendue dont elle fait naître l’étonnement et la contradiction. Nous partirons donc de l’idée que nous ne savons pas ce qu’est le corps.
Ce que l’anthropologue dit du corps de l’indigène
Tout d’abord, Leenhardt reconnaît que la pensée indigène connaissait la notion d’esprit. Il s’agit selon lui de l’« influx ancestral » qui habite les vivants. Il explique d’autre part que, dans la langue houaïlou que parle Boesoou, il existe un mot servant à désigner l’« élément sustenteur » de la réalité des êtres et des choses. Il s’applique au corps humain et animal, mais pas seulement : par exemple, le « corps de la nuit » est la voie lactée, ossature du ciel ; quant au « corps du trou », ce n’est que le vide qui a été creusé.
Le corps humain est le « support » de l’individu naturel, qu’on appelle dans cette langue le « qui vivant ». Le contenu propre du corps humain n’est pas défini, bien que l’anatomie des viscères fasse l’objet de conceptions détaillées. C’est seulement que le corps n’a pas d’intériorité spécifique, il n’est que le support de ce qui existe. Leenhardt insiste sur le fait qu’il se caractérise par une identité de substance avec le végétal, dans lequel vie et mort ne s’opposent pas. Ses processus se rapportent à l’être qu’il soutient, pas à sa nature propre. D’ailleurs, la personne n’est pas définie par ses limites physiques et par son corps, mais par le faisceau multiple et rayonnant de ses relations sociales. Elle ne se connaît que par elles, pas par son corps. Tout ce qui la constitue, y compris ses affects, est posé à l’extérieur d’elle.
Leenhardt évoque des faits frappants. On peut s’adresser à une femme, même non mariée, par un terme désignant une forme spéciale de collectivité grammaticale qu’on appelle le duel, qui la relie à son enfant à venir (il s’agit d’une catégorie de nombre, comme le singulier et le pluriel). Même si elle ne l’a pas encore mis au monde, il est constitutif de sa personne et on peut lui dire « vous deux ». De même, lorsque dans telle circonstance on s’adresse à un homme seul en voulant mettre l’accent sur ce qui le lie, par exemple, à son oncle maternel, on inclut ce dernier dans sa personne en la désignant par un duel. Ce terme d’adresse ne se réfère pas à un individu naturel à proprement parler, souligne Leenhardt, pas plus au neveu qu’à l’oncle, mais au rapport social institué qui les unit. Chacun des deux termes est désigné par la relation de réciprocité et c’est elle qui prime : « Ils sont deux, l’un et l’autre […] aucun des deux n’est celui qu’on pourrait qualifier un. »
Selon Leenhardt, la parité joue donc le rôle d’unité de base : deux n’est pas constitué de la somme de deux unités, au contraire c’est un qui est une fraction de deux. Un ne représente pas l’unité simple, mais ce qui reste d’une dualité fragmentée. La personne sociale de chacun est composée non pas d’un moi unique et circonscrit, mais du lien statutaire réciproque entre les deux individus naturels. Ainsi, les deux personnes sont superposées et il n’y a pas deux personnes (la nécessité d’établir une limite entre elles reflète au contraire une inquiétude typiquement occidentale). Cette personne corporative faite de la relation de deux individus naturels constitue une entité sociale complète.
On trouve dans la définition de la personne sociale que propose Leenhardt une certaine confusion, venant de considérations théologiques hâtivement transposées sur la nature du Christ et l’unité des personnes de La Trinité, ainsi que de la notion de participation héritée de Lucien Lévy-Bruhl (selon laquelle la « mentalité primitive » ignorerait la contradiction, croirait que les choses peuvent être à la fois elles-mêmes et autres qu’elles-mêmes, et se caractériserait donc par l’incapacité à les individuer). L’ethnographe des Houaïlou se trouve ainsi conduit à parler d’une personne composée de deux individus. Nous préférerons parler d’une personne sociale établie sur la base de ce que l’on appelle en philosophie une « relation interne ». C’est rendre justice aux faits relevés par Leenhardt que de montrer en quoi cette personne est pensée comme une relation.
Qu’est-ce donc qu’une relation interne ? De même que le concept de vendeur n’a de sens que s’il y a un concept d’acheteur, il n’y a pas de statut de neveu utérin (fils d’une sœur) s’il manque un statut correspondant d’oncle maternel (indépendamment du fait contingent que la mère d’un garçon puisse avoir un frère ou non). Les termes sont posés par une relation interne, ils ne lui préexistent pas logiquement. Leur définition est établie à partir d’un principe de différenciation conceptuel auquel ils sont subordonnés et qui constitue un système statutaire. La morphologie de la société canaque, insiste Leenhardt à juste titre, est fondée sur ce principe de parité : elle repose sur l’armature de ces paires d’individus définies par ce qu’on peut appeler des relations internes (celle entre le neveu et l’oncle n’est qu’un cas parmi d’autres, comme celle entre la mère et l’enfant, le mari et la femme, le grand-père et le petit-fils). Ainsi chaque personne est-elle liée à beaucoup d’autres par le biais de ces relations instituées.
Si la personne sociale n’est pas conçue comme un terme mais comme une relation, comment pourrait-on la réduire à son corps ? En outre, dépourvu de profondeur, le corps n’est pas le lieu privilégié d’un moi. D’ailleurs, la place que le moi occupe chez nous est ici vide. Voici donc un corps de pure surface, sans intériorité. La personne ne vit et n’agit que dans l’élément extérieur de ses multiples relations avec d’autres personnes. Elle ne se représente pas elle-même, comme nous le faisons en Occident, dans une singularité et une identité abstraites, purement intérieures, qui ne sont en vérité que l’effet de nos techniques et de nos mythes du corps et de l’esprit.
Leenhardt se croit donc fondé à dire, en employant un terme évocateur mais inapproprié, que la personne sociale est « diffuse ». Nous préférons quant à nous penser qu’elle est définie par des relations internes avec d’autres personnes, qu’elle est par conséquent intégralement sociale. Le sujet (celui qui dit « je » et parle de soi) est représenté comme une chose publique, non pas une chose privée (ce qui ne l’empêche nullement de se parler à soi-même, ou comme on dit chez nous par accès d’animisme cognitif, « dans sa tête », comme si la pensée pouvait se loger dans une chose).
Dans cette culture mélanésienne, le corps selon la notion occidentale ne trouve pas sa place. C’est que le corps occidental (appelons-le « le corps de l’anthropologue ») est autre chose : c’est très exactement ce qui circonscrit la personne sociale, c’est le lieu propre du moi, tandis que le corps de l’indigène ne délimite pas sa personne puisque celle-ci est définie par la relation. Pour cette raison, Leenhardt peut dire que le corps et le rôle social ne sont pas discriminés. C’est seulement lorsque le corps prend la forme d’une entité détachée qu’il peut circonscrire la personne.
Le corps de l’anthropologue est pourvu d’une intériorité, mais c’est l’effet de la grammaire et de la norme sociale, c’est parce qu’on parle et qu’on agit ainsi. Sa personne, croit-il, n’est pas faite de relations telles qu’elles étaient établies dans la société indigène ; elle a pour noyau une intériorité naturelle dont le corps est à la fois le récipient et la substance. La profondeur définit la personne. Dès lors, le corps n’est que l’organisme psychophysiologique d’un être vivant doué d’affects toujours situés à l’intérieur. C’est un des traits de ce qu’on appelle l’individu au sens sociologique, défini par la singularité de son moi intérieur, par son autonomie corporelle et la capacité de s’approprier les choses. Mais cet individu n’est pas un fait de nature lui non plus, c’est une valeur culturelle proprement moderne et occidentale, une façon de voir le corps comme lieu de la personne et une façon d’attendre qu’elle agisse conformément à une telle valeur. Celle-ci n’est pas innée, elle a une longue histoire dans laquelle l’invention chrétienne du corps et l’intériorisation du rapport solitaire de l’homme tourné vers Dieu ont joué un rôle fondateur.
L’individu au sens sociologique correspond donc à la délimitation très exacte de la personne sociale par le corps, par son emprise et sa capacité d’agir, à la sanctuarisation du moi propriétaire de soi dans son enceinte physique. Cela est un de ses traits, mais ce n’est pas le seul et ce n’est pas celui qui domine. Le caractère constitutif, c’est qu’il est conçu comme souverain et autonome, égal en dignité aux autres individus. Si une telle souveraineté est étroitement liée, historiquement, à la propriété des biens, celle-ci dépend également de la propriété du corps propre (ces deux formes étaient d’ailleurs soumises, dans le droit romain et le monde féodal, à tout un ensemble de restrictions). L’individu représente ainsi la valeur supérieure de la société dans laquelle il vit (c’est-à-dire de la société occidentale). Or, une telle superposition du corps et du statut est absente de la conception indigène décrite par Leenhardt. Ce n’est pas que celle-ci voie les choses de manière fausse, ou qu’elle ne les voie pas du tout, c’est qu’elle les découpe autrement. Il ne manque rien au corps de l’indigène, pas plus qu’il ne manque quoi que ce soit au corps de l’anthropologue : ce sont des catégories distinctes. C’est ce que Leenhardt perçoit mal : il pense que l’indigène est un « primitif » et que quelque chose lui fait défaut – des concepts plus vrais, plus individuels justement (il lui reproche par exemple de n’avoir pas une notion précise de « son » corps). Mais l’idée d’une grammaire plus adéquate est chimérique, car la grammaire est autonome et ne doit rien à la vérité puisqu’elle la constitue en déterminant ce qui est possible et pensable.
Quelle est aux yeux de Leenhardt la raison pour laquelle Boesoou répond comme il le fait ? C’est que ce dernier ignore les catégories individualisantes. Or, le corps en serait d’une certaine manière le paradigme. L’indigène aurait donc découvert avec l’enseignement missionnaire l’idée du corps propre, isolé du monde et isolant l’individu : un corps que l’esprit ancestral ne meut plus.
Leenhardt fait ici une autre confusion, qui fut celle de son temps et d’Émile Durkheim lui-même. Il confond le concept d’individuation et celui d’individualisation (et corrélativement, l’individu naturel, l’« agent empirique » qui marche et qui dort, avec l’individu au sens sociologique, « sujet normatif des institutions » modernes). Ces deux concepts, Louis Dumont et Vincent Descombes nous encouragent à les distinguer soigneusement3. L’individuation est l’opération logique par laquelle on distingue les choses ou les êtres, par laquelle on identifie ceci ou cela. Si l’on rapporte des propos de Boesoou, ou si celui-ci dit qu’il va rejoindre son neveu utérin, un sujet grammatical est par là individué, c’est-à-dire qu’il peut être désigné de manière constante à travers le temps. Les sociétés humaines individuent les objets de la même manière, elles ne les confondent pas, la logique reste identique pour toutes. Que la personne sociale de l’oncle maternel ne soit pas circonscrite par son corps ne veut donc pas dire que l’on est incapable de l’individuer, mais plutôt qu’elle ne revêt pas la valeur particulière, morale et historique, qui est celle de l’individualisme au sens sociologique (lequel trouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, par exemple, l’expression de son inaliénable dignité). Cela n’implique pas pour autant que le corps de l’un est la même chose, du point de vue strictement sociologique, que le corps de l’autre. Les conceptions du corps sont aussi normatives que celles de la personne. Elles dépendent de la grammaire sociale en usage. Il y a un corps spécifique correspondant à l’individu au sens sociologique. C’est un corps fermé appartenant à son propriétaire, réceptacle d’une intériorité, doué d’une téléologie propre et dont la capacité d’agir est circonscrite par ses limites physiques. Ce n’est pas le corps tel que le conçoit l’indigène. Il existe d’ailleurs beaucoup de sociétés dans lesquelles aucun mot n’existe pour la totalité du corps, mais seulement pour ses parties.
Lorsque Boesoou répond à Leenhardt, il lui dit en somme : « Vous nous avez apporté le corps selon vous, puisque nous ne connaissions pas le corps occidental. » Que veut-il dire lorsqu’il suggère que ce corps a été « apporté » ? Il ne s’agit pas seulement de l’introduction d’une idée ; en fait, un corps a chassé l’autre. Le corps de l’anthropologue a chassé le corps de l’indigène. L’anthropologue a apporté sa cargaison la plus précieuse : son corps comme valeur, son corps particulier et spécifiquement humain (distingué du monde et du végétal). L’enseignement des idées chrétiennes et occidentales a modifié la conception indigène de la personne. La grammaire de l’un a commencé à supplanter la grammaire de l’autre. L’indigène épouse désormais les limites de son corps. Le neveu utérin se met à ressembler à un individu (au sens sociologique), il ne comprend plus l’oncle en soi ; l’autre pôle de la relation est chassé, il n’est plus constitutif. De sorte qu’il n’échappe sans doute pas à Boesoou qu’en répondant ainsi il fait état de l’irruption de la nouvelle forme sociale qu’est l’individu normatif.
Leenhardt lui-même observe cette transformation avec beaucoup de finesse en notant que dans l’usage modernisé de la langue houaïlou, le duel a perdu la parité ; il ne désigne bientôt plus la relation interne entre deux pôles réciproques, mais l’addition de deux singularités autonomes. Ce n’est plus un lien mais une somme, on est passé de la logique du tout à celle de l’ensemble. La personne a cessé d’être relationnelle, elle s’est désagrégée en individus. Le moi psychologique peut planter son étendard sur le sol de ses propriétés en proclamant : « J’ai un corps. »
La structure de la personne indigène, souligne Leenhardt, apparaît lorsque les deux aspects qui la composaient sont désormais séparés : un aspect corporel maintenant isolé et un aspect social qui était fait de relations instituées, incluant le lien à l’autre dans le sujet. Tandis que les relations et le corps ne connaissaient ni divorce ni superposition et que ce dernier dessinait une simple silhouette dont on ne savait quelle personnalité sociale elle recouvrait, ces relations autrefois internes campent désormais à l’extérieur, elles sont devenues des possessions. L’individu, homme seul non socialement situé, est « pareil à un corps humain qui ne revêt personne ».
Ce que l’indigène dit du corps de l’anthropologue
Malgré ces explications, Leenhardt ne mesure pas toutes les conséquences de la réponse de Boesoou et reste indifférent à l’étrange sentiment d’ébranlement des frontières du sens commun qu’elle fait naître, comme s’il ne s’agissait que d’une illusion d’optique pouvant être facilement rectifiée. Or, c’est exactement un tel ébranlement que nous voulons susciter dans l’exposition « Qu’est-ce qu’un corps ? ».
Envisageons ce dialogue sous un angle différent, non pas du point de vue de Leenhardt mais de Boesoou. On peut penser que la réponse de ce dernier exprime la conception occidentale du corps vue par un indigène plutôt que la pensée indigène du corps, comme le croit Leenhardt. En effet, c’est par le contraire de ce que le missionnaire protestant suggérait que Boesoou résume son enseignement et par conséquent sa doctrine. Celui qui répond à la question la retourne et fait entendre au premier qu’il avait une idée fausse non seulement de ce qu’il pensait avoir apporté ou enseigné, mais surtout de sa propre croyance. Celui qui pose la question pensait que ce par quoi l’autre répond alors est ce qu’il possédait déjà : « Qu’est-ce que nous vous avons apporté de nouveau, puisque bien entendu vous aviez le corps ? » demande en somme Leenhardt, qui veut s’assurer que l’élément spirituel constitue pour l’indigène l’apport essentiel de la civilisation occidentale et du christianisme. En effet, le corps, il semble bien que tout le monde en ait un, c’est une notion qui va de soi, on ne peut donc l’avoir ni apportée ni reçue. De plus, c’est contre la choséité du corps et la matérialité bornée de la vie que le christianisme dirige son enseignement.
La réponse qu’attend Leenhardt est donc : « Tout sauf le corps », et c’est pourquoi il propose l’« esprit », ce qui est sa façon de résumer ce à quoi il croit (le dialogue a lieu à la suite d’une séance de travail, en houaïlou, entre Leenhardt et Boesoou traduisant l’épître aux Romains ; mais on peut penser que dans la bouche du missionnaire le mot « esprit », que contrairement à saint Paul il écrit sans capitale, revêt également une nuance simplificatrice pour désigner le christianisme, l’âme ou la spiritualité, peut-être même l’éducation scolaire, l’arithmétique et l’écriture, par opposition au matérialisme supposé du païen, privé d’abstractions et censé ne pas savoir se détacher des choses).
En proposant cette réponse, Leenhardt pense avoir une idée claire de ce qu’il croit lui-même. Dès lors, il cesse de se voir en perspective. Il pense que sa foi va de soi. C’est le propre d’une croyance indigène. Qu’il soit missionnaire ne change strictement rien à l’affaire : l’anthropologue, comme tout indigène, a lui aussi des croyances – dans l’universelle positivité du corps par exemple. La réponse de l’autre est subtile. Elle laisse entendre que ce que Leenhardt croyait avoir apporté (la dimension spirituelle du christianisme) est déterminé par ce qu’il ne pensait pas avoir apporté, mais qui est en réalité le fond des choses, à savoir le corps. Autrement dit, c’est parce qu’il a apporté ceci qu’il a en fait donné cela, qui n’est son contraire qu’à ses yeux et qui selon l’indigène est sa vérité.
D’un coup, la relation entre les deux hommes s’inverse. L’anthropologue n’est plus celui des deux qui croit l’être. L’anthropologue est devenu indigène en perdant toute perspective sur sa propre croyance. Quant à l’indigène, il est devenu quelque peu anthropologue. D’où tire-t-il une telle lucidité ? C’est seulement que le point de vue de l’autre, dans le système de référence duquel il est invité à parler, lui ouvre la possibilité d’une comparaison. Sa perspicacité s’explique par la nature même de leur relation. Tout comme Leenhardt, Boesoou ne peut devenir momentanément un anthropologue que s’il parle à quelqu’un d’autre : à quelqu’un qui a une autre façon de voir que lui. Ce n’est pas le fruit d’un point de vue plus adéquat, mais l’effet du dispositif de parole dans lequel deux points de vue se croisent. Ce sont les questions indigènes qui lui sont posées ou retournées qui mettent enfin l’anthropologue en mesure de poser des questions anthropologiques. L’anthropologie est un instrument d’optique, une manière non seulement de voir dans les deux sens, mais de voir le regard.
Se pourrait-il que la vérité du christianisme fût, à l’inverse de ce dont Leenhardt est persuadé, l’invention du corps ? Dieu crée les corps à son image et s’abîme dans le corps pour sauver les corps. La nouveauté n’est ni Dieu ni l’esprit. Ce qui noue la relation entre Dieu et l’humain, c’est bien le corps (inventé par saint Jean puis saint Paul, qui parlent de « la chair », quand Boesoou dit « le corps », conformément au nouvel usage évangélique de la langue houaïlou). Dès les premiers conciles, l’enjeu doctrinal essentiel est l’Incarnation, les deux natures du Christ : Dieu est né et mort dans la chair pour sauver l’âme dans la chair, c’est cela le fond même du christianisme. Donc le christianisme « apporte » le corps, oui. Selon Boesoou, le corps est ainsi la vérité du christianisme, pas celle du paganisme, qui a pour lui l’esprit.
En allant dans le sens de l’indigène devenu anthropologue, l’argument de l’exposition « Qu’est-ce qu’un corps ? » est de montrer que le corps tel que nous le pensons est notre invention, l’invention propre de l’Occident. Dès lors qu’il revêt des caractères exotiques qui n’appartiennent qu’à lui, le point de vue occidental – plus exactement le point de vue chrétien (qui est toujours passablement le nôtre, même si nous appartenons désormais à un monde sans Dieu) – doit être traité comme une théorie indigène.
Il serait en outre difficile de ne pas interpréter ce que dit Boesoou dans le sens plus général d’une critique du dualisme occidental du corps et de l’esprit (qu’il soit théologique, philosophique ou simplement trivial). La réponse antithétique (et pas seulement inattendue) montre que Boesoou connaît parfaitement la notion d’esprit dans la langue de Leenhardt (bien que le dialogue ait lieu en houaïlou), notion attachée par une relation interne à celle de corps. Selon le dualisme occidental et chrétien, corps et esprit sont des termes définis réciproquement, privés d’indépendance conceptuelle. Ils se tiennent par la main. La réponse de l’indigène devenu anthropologue est donc un commentaire sur la grammaire de l’anthropologue devenu indigène : les termes ne vont pas l’un sans l’autre et le plus important des deux est celui que Leenhardt croyait subordonné.
Mais justement, répondre que le terme subordonné est la clef, cela revient à dire que le corps inerte a acquis une sorte de réalité indépendante, qu’en se vidant de l’esprit il est devenu une chose à part, que le matérialisme est la conséquence du dualisme occidental, qu’il naît spontanément de la religion de l’esprit – pour la détruire peut-être. Il y a donc une réalité brute, une matière privée d’esprit à laquelle les corps appartiennent, et c’est cette idée nouvelle que Boesoou a découverte. Cela revient à affirmer par contraste que dans la culture indigène tout était esprit, y compris le corps, que celui-ci n’était pas une chose dégradée et que l’esprit ne se trouvait pas ailleurs. Cela veut dire que l’au-delà n’existait pas, que l’esprit était dans le monde et l’animait, que le corps n’avait rien de négatif ni de détaché. L’indigène vivait en somme dans l’immanence.
Boesoou répond donc qu’avant le christianisme il n’y avait pas chez lui la notion d’un corps distinct de quelque chose d’autre. Si le corps n’est pas autre chose pour celui qui parle de son corps, alors il n’est pas une composante de la personne. C’est le corps pensé comme partie du sujet et, plus encore, comme partie autonome, qui résiste et n’est pas tout à fait la même chose que soi, c’est-à-dire comme une totalité quelque peu étrangère au sujet qui lui est asservi, c’est cela qui paraît à l’indigène devenu anthropologue une idée neuve. Si le corps est une partie du sujet, si le corps est autre chose, c’est que selon la vision chrétienne l’autre partie est l’esprit (pour employer le langage paulinien de Leenhardt), et c’est l’esprit qui est essentiel.
De sorte que le péché, le soupçon du mal dans la chair et la servitude de l’existence humaine peuvent être vus comme la conséquence du fait que le corps a été détaché de son principe et laissé à l’abandon. L’invention occidentale est la déchéance du corps, et c’est cela qui appelle la rectification apportée par Dieu. L’esprit est le sous-produit, conceptuellement subordonné, de la notion d’un corps auquel il manque quelque chose d’essentiel. Il y a donc dans la réponse de Boesoou l’accent d’un regret : « Vous nous avez donné le corps, donc vous avez apporté la négation, la faute, le ressentiment, vous nous avez enseigné un monde et une existence irréconciliés. Ce que vous pensiez nous avoir donné nous l’avions déjà et vous l’avez détruit. Par contre, ce que vous croyiez connaître – l’unité de l’esprit –, vous l’ignoriez puisque vous étiez empêtrés dans un corps mutilé. »
Le corps en perspective
L’anthropologue pense que ce que l’indigène avait en propre est la seule matérialité du corps, et que contre cela il lui a apporté la spiritualité. L’indigène rétorque qu’il connaissait déjà celle-ci mais qu’il ignorait tout du corps, et que ce qu’il a reçu n’est donc rien d’autre que cela. Moyennant quoi, il laisse entendre que le missionnaire connaissait le corps et que c’était là le fondement de sa croyance. Chacun pense que la notion essentielle de l’autre est celle que celui-ci croit en fait trouver chez son voisin.
Cela veut dire qu’en parlant du corps Boesoou et Leenhardt ne pensent pas à la même chose. Le corps de l’anthropologue et le corps de l’indigène seraient donc différents ? Voilà la cause de l’ébranlement de l’évidence qui nous intéresse. Mais en répondant comme il le fait, Boesoou ne se contente pas de dire que le corps de l’indigène n’est pas semblable au corps de l’anthropologue. En effet, la réponse étant antithétique, elle articule la notion de corps à la croyance occidentale en la transcendance de l’esprit. Elle revient à dire que le corps de l’anthropologue est en rapport avec celle-ci (avec l’esprit ou avec Dieu), mais surtout qu’il est la forme même d’une telle relation – qu’il est une relation. Le missionnaire pensait avoir apporté Dieu, voilà pourquoi c’est le corps que les indigènes ont reçu. En effet, Dieu ne s’est pas incarné dans l’esprit, puisque l’esprit participe déjà de Dieu. Non, Dieu s’est abîmé dans le corps. La partie d’abord déchue et séparée, c’est le corps. Et s’il n’y avait pas le corps, si le corps n’était pas tombé, comment pourrait-on savoir qu’il y a Dieu ?
Implicitement au moins, Boesoou met le corps occidental en relation avec deux choses : avec le sujet de l’individualisme occidental, dont il serait en quelque sorte séparé (bien que tout le sujet soit circonscrit par lui), et avec Dieu, qui s’y serait incarné (bien que Dieu soit tout d’abord incorporel et invisible). Et c’est cette relation qui lui semble une idée neuve. Ainsi, la réponse de l’indigène rappelle que le corps de l’anthropologue est la forme même de la relation entre Dieu et la créature, faite à l’image et à la ressemblance du premier. Dans la bouche de Boesoou ce n’est pas une réponse positiviste, cela ne revient pas à découvrir un fait qui aurait échappé à la vue (« Nous avions un corps semblable à celui de l’anthropologue, mais nous ne le savions pas car nous pensions à tort avoir un corps d’indigène »), c’est comprendre le noeud conceptuel d’une doctrine, c’est mettre à jour une relation interne, c’est décrire la religion de l’anthropologue devenu indigène comme le ferait un anthropologue.
Mais dans un monde déchristianisé, dans un monde sans Dieu, dans notre monde, que devient ce corps ? En réalité, le corps occidental peut toujours être décrit comme l’élément de la relation entre le sujet et son principe génératif. Seulement, celui-ci s’est vidé de sa substance divine, il s’est sécularisé sans jamais redescendre de la place qui lui avait été réservée. Devenue purement physiologique, intériorisée à grands frais, rapatriée dans un corps clos sur lui-même, la transcendance a pris la forme immanente du code génétique (l’âme d’un monde sans Dieu), de la téléologie organique secrétant l’esprit par toutes les synapses.
Revenons à Boesoou. On peut comprendre que c’est en tant qu’il est une chose distincte, donc séparée, que le corps de l’anthropologue est ce en quoi Dieu participe de l’humain. L’Incarnation n’est possible que si la chair est séparée de l’esprit. L’idée de corps en déréliction est attachée à Dieu par une relation interne. C’est l’Incarnation vue par le petit bout de la lorgnette, c’est l’Incarnation racontée aux enfants, c’est l’Incarnation expliquée par un anthropologue dissimulé sous le costume sombre d’un vieil indigène. En apportant le corps comme négatif de l’esprit, l’Occident a introduit l’élément de la relation avec Dieu, et non pas Dieu tout seul, Dieu tout court, Dieu sans médiation.
La réponse de l’indigène devenu anthropologue offre donc un point de vue anthropologique sur la croyance de l’anthropologue devenu indigène. Le corps est la vérité du christianisme, mais pas comme le christianisme le croyait, plutôt à l’envers de ce qu’il pensait, c’est sa vérité vue de l’autre côté, en inversant la hiérarchie sur laquelle l’anthropologue devenu indigène croyait les choses fondées. Le corps n’est pas le déchet de la relation avec Dieu, mais la vérité de cette relation. Ainsi, la vérité du corps occidental n’est pas le corps tel que le pense l’anthropologue, mais le corps de l’anthropologue tel que le pense l’indigène.
Quelle est la différence entre les deux corps ? Le corps de l’anthropologue vu par l’anthropologue, c’est le corps-substance, terme subordonné à Dieu et à l’esprit, c’est le corps individuel et borné que l’on croit abstrait des relations sociales. Au contraire, le corps de l’anthropologue vu par l’indigène c’est le corps-relation, qui n’est pas le terme subordonné d’une opposition, ni même un terme indépendant, mais le lieu où se joue la relation entre le sujet et Dieu – c’est le corps défini par une relation interne. L’anthropologue croit que son corps est un corps séparé et circonscrit, positif et purement matériel (c’est pourquoi il pense avoir apporté l’esprit, puisqu’un tel corps, l’indigène l’aurait déjà). La réponse de l’indigène est magistrale : il comprend que le corps de l’autre est nouveau pour lui puisqu’il est individuel (au sens sociologique), et qu’il l’a donc reçu comme quelque chose qu’il ne connaissait pas. Mais en même temps, il définit ce corps par la subordination inattendue de l’esprit, il le comprend comme la vérité de la foi chrétienne qui lui a été apportée.
Ainsi, ce corps que l’on pensait individuel, ce corps dont l’anthropologue croyait qu’il était le corps nu, ne l’est en réalité pas du tout. On peut avec l’indigène voir le nouveau corps individuel comme une forme sociale articulée à un ensemble de croyances, le voir au cœur d’une relation interne. Ce n’est pas un simple paquet d’organes, c’est une valeur et une norme communes ; ce n’est pas une chose naturelle, c’est un objet social. On a tout lieu de penser que la réponse de Boesoou implique non seulement que le corps est l’élément de la relation entre le sujet et Dieu, mais que l’individu (au sens sociologique) prend la forme d’une relation interne entre le corps et la personne (l’un délimitant exactement l’autre), bref, que l’individu est une créature sociale qui s’ignore puisqu’il est déterminé par une certaine grammaire. L’individu (au sens sociologique) croyait pouvoir se penser en dehors de toute relation, il est au contraire une forme intense, quoique méconnue, de relation sociale.
Il revient ainsi à l’indigène de dire la vérité du corps de l’anthropologue. C’est l’effet du dispositif, de la rencontre des perspectives inversées propres à chacun. Boesoou pense le corps de l’anthropologue d’après le modèle dont il dispose, celui de la personne définie non par une irréductible subjectivité, mais par une relation interne avec quelqu’un d’autre. À l’inverse, affaibli par l’évidence trompeuse qu’il sait ce qu’il croit, l’anthropologue est incapable de voir clair dans sa propre croyance ; il se contente de connaître sa doctrine. Mais la vérité du corps de l’indigène ne lui échappe pas pour autant (il nous permet d’ailleurs de conclure que le corps de l’indigène est l’élément de la relation entre le vivant et les morts). Cela lui est plus facile, comme à l’indigène de comprendre dans l’autre sens, car à chacun la perspective est donnée par l’échange verbal, elle n’est pas à construire. Il est moins facile d’avoir une perspective sur soi, car comment sortir de sa propre grammaire ? (C’est pourquoi l’anthropologue voyage : il a besoin de l’écart.)
L’anthropologie naît sur la scène de la rencontre de deux indigènes s’efforçant avec difficulté de parler le langage de l’autre. Ce n’est pas une science positive décrivant des objets qui existeraient déjà, par exemple des corps, mais une façon de voir le regard de l’autre. Il faut deux regards pour faire un anthropologue, il en faut deux pour dire la vérité du corps, comme il en faut deux pour faire un neveu utérin.
Penser la relation
L’exposition « Qu’est-ce qu’un corps ? » ne traite donc pas du corps de l’anthropologue vu par l’anthropologue, mais du corps de l’anthropologue vu par l’indigène et du corps de l’indigène vu par l’anthropologue – c’est-à-dire du corps de l’un vu par l’autre, du corps toujours pris dans une perspective symétrique, propre à l’anthropologie. Notre argument s’inspire en somme des conclusions qu’on peut tirer de la réponse de Boesoou : penser le corps occidental non pas comme terme de la relation (entre le sujet et son corps, entre Dieu et le corps), mais comme relation. Il n’est pas une chose autre, une matière attachée et détachable, mais l’élément de la relation du sujet avec son principe constitutif, que ce soit la transcendance divine ou l’immanence du vivant.
Traiter une chose comme l’élément d’une relation plutôt que comme un terme positif, c’est un point de méthode fondamental de l’anthropologie. Celle-ci est curieuse des relations. Elle veut voir des relations où l’on voit d’habitude des choses. Elle transforme les choses en relations. Quel type de relations ? Des relations sociales : faites de catégories communes, donc normatives. Dans toute chose, l’anthropologie s’efforce de rendre visibles les relations sociales qui l’ont produite ou enveloppée. Mais en quoi le corps est-il l’élément de la relation ? La formule n’est-elle pas trop abstraite ? Le corps n’est-il pas un produit naturel ? Non. Cela veut dire en fait que le corps est conçu, dans telle société, comme le signe et l’instrument de cette relation.
Par exemple, en Occident, il reflète la nature même du rapport entre Dieu et la créature, faite à l’image de son créateur. Le corps de l’homme ressemble donc à Dieu, de même que le Christ, Dieu incarné, est selon saint Paul « l’image visible du Dieu invisible ». Mais le corps est également l’instrument de cette relation. S’il est marqué par la ressemblance, il est aussi le lieu de l’imitation. Le corps humain doit s’efforcer de suivre le chemin du Christ (en se subordonnant à l’esprit) ou bien, dans l’Occident sans Dieu, de se conformer à l’idéal intérieur, par exemple celui de la beauté. Le corps est ainsi l’image de son principe constitutif, à la manière d’une image tâchant d’être adéquate. Pour l’Occident, qu’il soit chrétien ou déchristianisé, le corps est la relation entre le sujet et son principe génératif, d’abord sous le masque de Dieu, puis de la téléologie du vivant. Et ailleurs ?
Nous mettons en regard de l’Occident trois points de comparaison. Nous les trouvons dans des sociétés d’Afrique de l’Ouest, d’Amazonie, de Nouvelle-Guinée. Nous n’esquissons pas des conceptions indigènes, mais les théories anthropologiques de ces conceptions, forcément schématiques et générales. C’est que nous sommes moins intéressés par les idiosyncrasies que par la possibilité d’une caractérisation à grands traits permettant de comparer ces différentes conceptions du corps.
Dans les régions mandé et voltaïque d’Afrique de l’Ouest, le façonnement du corps s’inscrit dans un double mouvement de filiation unissant les vivants à leurs ancêtres. Ce lien est d’abord celui de la continuité de substance entre les générations : les ancêtres, matérialisés par des autels non figuratifs constitués de matières mélangées, transmettent au nouveau-né leurs constituants vitaux. Ce lien, d’autre part, se manifeste dans la relation en miroir, spéculaire, que les vivants entretiennent avec les fondateurs mythiques du village, du clan ou du culte, représentés par des statuettes anthropomorphes. À ces deux images du corps s’en ajoute une autre, contradictoire, donnée par une entité non humaine et difficilement représentable : le génie de la brousse, qui laisse dans le corps du nouveau-né l’empreinte de sa morphologie inversée. À la différence de l’ancêtre, qui donne au corps une place dans une histoire généalogique ou mythique, le génie le situe dans le territoire. Le lien unissant l’adulte aux représentations matérialisées d’ancêtres est comparable à celui qu’il entretenait dans l’enfance avec le génie : dans l’un et l’autre cas, ce sont des doubles. Par leur intermédiaire, le corps est projeté dans une temporalité et un espace peuplés de semblables. La figure du double, qui préexiste au corps et lui survit, est l’agent génératif assurant la pérennité de la reproduction humaine et sociale. Le corps, quant à lui, est à la fois le signe et l’instrument de la relation avec ces doubles constitutifs de la personne.
En Nouvelle-Guinée, dans le golfe de Papouasie et la région du fleuve Sepik, le corps apparaît comme un composé masculin et féminin, produit du mélange des substances du père et de la mère. Mais l’androgynie originaire doit être réduite par le biais de l’initiation, qui concerne essentiellement le garçon car c’est sur lui que pèse la nécessité de continuer le clan paternel. Comment peut-il être fils de son père s’il est contenu dans une femme ? Telle est la question qui se pose à ces sociétés. La réponse est qu’il lui faut se débarrasser par le rituel des éléments maternels. Le corps du garçon, d’abord complet puisque comprenant l’homme et la femme en soi, doit devenir incomplet afin de pouvoir se compléter avec une épouse et perpétuer à nouveau le corps paternel. On s’aperçoit qu’en réalité l’androgynie initiale, qui dessine l’image d’un corps masculin incertain, n’est pas un fait premier mais une façon de décrire la difficulté de la reproduction dans un monde où règne l’exogamie, qui oblige les pères à se mélanger à des femmes étrangères à leur groupe. À qui appartient l’enfant porté par la mère ? Au frère ou à l’époux de celle-ci ? De la naissance à l’initiation et jusqu’au mariage, le corps masculin est l’icône de la relation instable et changeante entre clan du père et clan du frère de la mère. Il se transforme à l’image même de cette relation : d’abord mélangé, il doit se défaire des éléments maternels pour devenir strictement paternel. Il est le signe de cette relation mais aussi l’instrument de sa transformation.
Dans les basses terres d’Amérique du Sud, en Amazonie, le corps n’a pas de forme propre et prend celle que lui impose la relation particulière entretenue avec tel autre sujet. Il est produit par la forme des regards qu’ils échangent. Les rapports entre les êtres qui peuplent le monde sont en effet commandés par une présomption de différence ontologique : pour commencer, chacun est dissemblable. Les êtres entretiennent des relations de prédation analogues à celles prévalant entre espèces naturelles distinctes : les non-congénères sont l’un vis-à-vis de l’autre dans un rapport alimentaire. Ainsi, le corps d’autrui est perçu tantôt comme celui d’une proie à consommer, tantôt comme celui d’un féroce prédateur. Ces non-humains peuvent cependant moduler leur corps vers un état et une apparence d’humain dès le moment où ils se reconnaissent comme semblables, notamment parce qu’ils partagent le même régime alimentaire. Le corps humain est donc la matérialisation d’une relation d’identité ou, plutôt, d’une identité des relations par rapport à un tiers. Tout congénère est appréhendé sous les espèces de l’humain, quelle que soit l’apparence pour nous de son corps naturel (mais justement, cette notion est mystificatrice) : pour un jaguar, un autre jaguar est un humain, tandis qu’un « humain », étant une proie pour lui, sera vu comme un pécari. Le corps humain – il serait plus juste de dire l’humanité d’un corps – n’appartient donc à aucune espèce en particulier, tout en étant une apparence relationnelle accessible à toutes.
Tableaux d’une exposition
En général, une exposition d’ethnographie ou d’« art primitif » présente des artefacts et entreprend parfois de les expliquer. L’objet vaut pour lui-même. Une exposition sur le corps, par exemple, montrera des représentations de corps parés, ou décorés, ou déformés, ou démembrés. Et l’on dira : « Voici comment le corps est figuré dans telle ou telle culture. » Mais on est victime d’une illusion. Comme Leenhardt pensant, dès qu’il se privait de tout point de vue comparatif, que son propre corps avait l’évidence pour lui, on croit que les différentes formes sont des représentations variables d’une même chose : le corps.
Notre propos est exactement inverse de cette habitude consistant à croire que nos croyances vont de soi. Le plus important dans notre démarche est ceci : ce ne sont pas les représentations du corps qui nous intéressent (comme si tout ce qu’on pouvait dire du corps devait se limiter à la manière dont il est représenté, puisqu’il serait chaque fois le même), mais la façon dont telle ou telle culture définit ce avec quoi une relation est établie sous la forme du corps (pour l’Occident, l’Afrique de l’Ouest, la Nouvelle-Guinée ou l’Amazonie : avec Dieu, avec les ancêtres, avec le sexe maternel, avec les êtres peuplant le monde). Nous ne nous demandons pas de quoi le corps est fait selon les uns et les autres. Nous ne faisons pas de l’ethnophysiologie. Nous nous opposons à l’idée que le corps soit une chose stable et que tout le monde en ait un, le même. Son principe de totalisation, le corps ne le trouve pas en lui mais dans le monde social, non pas à l’intérieur mais à l’extérieur, dans une relation typique.
La perspective indigène sur soi est toujours biaisée, Leenhardt l’a montré à son corps défendant. Seule la comparaison permet de s’en affranchir. Voilà pourquoi nous ne craignons pas de sortir les objets de leur contexte local et de les présenter dans cette exposition, affadis par des vitrines, rendus quelque peu muets par l’abstraction muséographique. Essentialiser les contextes est une vue anti-anthropologique. Nous préférons mettre ceux-ci en perspective et les comparer. C’est par son effet de déplacement qu’une telle exposition peut être utile : elle rend possibles des regards croisés.
Nous ne montrons pas ici des objets mais un argument. Celui-ci est figuré par des objets car nous prenons au sérieux l’idée que les artefacts sont des signes et des instruments – autrement dit des agents – servant à fabriquer la relation dont nous parlons, et pas seulement des représentations formelles, des illustrations si l’on veut. Par exemple, nous montrons quelques pièces de la grande statuaire africaine, malheureusement abandonnée sur le plan conceptuel par les ethnologues aux collectionneurs. Mais nous expliquons que ces effigies ne sont intelligibles que par rapport aux amoncellements informes des autels du culte des ancêtres. Nous refusons d’abandonner ces belles statues à un discours sur la forme ; nous voulons dire qu’elles regardent aussi l’informe. Nous les rapatrions dans la relation complexe qu’elles nouent entre les vivants et les morts. Face à ces statues, nous montrons des portraits photographiques pris en studio et jouant un rôle identique. Ils figurent la forme exemplaire et officielle que veut donner de soi tout individu. Le moyen artistique est différent, mais le propos est le même. Le corps apparaît comme le signe de la relation de filiation avec les morts et comme l’instrument permettant de la réaliser.
En ce qui concerne l’Europe, nous ne montrons qu’un seul objet : un Christ en croix aveyronnais du xiie siècle. Il figure de la manière la plus simple l’Incarnation qui commande l’idée occidentale du rapport charnel entre l’homme et le principe génératif (qui fut d’abord divin). Ce corps de chair est à la fois le signe et l’instrument de la relation puisque c’est en lui que la ressemblance et l’imitation vont s’inscrire (car il ne faut pas oublier que les humains ressusciteront dans la chair). Par ailleurs, nous montrons un certain nombre d’images du corps puisées dans l’art occidental. Mais il s’agit plutôt d’images d’images, d’images dégradées et flottant comme des lieux communs dans l’espace public. C’est qu’en Occident la relation entre l’homme et Dieu prend la forme de l’empreinte et de l’image. Le Verbe s’étant fait chair, il s’agit d’une relation de représentation, de sorte que le corps est avant tout image.
En Nouvelle-Guinée, étant donné que le corps du garçon doit être rapatrié dans le clan paternel, l’initiation cherche à rendre les hommes capables d’engendrer (mais en imitant la femme). Nous présentons des objets rituels figurant la transformation topologique du corps masculin. Il passe de la forme du contenu à la forme du contenant : d’abord englouti, il aspire à ressembler au ventre maternel. L’idéal mythique de la matrice masculine est une manière de subordonner les hommes aux femmes afin de constituer les groupes masculins. Ici, la relation constitutive du corps est une relation d’engendrement. La partie consacrée à la Nouvelle-Guinée compare deux régions. Dans le golfe de Papouasie, tous les objets sont une variation sur le rhombe, dont on dit qu’il est à la fois un pénis et un ventre. Dans la région du fleuve Sepik, il s’agit d’une variation sur le crochet protubérant, qui se referme sur lui-même à la manière d’une mâchoire ou qui pénètre un orifice, manifestant ainsi la transformation plastique du contenu en contenant qu’évoque de façon littérale une scénographie utérine, presque confinée.
Enfin, en ce qui concerne l’Amazonie, nous présentons un grand nombre de photographies. C’est que la production essentielle de ces sociétés est celle du corps. Or, sa forme n’est pas stable. Elle dépend du point de vue d’un autre sujet et de la manière dont on le regarde, dans une intention plus ou moins hostile. La relation constitutive est celle de la prédation. Le corps prend forme sous les regards, ce que la photographie peut faire valoir puisqu’elle est l’image d’un regard.
Ainsi, nous retournons dans cette exposition le regard comparatif vers quatre configurations indigènes, d’ici ou d’ailleurs, placées non pas sur le même pied, ce qui ne donne jamais rien, mais en vis-à-vis, de part et d’autre d’une perspective possible. Là où ces configurations indigènes sont égales, c’est qu’elles sont toutes traitées comme « point de fuite » d’une perspective intelligible sur les autres.
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Ethnologue, réalisateur de films et maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales.
- 1.
Cette exposition est présentée du 23 juin 2006 au 30 novembre 2007. Elle a été réalisée avec des ethnologues et un philosophe : Michèle Coquet, Michael Houseman, Jean-Marie Schaeffer, Anne-Christine Taylor et Eduardo Viveiros de Castro. L’architecte plasticien est Frédéric Druot. Le catalogue est publié par Flammarion.
- 2.
Maurice Leenhardt, Notes d’ethnologie néo-calédonienne, Paris, Institut d’ethnologie, 1930 ; Vocabulaire et grammaire de la langue houaïlou, Paris, Institut d’ethnologie, 1935 ; Gens de la Grande Terre, Paris, Gallimard, 1937 ; « La personne mélanésienne », dans Annuaire de l’École pratique des hautes études 1941-1942, Melun, École pratique des hautes études, 1942, p. 5-36 ; Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, 1947.
- 3.
Louis Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978. Vincent Descombes, « Individuation et individualisme », Revue européenne des sciences sociales, 2003, t. XLI, no 127, p. 17-35.