Documentaire, l'échange des regards (entretien)
S’imposer chez des inconnus pour leur placer une caméra devant le visage est une forme de violence. Le documentaire revendique-t-il un art de regarder les autres ? Ethnologue et documentariste, Stéphane Breton conteste toute complaisance à l’exotisme ou toute volonté de construire un discours de surplomb. Il veut d’abord faire accepter sa présence et trouver une manière de tenir la caméra qui donne place à l’inattendu.
Philosophe de formation, ethnologue de terrain, Stéphane Breton a tenu une chronique dans Esprit sur la télévision. Mais l’ethnologue est un homme de plume et d’images, ce qui l’a conduit à filmer dans des terres lointaines comme dans des lieux proches et à réfléchir sur l’art de porter un regard sur les autres – proches ou lointains – avec une caméra. Responsable d’une collection de films (voir l’encadré) au musée du quai Branly, il nous propose dans l’entretien qui suit de partager des interrogations diverses qui se recoupent. La réflexion de l’anthropologue qui cherche à capter des acteurs et des visages humains partout où il passe. Mais aussi les interrogations de l’homme d’images qui s’efforce de distinguer les films qu’il réalise de la tradition des films ethnographiques, de préciser ce qu’il entend par documentaire et par fiction. Ce n’est pas un hasard : après avoir pratiqué le documentaire qu’il valorise ici avec originalité, Stéphane Breton a décidé de passer au cinéma de fiction. La collection de films risque de s’allonger…
Esprit
Esprit – Votre expérience d’ethnologue de terrain en Nouvelle-Guinée a d’abord donné lieu à des publications. Puis votre premier film, Eux et moi (2001), tourné dans la petite vallée de montagne où vous avez séjourné plusieurs années, a surpris et reçu un accueil inattendu pour un film d’ethnologue. À présent, sortent en dvd aux éditions Montparnasse les films de la collection « L’usage du monde », que vous avez fondée et dirigée pour le musée du quai Branly, qui les a produits avec Arte et Les Films d’ici. De quelle nature sont vos films et ceux de vos comparses ici réunis : des films documentaires ou bien des films ethnographiques ?
Stéphane Breton – Ce sont des films documentaires et pas des films ethnographiques, car ils refusent toute explication qui ne soit pas donnée silencieusement par l’image. Tout ce qu’on entend dans ces films vient de ce qu’on voit et non pas de ce qu’on pourrait nous dire d’une voix perchée ailleurs. Il ne s’agit donc pas de comprendre mais de ressentir. Par ailleurs, ils ne se livrent pas à l’analyse ; ils opèrent plutôt une fusion, ils ramassent des morceaux épars de la vie des gens et ils en font un tout, comme on ferait une tarte aux pommes.
Ils ont pourtant une saveur ethnographique.
Bien sûr ! Le réalisateur de films documentaires et l’ethnographe ont quelque chose en commun : l’expérience de terrain. L’un et l’autre se trouvent chez des gens sans avoir été invités par eux et ils s’efforcent de saisir comment les choses se passent. Une seule méthode : se faire accepter, ouvrir les yeux et les oreilles, rester longtemps sur place, puis transformer les choses en scènes et en tableaux.
Quels sont les pièges à éviter ?
La règle, pour nous tous, c’était l’interdiction de l’interviouve. L’interviouve, pour l’orthographier comme Raymond Queneau, cherche toujours à imposer le temps de sa propre question, l’urgence de sa propre inquiétude. L’interviouve ne parle que de celui qui filme, pas de celui qui est filmé. Ce n’est pas une invention de terrain, mais de studio. C’est un jeu de langage né d’une idée préconçue de ce qu’on doit obtenir en parlant : des informations, un point c’est tout. On en a eu l’idée au chaud, chez soi, pas en écoutant des gens ni en parlant avec eux. Quand on interviouve quelqu’un, on ne prête pas attention à sa réponse, on espère seulement qu’il crachera les quelques mots clés dont on a besoin pour consolider notre propre discours. C’est la négation de la parole. Dans les films de « L’usage du monde », on ne recherche pas les explications verbales mais les situations visibles et la quantité de paroles obéit au débit local. Certes, d’un film à l’autre, on trouve des différences de ton : dans le film de Wang Bing, L’argent du charbon (2008, sur les routes du Shaanxi), les camionneurs parlent comme des moulins à paroles car ils ne cessent de négocier leur charbon avec une frénésie qui laisse rêveur. Dans mon film au Népal, La montée au ciel (2009), on parle peu et on reste fermemement silencieux après de grandes engueulades. Ce n’est pas qu’on craigne les paroles, on les laisse se débrouiller toutes seules.
Trois séries de dvd aux éditions Montparnasse
1. Les films du musée du quai Branly
« L’usage du monde » (sortie en juin 2010) :
Les hommes de la forêt 21 (Julien Samani, 2007)
Lumière du Nord (Serguei Loznitsa, 2008)
L’argent du charbon (Wang Bing, 2008)
La maison vide (Stéphane Breton, 2008)
La montée au ciel (Stéphane Breton, 2009)
2. « L’usage du monde : il nous faut du bonheur » (sortie à l’automne 2010) :
Il nous faut du bonheur
(Alexandre Sokourov et Alexei Jankowski, 2010)
3. Les films de Stéphane Breton (sortie début 2011) :
Eux et moi (2001)
Le ciel dans un jardin (2003)
Un été silencieux (2005)
Le monde extérieur (2007)
La grammaire du monde
C’est autant un « usage du cinéma » qu’un « usage du monde ».
Hitchcock disait que tout ce qui est dit au lieu d’être montré est perdu. Les paroles qui ne viennent pas du film n’ont pas de sens. Un film est un objet bête. Son sens est immanent, ça lui vient du tréfonds, sinon rien. La voix intérieure des films de Sokourov connaît cette nécessité. Sokourov donne une légère réverbération à sa voix pour lui faire habiter un lieu que devra rejoindre le spectateur, le lieu de l’âme, pour le dire ainsi, puisque l’âme du violon, c’est la pièce qui fait résonner ensemble la table et le dos. C’est dans cette immanence que gît la grandeur du cinéma. Contrairement à l’art contemporain, le cinéma vomit le discours. Il ne viendrait à l’idée de personne de siffler un laquais explicatif à l’issue de la projection pour lui demander des éclaircissements. Un film est à ciel ouvert, il donne d’un coup tout ce qu’il a, ni plus ni moins.
Pourquoi « L’usage du monde »?
« L’usage du monde » est le titre d’un très beau récit de voyage de Nicolas Bouvier, auquel nous rendons hommage. Mais cette ancienne expression, qui abonde chez Saint-Simon, servait de titre aux manuels de bonnes manières au xixe siècle. Fort bien ! C’est exactement ça. Comment doit-on se comporter chez les camionneurs du Shaanxi, chez les brahmanes des collines du Népal ? Avoir l’usage du monde, c’est savoir se conduire dans le monde. Mais ces films ne se contentent pas d’enregistrer la manière dont des Népalais, des Gabonais ou des Russes se débrouillent avec la pluie. La leçon de politesse est aussi valable pour nous autres, voyageurs. Ces films sont une leçon de regard : comment faire pour regarder ces gens ? Comment s’en approcher ? La pudeur, c’est justement de ne pas poser de questions, de laisser vivre les gens avec respect, de faire le film avec eux et non pas sur eux.
J’ai l’impression que c’est votre principe. La caméra est présente, on la sent puisque les gens la regardent, mais elle n’interfère pas plus que cela. Si elle n’a pas le droit de poser des questions tombées du ciel, comme le ferait un journaliste, elle a le droit de parler, puisque c’est vous qui parlez, comme quelqu’un qui est là.
C’est ce qui arrive dans La maison vide (2008, au Nouveau-Mexique) ou dans La montée au ciel (2009, au Népal) : je ne parle guère, mais on s’adresse à moi. Je suis donc là, oui, mais sans droits supplémentaires ni privilège d’extraterritorialité. Je suis là en même temps que les gens. Le réalisateur de films documentaires est seulement contemporain de ce qui est là. Il ressent ce qui se passe en même temps que les autres ; ce qu’il filme est vivant. Ce n’est pas un archiviste.
S’il ne s’agit que de ressentir, alors c’est ressentir quoi ?
La forme de vie et plus simplement, puisqu’il s’agit de cinéma, la forme du temps et du monde. Ces films veulent nous donner, sans fausse dramaturgie et sans raconter d’histoires auxquelles on ne croirait d’ailleurs pas, l’expérience du temps propre des gens. Ces films sont un fragment d’espace-temps.
Mais ils n’ont rien de désincarné, puisqu’ils montrent la vie quotidienne dans ce qu’elle a de plus simple.
Dans ce qu’elle a de plus simple et par conséquent de plus poétique, puisque la poésie naît de l’apparition, comme à neuf, des choses auxquelles on était si bien habitué qu’on ne les regardait plus et dont on découvre avec stupéfaction qu’elles peuvent nous émerveiller ; par exemple, quelqu’un qui mange du pain. J’aimerais bien que ces films nous apprennent à regarder la façon particulière dont le temps est bu au goulot là-bas, que cela fasse tinter en nous une petite phrase musicale et, si possible, au moins un éclat de rire.
On a le sentiment que ces films ne parlent pas seulement des gens mais aussi du monde qui les entoure. C’est peut-être en cela qu’ils sont ethnographiques.
C’est vrai, et je dirais que c’est le propre du cinéma de non-fiction. Le cinéma en général est mieux équipé pour parler des actes que des pensées, parce que les pensées, ça ne se voit pas et ça ne s’entend pas. C’est ce qui fait que le cinéma ne croit guère au mythe de l’intériorité. Il aurait pu sortir de la tête de Wittgenstein. Aux yeux d’un film, le fond des choses se trouve à l’extérieur, dans ce qui est dit ou fait. Un film, c’est le récit des actes, aussi insignifiants soient-ils. Le cinéma met donc naturellement sa confiance dans ce que la sociologie moderne appelle « les acteurs » avec naïveté, croyant que la Terre est peuplée d’enfants trouvés se livrant à des actes libres. Il est le rejeton idéologique de « l’individualisme » de son temps comme la sociologie qui a cours. Attention : l’ethnocentrisme pointe le nez. Si on parle des « acteurs », on peut être tenté de croire que l’on trouve partout les mêmes que chez nous, à savoir des « individus au sens sociologique », qui agissent et veulent agir seuls, dans l’indépendance de pensée et de norme la plus totale. Mais c’est inexact, même chez nous, car les « individus » appartiennent toujours à un monde qui les englobe. L’individu moderne, d’ailleurs, est sécrété par le monde moderne. Son indépendance est une valeur sociale, pas une invention solitaire. Le monde moderne exige des individus émancipés ; pas moyen d’y couper. Cette indépendance est très obéissante. Mais il n’y a nul lieu de s’en plaindre. C’est ce qu’on appelle la vie en société : on n’est jamais totalement dégagé des valeurs qui ont cours, même si on prétend fonder les siennes, car il n’y a rien d’autre sous le soleil.
Quelle en est la conséquence sur les films de cette collection ?
Justement, notre pensée de derrière nous chatouille au moment du tournage. Impossible de seulement décrire les actes de quelqu’un. Il manquerait quelque chose d’essentiel. Dès qu’on se jette dans l’imprévu de la vie comme elle va, celle que connaît le réalisateur de documentaires, on est obligé de lever le nez : il n’y a pas seulement les gens, mais leur monde. Là encore, on n’est pas loin de Wittgenstein : pas de phrase possible sans grammaire ; et j’ajoute, pas d’« acteur » sans une société plus vaste qui lui donne la norme de ses actes, qui lui donne son langage. Car nous devons être bien conscients que l’expression de notre singularité la plus irréductible, à savoir les mots qui sortent de notre bouche, nous n’en sommes pas les inventeurs. Les mots nous préexistent et nous ne sommes nous-mêmes que parce que nous parlons une langue qui ne vient pas de nous. Cette aliénation sociale est la règle de notre liberté personnelle. Cela, c’est ma conviction d’anthropologue, une conviction tirée de Mauss et de Durkheim.
Revenons au documentaire : il n’aime « les acteurs » qu’à moitié et à la seule condition qu’ils habitent quelque part. C’est ça qui le distingue de la plupart des films de fiction, où le monde n’apparaît souvent que comme un décor, pas comme la condition d’intelligibilité des actes. Habiter quelque part, c’est cela dont parlent ces films.
Mais il ne s’agit pas de montrer des populations ou des pays typiquement ethnographiques, des lieux exotiques qui sont devenus des lieux communs.
Les lieux typiquement ethnographiques n’existent plus guère, j’en sais quelque chose, puisque j’ai connu les derniers dans les piémonts de Papouasie occidentale. Et si le malheur du xxe siècle est d’avoir vu la mort des sociétés « sauvages », le malheur du xxie siècle sera de croire que tout le monde vit ou doit vivre sous la même loi. « L’usage du monde » est ainsi un hommage rendu à l’humanité locale, éprise de son petit coin et jalouse de ses habitudes fragiles, méprisées, incomprises. L’illusion de la modernité, c’est de penser que les humains appartiennent à une espèce affranchie des lieux où ils vivent. Quelle servitude ce serait ! Je crois au contraire que les gens ont fait leur monde à leur image et que l’éblouissante singularité qui en résulte est plus précieuse que tout.
Ce qui frappe dans « L’usage du monde », c’est que la beauté ne soit pas contraire à l’âpreté, à la poussière, au vent aussi ; beaucoup de vent, dans ces films, qui cherchent toujours à nous donner de la beauté.
La planète Terre est ronde, mais elle est plate aussi, écrasée par le soleil ou la glace. C’est incroyable à quel point la vie peut être difficile ici-bas. Nous ne le savons plus, nous autres les animaux d’appartement, nous sommes abonnés à la moquette, nous avons signé un contrat-cadre avec le confort et les antispasmodiques. Mais dans les petits coins du monde, rien n’est donné et les patates ne poussent que si on les a plantées.
Aïe ! On s’attend à des films sévères.
Pas du tout. Ils sont un rien sardoniques. Ils regardent les gens s’agiter en vain avec beaucoup de tendresse. On dit souvent « merde » dans ces films, en tout cas en Chine, au Népal et au Nouveau-Mexique. Ce sont des comédies graves. Sévères ? Bon, d’accord. Après tout, la noblesse de l’homme c’est de savoir qu’il n’est maître ni de l’heure ni du jour. Et ces films parlent de la gloire de vivre icibas.
Ils posent la question de la modernité. Chaque fois, on voit des gens aux prises avec elle et qui cherchent à se dépêtrer comme ils peuvent.
Rares sont ceux qui marchent encore pieds nus. Tant pis pour nous. La modernité, c’est l’invasion des sacs en plastique et l’illusion qu’être né dans sa culture est une contingence déplorable qu’on peut aisément rectifier en s’adonnant à la religion séparatiste de la modernité, justement. Mais ne croyons pas que les gens soient des ânes et disent forcément oui au pire. En Nouvelle-Guinée, dans mon patelin, le sac en plastique servait de turban.
Le voyage sans exotisme
Où se passent ces films ?
On est allé dans des pays où on ne va jamais d’habitude, trop durs pour être jolis, trop puissants pour ne pas nous inspirer. Le premier film, Les hommes de la forêt 21 (Julien Samani, 2007), se passe dans un chantier forestier du Gabon ; Lumière du Nord (Serguei Loznitsa, 2008), dans un village russe des bords de la mer Blanche. Je note que c’est le dernier documentaire de Loznitsa, dont le film suivant, une fiction intitulée My Joy, était en compétition à Cannes cette année. Puis il y a L’argent du charbon (Wang Bing, 2008), qui se passe sur les routes du Shaanxi. Wang Bing est ce cinéaste éblouissant qui a réalisé À l’ouest des rails (disponible en dvd chez MK2), un film de neuf heures, d’une poésie profonde, sur le démantèlement du site industriel de Shenzen. Enfin, il y a La maison vide (Stéphane Breton, 2008), au Nouveau-Mexique, et La montée au ciel (Stéphane Breton, 2009), au Népal. Le dvd du dernier film de la collection sortira aux éditions Montparnasse à l’automne 2010. Il s’intitule Il nous faut du bonheur (Alexandre Sokourov et Alexei Jankowski), et se passe au Kurdistan irakien. En somme, on est allé dans les plis, les coutures et les ourlets du monde moderne, dans le but de montrer que, s’ils sont confrontés à leur amoindrissement, les gens et les peuples n’en veulent pas moins être dissemblables, ils veulent être eux-mêmes. Ils se donnent un mal de chien pour le rester. La leçon est là.
C’est un constat optimiste ?
À peine. J’en tire une deuxième leçon : c’est la passion que j’ai pour les pays lointains qui m’a fait retrouver celui où je suis né ; je me suis mis à l’aimer en comprenant que j’étais fait à son image. Y a-t-il du voyeurisme à aller trouver les gens chez eux pour leur faire répondre à une question qui ne se pose peut-être que chez nous ?
Quelle question ?
Celle de la prolifération de la modernité.
Le voyeurisme naît quand on n’a pas le droit de regarder et qu’on se cache derrière un rideau, une carte de presse ou un petit doigt d’ingérence. Or, les humains ont le désir de se regarder dans la rue. Le propre de l’espèce humaine, contrairement aux cloportes, c’est d’avoir besoin du regard de l’autre. Il avait été dit que l’homme était fait à l’image de Dieu. Remettons ça au goût du jour et ne nous voilons pas la face. Un enfant ne grandit pas si on ne le regarde pas. Une femme n’est pas aimée si on ne la regarde pas. Le regard est l’aliment de l’âme. J’aime aller saluer les gens dans leur jardin sans avoir reçu de carton d’invitation et me retirer sur la pointe des pieds. C’est ce que font ces films.
Mais le fait que vous vous rendiez chez ces gens de votre propre initiative, et c’est cela qu’on appelle voyager, prouve quand même que le film est une sorte d’intrusion.
Dans une certaine mesure, c’est parfaitement exact. Seulement, cette intrusion ne peut aller à son terme si elle n’est pas finalement accompagnée par ceux qui la subissent. C’est cela, l’essence de l’expérience ethnographique, qui commence, si tout se passe bien, par l’hostilité indigène, et doit se conclure, si le succès est au rendez-vous, par l’échange des regards. Mettre une caméra sous le nez de quelqu’un est un acte violent. C’est même une violation. Cet acte doit manifester sa propre légitimité tout au long du tournage. Chaque film doit inventer la recette de la bonté de son regard. Se moquer du vice ne rend pas vertueux. Quand on tourne une scène, on doit être à l’unisson, comme un ethnographe, pas à contre-courant. On entend souvent qu’un film documentaire est vivant et juste quand la caméra est oubliée. C’est absolument faux. D’abord, une caméra n’est jamais oubliée par ceux qu’elle filme. Ne les prenons pas pour des imbéciles. La caméra est un appendice aussi embarrassant et criant de fausseté qu’un âne mort. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure. La caméra ne doit pas être oubliée, mais acceptée. Cela veut dire que le filmeur a trouvé sa place, que l’ethnographe a trouvé sa place, que le voyageur a trouvé sa place. Trouver sa place, c’est entrer dans une relation sociale qui a un sens, c’est être là. Il faut au filmeur et à l’ethnographe la même notion de tact. Ce tact fait partie de la beauté du film, s’il y en a une.
Vous voulez dire que la qualité d’un film documentaire, ce n’est pas seulement son sujet, mais son approche, sa méthode, son regard ?
C’est exactement ça. D’ailleurs, les films de « L’usage du monde » échappent complètement à l’idée du thème. Ils traitent de microcosmes et ils regardent des gens, mais pas de « sujet », terme affreux, médiatique, communicationnel, qui veut cacher la dépossession sous l’apparence de la liberté. Il n’y a qu’au journal de 20 heures qu’on peut gober une chose pareille. Je continue sur ma lancée. On croit souvent que le documentaire, c’est comme un film de fiction, mais sans histoire et sans acteurs professionnels, bref, que c’est intéressant mais très ennuyeux et que l’intérêt dépend seulement du « sujet » et de la continuité du propos. Si le sujet est noble, alors ça passe, même si on continue à s’emmerder. Il suffit que le film dénonce le mal avec indignation et défende la vertu à tue-tête. C’est la méthode édifiante qui a cours chez Michael Moore et bien d’autres. C’est une vision naïve, puérile, sans courage. Un film documentaire est le récit d’un regard, la description du point de vue porté sur les choses. On doit pouvoir faire un film documentaire n’importe où, en bas de chez soi ou bien dans un endroit qu’on ne connaît pas encore, à condition que l’espace-temps se mette à exister dans toute sa splendeur. Il n’y a pas de « sujet » privilégié pour le documentaire, pas plus qu’il n’y en a pour la musique.
Finalement, le réalisme du cinéma documentaire a pour vous quelque chose de particulier, puisque tout en regardant les choses, il regarde aussi le regard qu’on porte sur elles.
C’est sa force. Le cinéma est né à point nommé, il y a une centaine d’années, au moment où la question essentielle posée par l’art n’était pas de faire semblant, mais de ne pas douter. Le cinéma est né parce que le réalisme artistique qui a imbibé tout le xixe siècle exigeait qu’il naisse. Le cinéma est l’art de la modernité parce que la modernité préfère les objets aux formes. Ce qui peut arriver de pire à un film, c’est qu’on n’y croie pas. Or l’absence de croyance ne nuit à aucun des autres arts. De sorte que si un film est un morceau d’espace-temps constitué par le regard, alors regarder la manière dont les choses sont vues devient essentiel. Tous les grands films documentaires, ceux de Johan van der Keuken, ceux de Frederick Wiseman, ceux d’Alexandre Sokourov, sont des films sur le regard.
Cela est-il visible pour les spectateurs ?
J’aimerais bien, oui. Mais nos yeux sont salis.
Salis par quoi ?
Salis par les tombereaux d’images déversés sur nos têtes. On dit qu’on vit dans une civilisation de l’image, mais rien n’est plus faux. Car les images qui nous entourent ne sont pas des images qu’on pourrait connaître en les regardant, ce sont des images saturées, déjà connues, déjà expliquées, déjà pourvues d’une signification et limitées à celle-ci. L’image moderne typique, malheureusement, c’est la carte postale ou la photo de presse, une image qui se réduit à sa signification, comme peut l’être une carte postale de la tour Eiffel. Une image est saturée quand elle est instantanément perçue, quand elle est comprise sans être observée, quand elle est coextensive à ce qu’elle indique. Lorsqu’on a vu la tour Eiffel dans l’image, on a compris que l’image désignait la tour Eiffel. Cette évidence nous invite à tourner la page. C’est exactement le contraire qui se passe quand on regarde un tableau de Poussin. Il faut du temps pour y déceler cet homme minuscule noyé dans une nature immense et indifférente, et pour comprendre qu’il n’y figure qu’à l’état de faire-valoir ou d’accident. Bref, le tableau ne désigne pas une chose, mais il établit un rapport ; ce n’est pas une signification qui est évoquée, mais une relation, à laquelle il faut encore donner un sens, un sens qui est dans le creux de la main du spectateur, s’il veut bien aimer le peintre.
Voit-on des images saturées au cinéma ?
Bien entendu. Dans le cinéma publicitaire, c’est évident. Mais beaucoup de films de fiction fonctionnent sur le même principe d’une image aussitôt quittée que comprise. C’est ce qu’on appelle de manière bravache un film mené tambour battant. Pas le temps de regarder. C’est remarquablement agréable dans les films policiers, puisque leur principe métaphysique, c’est la poursuite. On a à peine le temps de boire et déjà ça brûle la poitrine. Le thriller a été inventé par une nation d’hydrophobes et de prohibitionnistes. Dans cette distillerie clandestine, les images communes ont une durée de vie réduite. Elles s’évaporent. On ne peut pas les regarder plus d’une fraction de seconde. Une fois qu’on a compris, il faut vite passer à autre chose, sinon on s’ennuie. C’est assez étrange d’avoir voulu forcer la main à l’image de manière à la rendre superflue, ennuyeuse, redondante. C’est tout le contraire de ce que visent en fait la peinture et le cinéma. Pour la première fois dans l’histoire humaine, on a affaire à des images qui nous supplient de les congédier. Ce n’était pas le cas à la Renaissance ni dans la grotte de Lascaux.
Le documentaire choisit donc une image moins certaine et la laisse se déployer sous nos yeux.
Le film de non-fiction n’aime guère l’image réduite à la fonction de transit, de panneau indicateur. Au contraire, il nage à corps perdu dans la durée. C’est la différence entre une boîte à musique et la musique de chambre. Non, ce n’est pas vrai ! Je retire ce que j’ai dit. C’est très joli, une boîte à musique, ça donne une musique très fragile.
Une image qui n’est pas saturée, c’est une image qui est fragile ?
Mais oui, puisqu’elle est à découvrir et qu’on peut aussi bien la manquer. C’est une image dont on ne sait pas très bien à quoi elle pourrait se réduire, c’est une image du temps qui passe, c’est une image imprévue et non pas surprenante. Je vous donne un exemple. La poésie de cette image furtive est extraordinairement rendue par les trois phrases du haïkaï. Tout d’abord, le poème japonais doit mentionner son moment, la saison qui est la sienne. Puis il décrit une action, une grenouille qui saute par exemple, mais au moyen de deux longueurs focales, plan serré et plan large. S’il s’émerveille devant cette action, c’est que le contraste des plans donne à cette action banale la beauté d’une épiphanie. C’est du cinéma à l’état pur. Ce terme d’épiphanie nous vient de Joyce poète, qui aimait observer des apparitions, comme le claquement des sandales d’une jeune fille sur le sol de marbre, chez lui, en bas de l’escalier, à Trieste. Regardez un film de van der Keuken. Ce claquement de sandale, voilà tout ce qu’il recherche. Cet homme était prêt à traverser les continents à la marche pour ramasser un reflet sur une main.
Celui qui va filmer à l’autre bout du monde est donc sans cesse en train de lutter contre de mauvaises habitudes.
Comme tout ethnologue, il arrive là-bas équipé de ses habitudes de pensée. Il doit se tenir à l’œil. Il lui faut imaginer des images creuses, ni trop longues ni trop courtes, des images qui ne soient pas de la même durée que leur explication et qui laissent la place à la rêverie, à l’imagination, à la méditation du spectateur. Ce n’est pas de la démagogie de dire cela, mais toutes les formes de la modernité artistiques sont ouvertes, pour permettre au spectateur de déployer son propre sentiment dans l’œuvre. C’est vrai dans la fiction, ça l’est encore plus dans le documentaire.
La fragilité de l’inattendu
Qu’est-ce qui distingue selon vous le documentaire de la fiction ?
Dans le documentaire, on ramasse ce qu’il y a, on fait un récit avec des morceaux qui sont déjà là et auxquels on ne veut pas imposer d’idée préconçue. Le tournage est objectif, livré à l’imprévisible, c’est ce qu’on appelle le cinéma direct. Dans la fiction, on fait un récit avec des morceaux qu’on fabrique selon une idée définie à l’avance. C’est forcément plus majestueux que le documentaire, plus total, plus large, mais c’est parfois beaucoup moins beau, beaucoup moins vrai. Les plus beaux instants du documentaire valent les plus beaux instants de Tarkovski, Bergman, Fellini, mais ils ont le désavantage d’être plus discrets, plus modestes. Mais je voudrais vous donner ma propre définition du documentaire !
Allez-y.
Entendez cela bien sûr dans un sens plus ou moins métaphorique : le documentaire est un film dans lequel il est impossible de voir un baiser. Pourquoi ? Parce que le baiser est un acte privé et ne se donne pas, sauf circonstances biaisées, devant un tiers. Or, la caméra, ou le film si vous voulez, est toujours en position de tiers dans le documentaire. Et elle ne l’est jamais dans la fiction. La fiction fournit un point de vue qui a le droit sémiotique d’être là, comme la mouche, même quand la caméra est une impossibilité sémiotique, lorsqu’on filme par exemple Milady glissant dans sa gorge un poulet remis par un mousquetaire gris. Enfant, j’ai beaucoup pensé à la gorge de Milady. Mais on n’imagine pas un documentaire au siècle de Louis XIII. Ce serait un non-sens grammatical. Bref, ce qui distingue le documentaire de la fiction, c’est que le documentaire est contemporain des faits, lors du tournage en tout cas, c’est que l’écriture est contemporaine du récit. Et disons qu’en règle générale, on ne s’embrasse pas devant un inconnu. Alors le baiser, c’est ce qu’on ne verra pas dans un documentaire. Ce qui veut dire que le cinéma documentaire définit ses propres limites, qui ne sont pas techniques mais éthiques : il a toujours une idée précise de l’indiscrétion à laquelle il ne peut se livrer. Je vous donne un exemple a contrario. Dans Faits divers (1982), Raymond Depardon suit une équipe de police secours et se retrouve en train de filmer un homme allongé sur son lit. Il apprend que cet homme est mort. Il détourne la caméra par pudeur. Tout le monde a envie de crier : trop tard ! Il croyait avoir le droit de filmer, il s’aperçoit qu’il a été indiscret. Il s’en mord les doigts. C’est une naïveté qui naît du sentiment de toute-puissance du journaliste de droit divin, bichonné dans l’illusion qu’il entretient avec la vérité une familiarité d’élection. Le journaliste claironne qu’il a le devoir de nous informer, le documentariste admet qu’il n’a le droit de nous montrer que ce qu’on lui a donné le droit de voir. Un journaliste est prêt à filmer l’agonie d’un homme, car il ne connaît pas la responsabilité éthique venant du fait qu’il se trouve là. Un documentariste aurait un haut-lecœur, car filmer une agonie c’est laisser un homme crever tout seul. Un film de fiction, par contre, peut filmer la mort et personne ne saurait le lui reprocher, puisqu’elle est feinte. Lorsque Godard dit que le travelling est affaire de morale, c’est parfaitement vrai dans le cas du documentaire.
On ne peut donc pas tout filmer ni n’importe comment.
À cet égard, le cinéma pornographique est sémiotiquement stimulant, car il ne relève ni du documentaire ni de la fiction. La pornographie montre le réel, mais un réel joué, et surtout pas simulé, sinon aucun intérêt ! Il faut que ce soit vrai, c’est la chose même qui nous intéresse. Encore une fois, il faut pouvoir croire à l’image si elle doit jouer son rôle. Le cinéma pornographique ressortit à la même fascination que celle donnée par le spectacle du monde. Ce n’est pas très audacieux de dire que la pornographie donne la clé de la fascination pour l’image en général.
Arriver sans être invité, repartir sur la pointe des pieds
Dans votre premier film, Eux et moi (2001), cette question du regard prend un sens particulier, puisque le film consiste à filmer les gens qui vous regardent.
C’est le récit en caméra subjective des relations épineuses et drolatiques avec les gens du hameau de Nouvelle-Guinée où j’ai fait mon travail de terrain ethnographique. Le film décrit le mètre cube d’espace qui se situe entre eux et moi et dans lequel ont lieu des échanges de tabac, de fric, de nourriture, de poignées de main, de regards enfin. Le fric y joue un rôle important, puisqu’il s’agit d’une société monétaire, comme le sont les sociétés mélanésiennes, et que la monnaie de coquillage y est la chose commune par excellence, la res publica, objet de toutes les conversations et de toutes les entreprises. Cela, tous les ethnologues sont censés le savoir. Mais le film voulait les chatouiller en rappelant que l’ethnologue de terrain ne ressemble pas au journaliste, que son droit d’être là n’est pas écrit au firmament, et qu’avant même de pondre de la théorie, il faut qu’il parvienne à rester sur place. Il a mis le pied dans la porte, maintenant il doit apprendre à se faire respecter. Cela n’est possible qu’en mettant les mains dans le cambouis, en participant à l’échange social. L’ethnologue de terrain commence en position d’infériorité, son but à présent est de faire partie du jeu, c’est un peu comme un mariage forcé qui se terminerait en histoire d’amour. Voilà de quoi parle le film. Mais justement, cette difficulté d’être là, elle est identique pour le réalisateur de films documentaires. La position est la même.
Est-ce pour cela que vous est venue l’idée de la caméra subjective ?
Bien entendu. Je pense que l’ethnologue et le filmeur n’ont le droit de regarder, ou plus exactement ne parviennent à regarder, que s’ils acceptent qu’on les regarde en retour. L’intuition de la caméra subjective m’est venue car je voulais raconter cela par le film lui-même : la caméra se confond avec mes yeux, puisqu’elle filme selon l’axe optique de mon regard, et en même temps elle enregistre comme tournés vers elle les regards de ceux qui me regardent. Le film est donc vivant, au sens propre, puisqu’il est exactement un regard. Rien n’est plus comique que de regarder le regard des gens qui vous regardent.
Le regard tourné vers la caméra est la marque de votre style.
Chaque fois de façon différente, avec plus ou moins d’intensité, j’essaie de faire naître le sentiment de la présence du filmeur grâce à la présence des regards tournés vers lui. Je me demande si ce n’est pas moi qui ai inventé cette affaire. Il y a bien des films documentaires tournés en caméra subjective, que je n’avais pas vus alors, par exemple : David Holzman’s Diary (Jim McBride, 1967) ou Sherman’s March (Ross McElwee, 1986), mais chaque fois, le réalisateur ne peut pas s’empêcher de passer devant la caméra pour montrer sa bobine. À mon avis, c’est une décision malheureuse : le film parle du réalisateur, mais ne peut plus être un regard. Moi, je préfère me planquer et laisser le film devenir un être à part entière.
Le regard-caméra est plus rare dans la fiction.
Oui, car la règle grammaticale de la fiction, c’est que la caméra n’existe pas, sinon on n’y croit pas. C’est exactement le contraire du documentaire, auquel on ne croit pas, me semble-t-il, lorsqu’on essaie de nous faire croire que le filmeur n’est pas là. Le regard-caméra dans la fiction n’existe qu’à titre de regard sur le passé, chez Fellini ; de moquerie à l’égard de la fiction, chez Godard ; de mise en abyme du film, chez Bergman. Dans le documentaire, le regard-caméra veut simplement dire : moi qui filme, je suis présent, ce que je filme est donc là. Le regard-caméra rend la présence radio-active.
Ce que vous appelez la présence prend en effet une autre forme dans votre deuxième film tourné en Nouvelle-Guinée, Le ciel dans un jardin (2003).
C’est l’autre face d’une même monnaie, c’est le démenti de Eux et moi, c’est le côté mélancolique de la comédie. Le film est lyrique, moins burlesque. Les deux vont bien ensemble, ils se complètent et se contredisent.
Avec Le ciel dans un jardin, on n’a plus affaire seulement à la présence des regards, mais à celle des choses.
J’ai fait ce film parce que je trouvais que Eux et moi ne montrait qu’un aspect de la situation, mais surtout parce que je voulais caser un plan de patate. Tout le film tend vers cette patate comme vers la Terre promise. Un homme arrive vers moi. Il a faim. Il fait cuire une patate. Il l’épluche et la mange. La vapeur de la patate s’élève dans le rayon de lumière dorée qui tombe à ce moment dans la hutte. La patate devient une galaxie, le monde entier se met à girer follement autour d’elle. Tout s’est condensé là : le temps, la lumière, la faim, l’attente, le partage. La scène dure une dizaine de minutes. Elle est montée avec des bouts provenant de six ou sept tournages répartis sur un an. Elle est criante de simplicité. C’est pour me donner la joie de cette contemplation que je fais des films.
Mais si elle est montée avec des fragments de scènes différentes, comment peut-elle être « vraie »?
Vrai n’est pas le mot que j’emploierai. Il y a deux moments distincts dans le documentaire. Lors du tournage, je pratique ce qu’on appelle le cinéma direct : je ne touche à rien, à la fois par paresse et par goût de la contemplation. Dire à quelqu’un ce qu’il doit faire se verrait d’ailleurs tout de suite et on n’y croirait plus. Lors du montage, au contraire, je mélange tout, mais les bouts sont comme des cailloux trouvés en chemin : je les ai vus, cadrés, sentis, pensés, mais je ne les ai pas modelés. Ce que j’aime, c’est leur résistance. Dans cette mesure, le documentaire ressemble à l’art brut : improvisation, colle à bois, poésie de quatre sous, métaphysique réprimée.
Dans Le monde extérieur (2007), vous vous promenez dans les rues de Paris, de nuit ou au petit jour, à la recherche de quelqu’un.
À la recherche de la première personne que je trouve, n’importe laquelle. L’expression « tomber sur quelqu’un » est assez belle. Je me suis dit que si j’avais tant de plaisir à tourner dans les pays lointains, il fallait maintenant que j’apprenne à voir la rue en bas de chez moi comme une forêt mystérieuse. Je m’arrête sur une poubelle quand la lumière lui donne un nimbe palpitant. Un monsieur qui attend la dame au bord du canal me fait part de quelques réflexions. Un autre est vêtu dans la même couleur que le siège bleu sur lequel il est assis en attendant le bus, dans lequel il monte après m’avoir parlé des fleurs qu’il fait pousser sur sa terrasse. Je cherche à donner le sentiment de la présence des choses et des gens.
La présence, oui, comme dans ce film étrange fait avec des agrandissements d’images photographiques, Nuages apportant la nuit (2007).
Le sentiment du mouvement, au cinéma, ne vient pas tant du fait que ça bouge dans l’image, que de ce que les images se succèdent. Nuages apportant la nuit est un récit en noir et blanc, emporté par la musique entêtante de Karol Beffa, dans lequel je raconte un voyage mystérieux. C’est une forêt obscure et froide. On ne sait pas très bien si c’est un rêve ou non. J’ai fait des milliers de recadrages et de gros plans dans mes photos de Nouvelle-Guinée, et j’en ai agencé quelques-uns, au hasard Balthazar, en suivant un fil, celui d’un homme qui se retrouve nulle part et fait de curieuses rencontres tout en cavalant à la poursuite d’une chose qui n’existe peut-être que dans son imagination. J’ai choisi les photos où tous les regards étaient tournés vers moi. Eh bien, j’ai l’impression que tout cela bouge et respire, alors qu’en réalité, c’est la mort qui parle. En sortant de la projection, une dame m’a dit qu’elle trouvait merveilleux que l’entente soit si simple entre ces gens et moi, que nous parlions la même langue et que nous nous comprenions instantanément. Je lui ai rappelé que c’était un film muet et qu’il n’y avait que moi qui parlais, dans un monologue intérieur. Elle a eu honte de s’être laissée aller au film, d’y avoir cru, d’avoir pensé que ça bougeait. Mais c’est moi l’imbécile ! Je n’aurais jamais dû lui dire ça, c’est elle qui avait raison, le film lui appartenait, j’aurais dû la boucler. Ce n’est plus un documentaire, c’est un conte.
Un conte inspiré de Bresson, puisqu’on ne voit jamais les choses dans leur unité, seulement par fragments.
Robert Bresson est un cinéaste immense qui a compris que lorsqu’on ne montrait le monde qu’en morceaux, l’imagination du spectateur se chargeait de donner vie à ceux qui manquent. C’est ce qu’il met en œuvre dans la scène du pickpocket, où l’on ne voit que des mains, ou dans la scène de Mouchette sortant de l’école, où l’on ne voit que des pieds. Le film se met à susciter non pas l’adhésion, ce qui est trop peu, mais l’imagination et le regard mêmes du spectateur. Sans le savoir, Bresson est le grand penseur du documentaire, puisque dans le documentaire, on n’obtient jamais tout d’un coup, mais seulement des miettes, des miettes du monde.
Devant cet éloge du cinéma documentaire, on se demande pourquoi vous vous embarquez maintenant pour le cinéma de fiction ?
Pour tenter de faire naître le sentiment de la présence dans des circonstances mieux maîtrisées. Le malheur du documentaire, c’est qu’il y a trop de scènes qui sombrent au tournage, trop de choses qui ratent alors qu’elles avaient si bien commencé. Si on arrive à mettre un peu d’imprévu et de durée dans la fiction, alors on retrouve l’essence du documentaire. C’est ce que je vais essayer de faire avec Les crapauds, une pérégrination amère dans le goût tarkovskien, où quelques hommes qui s’enfuient tombent sur une jeune fille qui ressemble à la lumière. Mais je voudrais retourner au Nouveau-Mexique pour y tourner La lune et les étoiles, qui serait quelque chose comme la version fictive de La maison vide, plus enlevée, plus insolite, plus comique. On verra bien.
- *.
Stéphane Breton est ethnologue (Ehess), il a publié dans Esprit une série de chroniques sur le regard et la télévision, « On parle à la télé », de janvier 2003 à juin 2004, repris en volume sous le titre Télévision, Paris, Grasset, 2005, puis en poche chez « Pluriel », Hachette, 2006. Voir aussi « La personne juridique, le sujet du désir et la norme sociale » et « Norme juridique et norme sociale », juin 2002, « Vous nous avez apporté le corps », juin 2006.