
Il n’y a pas de chemin
Entretien avec François Roustang
Après avoir été jésuite, François Roustang (1923-2016) est devenu philosophe, psychanalyste et hypno-thérapeute. Il met en relief les incohérences de la psychanalyse, ses errements, ses réflexes idéologiques et ses querelles stériles. Il a réintroduit l’hypnose en France, sous l’influence d’une réflexion philosophique convoquant, entre autres, Nietzsche, Hegel et Wittgenstein. Son travail fait de lui un praticien radical et un « explorateur d’intelligibilité ». Il nous livre ici un regard sans complaisance sur son travail, sa vie et ses intuitions profondes.
En quoi votre parcours chez les jésuites et votre travail analytique auprès de Jacques Lacan vous ont-ils conduit à devenir hypno-thérapeute ?
Ce n’est pas une affaire qui se règle en une minute. On me dit souvent : « Vous avez quitté l’Église. » Non, c’est l’Église qui a quitté le monde. Je ne sais pas si vous connaissez le livre de Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde[1] : au début, l’Église était vivante, puis elle s’est étiolée et n’a pas su répondre aux impératifs de son temps. J’ai fait toute ma formation chez les jésuites mais, en bout de course, je ne pouvais plus. L’Église ne répondait plus à ce que je cherchais, par absence ou par trop de dogme. Lorsque j’avais vingt ans, il y avait un message universel, même maladroit, qui était porté : celui du bien de l’Humanité. Mais est-ce que c’est un message qui questionne, qui ouvre, qui peut déconcerter, ou bien est-ce une espèce de morale qui est imposée à l’Humanité ? Dans la plupart des cas, ce qui me paraît évident ces jours-ci, c’est que l’on retombe toujours sur la morale. J’ai entendu parler Christophe André et Matthieu Ricard de ce qu’est la méditation, c’est lamentable ! Il faut être bon, gentil, il faut faire du bien. Qu’est-ce que c’est que cette bêtise ? Au contraire, il s’agit de permettre autant qu’il est possible aux gens de trouver leur propre destin, et non de les étouffer avec des obligations pseudo-spirituelles, souvent dogmatiques et moralistes. Dès mon enfance, j’ai préféré le Saint-Esprit à la Résurrection, voilà !
Il en est de même chez les psychanalystes : j’avais l’impression qu’ils étaient étouffés par des dogmes, par des intellectualisations. Il n’y avait plus ce surgissement imprévisible, qui est le nerf de la vie. Il y a trop peu de psychanalystes créatifs. Ils ont besoin de se protéger avec des dogmes, alors que ce n’est pas nécessaire. Si vous touchez à tel ou tel coin de Freud, ce sont des cris d’orfraie : je ne l’ai pas supporté. Je me suis souvent opposé à Lacan et cela ne posait pas de problème. Mais combien étaient soumis aux dogmes, aux habitudes de pensées ?
Quels sont les intellectuels qui vous ont aidé à construire votre pensée critique à l’égard des institutions ?
Lorsque j’étais novice, j’avais fait venir des textes de maître Eckhart. Un scandale à l’époque par rapport aux livres de piété qui étaient proposés ! Pour moi, c’était vital, sinon j’allais crever. J’ai pu ainsi lire les mystiques rhénans. Puis, intellectuellement, j’ai été largement marqué par des lectures de Hegel et de Wittgenstein, le Wittgenstein qui s’interroge en permanence, celui de De la certitude[2], que j’ai relu quinze fois. Mais on ne peut pas dire que j’ai été marqué par une pensée. Ma formation n’est pas un processus intellectuel, à proprement parler, mais a toujours été liée à ma pratique, avec des allers-retours permanents.
Je suis venu à l’hypnose par la lecture de Freud, qui n’a jamais abandonné l’hypnose. La psychanalyse ne serait rien s’il n’y avait pas eu l’hypnose. Dans les premières pages de L’Interprétation des rêves, Freud explique très clairement que sa méthode d’association libre est identique à un état d’hypnose[3]. Le fonctionnement d’une cure psychanalytique, c’est l’état hypnotique. Freud est un grand intellectuel, un grand créateur et un homme politique. J’ai relu les derniers chapitres de L’Interprétation des rêves, c’est fabuleux comme inventivité. Ludwig Wittgenstein lui-même était médusé par la créativité de Freud. Ce que je remets en cause, c’est qu’à partir de l’idée que toute cure est une invention, propos plus que juste, Freud n’a cessé de ligoter ce message de façon à ce qu’il soit bien fermé, qu’il ne puisse plus porter cette même créativité, jusque-là revendiquée.
Qui est François Roustang ?
Je dirais avant tout que je suis un philologue. C’est Monique David-Ménard qui me l’a dit. Ce qui m’intéresse, c’est de décortiquer les textes, de comprendre comment quelqu’un déroule sa pensée. J’ai fait une généalogie de la pensée de Freud pour montrer comment son style très syntaxique est sur le fond très parataxique : il ne raisonne pas, il colle les choses les unes après les autres. Ce serait contradictoire pour moi de penser que j’ai pu suivre une doctrine quelconque. Je décortique la pensée pour pouvoir y introduire la pratique. Je suis un « maître à lire » et éventuellement un « maître à susciter ». Ce qui m’intéresse dans la vie, c’est qu’il y ait, de temps en temps, une liberté qui surgisse et qui dise oui à la vie. C’est pour cela que je continue à recevoir : pour que quelqu’un surgisse dans son destin, qu’il puisse trouver sa propre voie.
Qu’est-ce qu’être hypno-thérapeute ? Comment est arrivé le déclic du praticien ?
Une personne qui m’a marqué intellectuellement et pratiquement, c’est Milton Erickson. J’ai lu quelques ouvrages de lui et surtout ses quatre conférences, d’abord en anglais puis en français lorsqu’elles ont été traduites[4]. La question pour moi était de savoir ce qui se passait lorsqu’il recevait un patient au point de le bouleverser. J’ai passé des heures à essayer de comprendre ce qu’il disait, ce qu’il faisait et pourquoi il le faisait. Cela a constitué un des ressorts de mon travail intellectuel et m’a conduit à l’hypnose. Mais pas celle qu’on enseignait en France. Heureusement, j’ai rencontré des praticiens américains qui se demandaient comment le thérapeute pouvait être réceptif et permettre au patient d’aller plus loin sur son chemin. C’est l’essentiel. Il s’agit d’une éducation du thérapeute qui permette à l’autre d’inventer en le déconcertant. Le thérapeute doit avoir l’intelligence de ce qui bloque le patient. Celui-ci doit se perdre : à l’image du dérailleur de vélo qui saute, c’est le moment décisif pour le patient, le moment où il ne peut plus avancer comme avant, de manière automatique, répétitive. Tout devient alors possible.
Désormais, ma pratique laisse une plus grande part au silence. Mais il faut souvent mettre le doigt sur quelque chose qui bloque le patient, lui faire sentir que c’est sur tel point qu’il est arrêté. Il faut alors violemment intervenir : le positionnement du corps permet une intervention forte. La caricature de cela, c’est un homme, tout à fait muet, qu’on présente à Milton Erickson. Il s’aperçoit que c’est un type ronchon, qui n’aime pas la vie. Lors d’une séance, il l’injurie pour le faire réagir. Le type qui était pratiquement paralysé repart en « bon état ». Milton Erickson provoque chacun où c’est nécessaire. C’est génial et bête à la fois ! Un autre cas : Milton Erickson choisit, parmi une grande assemblée, une femme suicidaire au grand dam de l’assistance. Pendant une demi-heure, il la fait se promener dans un zoo et lui a raconté l’histoire de la vie. Au bout d’un certain temps, elle est délivrée de ses envies suicidaires. Erickson ouvre la perspective, brutalise les automatismes et transgresse la parole interdite.
Cette rencontre avec Erikson a été fondamentale pour moi. Erikson a interprété et compris l’hypnose, dans ce qu’il y a de plus simple et de plus extravagant : montrer à quelqu’un qui veut se réveiller ce qui ne fonctionne plus, le lui montrer indéfiniment jusqu’à ce qu’il puisse se réveiller ! Le but de l’hypnose est le réveil à soi, à son propre élan vital. Si vous avez lu mon livre Influence, vous constatez que l’hypnose n’a pas besoin d’inconscient[5]. Il suffit de parler d’animalité humaine. J’ai reçu d’ailleurs un mot très gentil de Gilles Deleuze à ce sujet. Parce qu’on veut comprendre, rationnaliser, on répète. C’est l’orientation de la culture occidentale. Le poids de l’intellectualisme et de l’individualisme, c’est une évidence, on n’arrive pas à en sortir.
En quoi l’hypnose se rapproche-t-elle de la danse, de cette capacité à se mouvoir de manière fluide dans l’espace de la vie ?
Un groupe de danseurs doit m’inviter prochainement après m’avoir dit que j’avais écrit plusieurs livres sur la danse ! C’est le rythme, l’espace, la mise en mouvement du corps. Je suis lié à la pratique avant tout, mais je suis en quelque sorte un philosophe du corps. Mais j’ai une conscience aiguë que je n’arrive pas à comprendre. Il y a encore deux jours, une personne m’a appelé pour me dire que sa vie avait changé après m’avoir consulté quatre ans auparavant et qu’elle souhaitait me revoir. Cela m’est arrivé dix fois. Cela ne m’est pas adressé, en réalité, mais je crois que j’ai servi de catalyseur. Cela me dépasse. Je n’ai pas une méthode qu’il faut appliquer : il faut savoir prendre des risques et passer par le vide !
Quels liens entretenez-vous avec la pensée orientale ?
Il y a plusieurs années, je me suis initié à la philosophie chinoise. J’ai lu et relu Tchouang-tseu. Je trouvais que le problème était résolu, sans qu’il vaille la peine de compliquer les choses. Confucius aussi m’a beaucoup marqué et m’a délivré du souci de comprendre. Même si, étant de ma culture, je suis toujours obligé de comprendre. Dans mon ouvrage, Savoir attendre, pour que la vie change, je me suis refusé à toutes références à la philosophie chinoise, afin d’expliquer les choses avec les mots d’un Occidental, mais je me suis appuyé sur ce que je pouvais comprendre de la philosophie et de la mentalité chinoises, qui se perdent aujourd’hui[6]. Tchouang-tseu, c’est la mystique de tous les jours.
À titre personnel, pratiquez-vous l’hypnose ?
Oui, je la pratique. Est-ce que l’idée est de chercher la perfection du geste, de la posture, ou est-ce que je me laisse faire pour produire le geste parfait ? C’est là que tout bascule. Je connais des gens qui pratiquent les arts martiaux et qui sont malades de perfection. L’objectif est meurtrier. On ne veut plus, c’est cela qui est fondamental et que n’ont pas compris les gens qui parlent de la méditation. La liberté est un effet, mais la volonté n’est rien. Il n’y a surtout pas à vouloir. Un psychologue et hypno-thérapeute canadien, Gaston Brosseau, emploie l’expression « ne rien faire ». Pour moi, cela signifie être là en laissant faire les choses, c’est-à-dire laisser agir le contexte, le milieu. Quelqu’un change parce qu’il se laisse faire par l’environnement, par sa situation, par tout ce qui influe sur sa vie. À un moment, il faut savoir tout laisser tomber pour se modifier. Je laisse faire mon corps en situation. Je suis là, posé, et j’attends que le problème soit résolu !
Comme la peinture chinoise : on y entre, on ne la contemple pas. Si je vois un sentier sur une peinture chinoise, j’ai envie d’y marcher ; si je vois une porte entrouverte, j’ai envie d’y entrer. J’y suis, j’y entre. Je ne veux rien. Lorsque des personnes viennent me voir, elles me demandent très souvent comment on fait pour se mettre dans un état hypnotique. Je leur réponds qu’il n’y a pas de chemin. C’est déconcertant. Elles me disent que je n’ai rien fait. Effectivement, je n’ai rien fait !
Quels rapports entretenez-vous avec la musique ?
La musique n’a pas de lien direct avec ma pratique. Peut-être parce que je n’y connais rien ! J’y ai fait toutefois allusion dans La Fin de la plainte, où j’ai disserté pendant plusieurs pages sur le cas d’une pianiste[7]. Mon propos était de montrer que, dans la musique comme dans la peinture chinoise, il suffit d’y entrer. Certains de mes amis mélomanes n’ont pas été de mon avis, j’ai donc cessé mes commentaires !
Aujourd’hui, que mettez-vous derrière le mot « religion » ?
Je ne me pose pas la question, mais je vois bien qu’elle prend des proportions importantes maintenant, avec l’islam. J’ai une répugnance spontanée pour tout ce qui est figé. La religion engendre toute une série de mœurs, prend toute la vie. C’est terrible, c’est l’étouffement complet. Il faut être au-delà de tous les rites, de tous les dogmes. En fait, il n’y a pas de chemin. C’est cela que les trois-quarts des gens ne peuvent pas supporter ! Si vous pouvez vous mettre en marche vers un but qui n’existe pas, si vous pouvez ne pas chercher de moyens parce qu’il y en a pas alors vous êtes sur la bonne voie….
Que signifie éduquer ?
J’ai été professeur durant plusieurs années pour des adolescents. L’éducation, c’est évidemment apprendre des tas de choses, dont les langues. Mais finalement, c’est moi, professeur, qui imagine un garçon de quinze ans et qui le voit lorsqu’il aura vingt-cinq ou trente ans. Ce qu’un pédagogue peut faire de mieux, c’est d’imaginer comment tel garçon ou telle fille va pouvoir se déployer. Un jour, lorsque j’étais en quatrième, après avoir redoublé ma cinquième, un professeur nous a dit : « Écrivez-moi quelque chose sur ce que vous pensez des passions. » J’ai écrit deux pages qui ont été lues en classe. Je me suis dit que je n’étais pas totalement couillon ! Il a suscité en moi quelque chose de neuf. Il m’a fait sentir que je pouvais faire quelque chose. C’est la rencontre d’un regard qui croit que vous allez pouvoir grandir. C’est valable dans la vie tout court ! Je connaissais des hommes d’affaires qui avaient le goût de faire croître, de susciter. Un industriel peut être un pédagogue remarquable s’il sait repérer un bon collaborateur et lui donner sa chance.
Et la politique dans tout cela ?
Il y a une décadence sérieuse de la parole politique. Pierre Mendès-France et Edgar Faure n’avaient pas peur qu’on leur mange dans la main ; ils avaient leur autonomie. Ce que tout le monde répète et qui est très vrai, c’est que l’inventivité des hauts fonctionnaires n’existe pas. Aucun d’entre eux ne s’est coltiné la réalité. Il faut savoir prendre des risques dans la vie.
Que pourra-t-on dire de l’hypnose demain ?
Comme tout, cela changera, se répandra et sera de plus en plus édulcoré ! Le nombre de personnes qui veulent se lancer dans l’hypnose est extraordinaire. Il n’y plus aucune exigence. À un certain niveau, l’hypnose répond à une humanisation de la médecine. Il y a une dimension relationnelle au travail de médecin. Mais que de margoulins qui se lancent dans l’hypno-thérapie sans avoir les qualités pour cela ! Il semble que cela soit facile de pratiquer l’hypnose. Le nombre de centres de formation à l’hypnose explose. À l’époque, il n’y avait que Léon Chertok en France.
Ce qui a été ma protection avec Lacan, c’est que je n’ai pas voulu faire école. J’ai été conséquent. Quand j’ai publié Un destin si funeste[8], j’ai été suivi par de jeunes internes qui cherchaient un maître et voulaient suivre une psychanalyse avec moi. Je leur ai dit : « Pardon, vous ne vous êtes pas regardés ! ». Aucun disciple : c’est une chose que j’ai fui explicitement. Si je pense à Lacan, il ne pouvait pas s’empêcher de vouloir une postérité, de vouloir être continué par des livres. L’ambigüité d’avoir des disciples est réelle.
Faut-il hypnotiser le patient France pour vaincre sa crise identitaire, morale, sociale ?
Cela n’y suffirait pas ! On est un pays décadent. Rien ne m’énerve plus que d’entendre « La France, la France, la France ! ». On est un petit pays, voilà tout ! On ferait mieux de le reconnaître. Encore les Anglais peuvent dire qu’ils n’ont jamais été vaincus. Et puis, ils ont eu Winston Churchill, un type extraordinaire.
Lorsque que j’ai appris la défaite de la France en 1940, j’étais à vélo dans l’Indre. J’avais dix-huit ans. J’ai eu l’impression d’être coupé en deux. À cet instant, il n’y avait plus que l’universel qui comptait, c’est-à-dire que seul le monde était intéressant, pas la France. J’étais prêt à partir en Asie, en Afrique, aux États-Unis. La prétention de la France m’a toujours fait rigoler. C’est ridicule. Le mythe est désormais décoloré. Il y a une déshumanisation, une dureté de la vie économique qui ne facilite pas les choses. Le tissu humain est maltraité. Il faut un retour à la lenteur.
Que représente la mort pour vous ?
C’est une délivrance. J’espère qu’elle ne va pas trop tarder. Je la souhaite. Il y a un moment où cela suffit. Si j’avais la force d’écrire, peut-être. Mais je n’y arrive plus et cela me manque. J’ai fait un travail d’artisan sans avoir de descendance, de filiation intellectuelle. Il faut être pragmatique : qui a véritablement lu Qu’est-ce que l’hypnose ?[9] ? Il y a très peu de gens qui ont envie d’aller plus loin. Il faut savoir s’arrêter.
Propos recueillis par Stéphane Breton le 29 janvier 2016
[1] Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
[2] Ludwig Wittgenstein, De la certitude, trad. par Jacques Fauve, Paris, Gallimard, 1976.
[3] Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, Œuvres complètes IV (1899-1900), Paris, Presses universitaires de France, 2005.
[4] Milton Erickson, Traité pratique de l’hypnose, trad. par Cécile Brédelet, Paris, Grancher, 2006.
[5] François Roustang, Influence, Paris, Minuit, 1991.
[6] François Roustang, Savoir attendre pour que la vie change, Paris, Odile Jacob, 2006.
[7] François Roustang, « La fin de la plainte », Odile Jacob, Paris, 2000.
[8] François Roustang, Un destin si funeste, Paris, Minuit, 1976.
[9] François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, Paris, Minuit, 1994.