L’homme qui marche. À propos du cinéma de Béla Tarr. Les yeux noirs (II)
À propos du cinéma de Béla Tarr. Les yeux noirs (II)
Au fond de nous, comme une flamme craignant la lumière, une sombre nostalgie, mais de quoi – nous ne le savons pas, car nous n’avons jamais connu la vie sans douleur que nous croyons regretter. Cette nostalgie, vient-elle de notre condition insatisfaite, abrégée sans soulagement, ou plutôt de ce que rien de ce qui nous entoure ne changera jamais ?
Nous continuons et nous recommençons tous les jours, après chaque dose de poison, malgré chaque verre de cet alcool clair comme de l’eau de source que Béla Tarr fait boire à ses personnages. Nous restons attachés à nous-mêmes sans pouvoir nous éloigner, comme un chien en laisse. En enfer, les malheureux nagent dans la merde, le feu et la glace. Mais le châtiment n’est pas le supplice ; c’est la vie sans lendemain, l’absence d’issue, la répétition. Il paraît que là-bas on ne meurt jamais, tout comme ici. C’est bien dommage.
Si nous sommes nostalgiques, ce n’est donc pas que nous ayons perdu quelque chose que nous aimions et que nous nous précipitons vers la fin avec le dépit du fleuve qui se jette dans la mer sans avoir eu le temps d’aimer son lit, c’est au contraire que ça n’en finit pas, que nous sommes encore là, comme d’habitude, et que nous n’y pouvons rien.
Les chants désespérés
Une lune roussâtre, énorme et aplatie, se lève lentement au ras de l’horizon, échappant de peu à la suie, ralliant tout à sa nécessité. Le monde est vide et il nous faut marcher. La fuite sans but, forcenée, sous un ciel noir, voilà le ressort des films de Béla Tarr. Mais ce programme joyeux serait vain s’il ne donnait pas quelque chose de beau, quelque chose qu’on peut regarder en se réjouissant. Béla Tarr a voulu décrire le monde sublunaire en lui prêtant deux qualités poétiques : libre d’anecdotes grâce à l’image en noir et blanc, il est épique et lyrique à la fois.
Un monde épique est un monde où l’on part combattre. Mais les personnages de Béla Tarr se contentent de marcher. Seulement, ça n’avance pas beaucoup, bien qu’on cavale tout le temps. Ne pas arrêter, c’est-à-dire continuer, c’est le maître mot du cinéma de Béla Tarr. Ses plans séquence infinis, d’une beauté liquide, ne sont pas une question de style mais de métaphysique. Le découpage rapide et la brièveté des images, qui sont devenus l’habitude au cinéma parce qu’on dit qu’aller plus vite est moins ennuyeux (mais j’ai de bonnes raisons de penser que voir sans regarder est plus stupide qu’avancer sans poser le pied), s’opposent au mouvement, c’est-à-dire à la vérité de la vie, à sa vérité sombre certainement, à sa grâce aussi. Un homme qui marche comme un seul homme, dans un même mouvement, sans qu’on l’interrompe, est pour Béla Tarr la plus haute expression de la beauté que peut donner le cinéma.
Il y a dans Le Tango de Satan (1994) une longue scène dont on n’a jamais vu l’équivalent dans aucun film, une scène d’une force et d’une majesté inoubliables. Trois hommes nous tournant le dos marchent d’un pas tendu, chassés par le vent qui pousse derrière eux dans un cri rauque feuilles mortes et papiers sales. Nimbés de poussière, ils avancent vers une destination inconnue. Tout Le Tango de Satan est fait de gens qui marchent sans relâche et nous entraînent avec eux le long des chemins boueux. La noire énergie de la marche, c’est cela qu’il y a d’épique chez Béla Tarr.
L’autre élément, étroitement associé au premier, est le sentiment lyrique, souvent accompagné d’un air languissant et funèbre, car la musique n’est faite d’autre chose que d’images qu’on ne voit pas. Envisager le cinéma d’un point de vue lyrique, c’est transformer les images en musique qu’on voit. Le lyrisme représente chez Béla Tarr le climat de la naïveté et de la modestie ; ce n’est pas la résignation, mais la pleine acceptation du destin. János, l’homme-enfant aux pantalons trop courts des Harmonies Werckmeister (2000), s’éloigne dans la nuit après avoir mimé l’astre du jour dans un café rempli d’ivrognes doux. Sa solitude nous attendrit et nous bouleverse. Elle devient belle.
Lorsque le sentiment épique se mêle au sentiment lyrique, on trouve les scènes les plus fortes de Béla Tarr. Restons-en à la marche. Dans Les Harmonies Werckmeister, la foule silencieuse qui avance dans la nuit d’un pas lourd et sûr de paysan vers l’hôpital qu’elle va dévaster, et qu’arrête finalement le corps d’insecte d’un vieillard nu découvert dans une baignoire, n’est pas seulement inquiétante, angoissante même, comme ont pu l’être les foules tyranniques à force d’anonymat du siècle précédent. Il y a en elle une beauté plastique jamais vue, la beauté d’une matière brute sculptée dans le temps. Et puis il y a cet homme, aimanté par quelque chose que nous ne connaissons pas, dans Le Tango de Satan, faisant route vers une tour de guet ruinée dans laquelle un vieillard tape sur un couvercle pour annoncer, comme on faisait jadis, une razzia ottomane.
On a pu dire que le monde de Béla Tarr avait quelque chose de totalitaire. C’est sans doute l’impression que peuvent laisser ces pérégrinations silencieuses et ces êtres désœuvrés. Mais c’est une impression inexacte, injuste. Béla Tarr, cinéaste hongrois, connaît bien les plaines traversées autrefois par les armées d’invasion. Le monde qu’il décrit est celui qui vient après le totalitarisme, après la chute, après la connaissance de la douleur. Pour ceux qui ont vu le communisme s’étendre à l’infini, ce monde existe bel et bien et il est sinistre. Il n’y a là aucun humour, c’est vrai (mais prenez garde à ceci : la musique non plus ne connaît pas l’humour et n’a pas les moyens de nous faire rire ; si elle s’y essayait, elle devrait descendre dans les sous-sols de la farce et elle ne pourrait plus remonter à l’air libre).
N’oublions pas que Béla Tarr veut nous montrer les choses sous le jour d’une certaine beauté. Ses marcheurs sont des évadés. Ils sont en quête de quelque chose qu’ils ne savent pas. L’esprit ralenti par les vapeurs, totalement privés de lucidité, ils sortent du trou comme s’ils avaient le pressentiment qu’il devrait pourtant se trouver quelque part un peu de lumière et que c’est en marchant au hasard mais sans mollir qu’ils pourraient tomber sur elle.
L’art de la marche
Béla Tarr n’est pas le cinéaste qui a inventé la marche à pied au cinéma, mais il est certainement celui qui a donné à l’image du marcheur toute sa force musicale et poétique.
Les frères Dardenne rappellent que c’est une scène d’Allemagne, année zéro (1947), de Roberto Rossellini, dans laquelle le jeune homme traverse les ruines de Berlin, qui leur a donné la conviction que suivre les pérégrinations d’un personnage nous faisait pénétrer dans sa pensée, ce qui est la quête éternelle du cinéma, lequel, étant condamné à rester à l’extérieur des choses, doit donner l’impression qu’il est chez lui à l’intérieur. Dans Rosetta (1998), ils ont mis en œuvre cette idée avec le travelling qui suit le personnage (Émilie Dequenne) de côté, puis de dos dans Le Fils (2001, le personnage est incarné par Olivier Gourmet). De profil ou de dos, voilà le nouveau portrait en pied.
Suivre la marche d’un personnage est devenu une des figures de style majeures du cinéma moderne. On la retrouve dans L’Homme sans nom (2009), un film documentaire que Wang Bing a réalisé pour la galerie Chantal Crousel. Jusqu’à ce que la nuit éteigne les dernières lumières, Wang Bing suit pas à pas un pauvre type quelque part dans un trou, en Chine. Le film repose sur l’idée qu’on ne le lâche pas d’une semelle. Sans commentaire, sans explications, sans discours, ce film ne livre rien d’autre que le sentiment envahissant de la présence, celle de l’homme sans nom, celle de celui qui le filme.
Béla Tarr, dans son style génial, n’est pas en quête d’intériorité comme peuvent l’être les frères Dardenne, tout occupé qu’il est par la présence, la pure présence, oui. C’est ce qu’il cherche dans Le Cheval de Turin (2011), son dernier film. On y suit un cheval tirant une carriole, une femme allant au puits drapée dans le vent. Béla Tarr recherche le lyrisme du mouvement, sans en donner d’explications. Il reste à l’extérieur. Il est peintre plus que dramaturge. Il est cinéaste.
Dans Gerry (1998), Gus van Sant se réclame de lui et va jusqu’à le citer fidèlement dans une scène où Casey Affleck et Matt Damon marchent au pas dans la montagne, scène qu’on avait vue dans Les Harmonies Werckmeister.
Le flottement amibien des personnages dans les films de Michelangelo Antonioni, leur errance dans ceux de Wim Wenders, tout cela appartient à une époque et elle est révolue. Avec Béla Tarr, c’est autre chose. L’homme qui marche est le symbole de notre temps présent, son symbole sculptural. L’homme qui marche n’est pas une âme errante, c’est un homme qui fait route vers une flamme qu’il croit avoir vue au loin.
- 1.
Le Cheval de Turin, le dernier film de Béla Tarr, sort en salle le 30 novembre 2011, tandis qu’une rétrospective de son œuvre aura lieu au centre Georges-Pompidou du 29 novembre au 2 janvier 2012 dans le cadre du Festival d’automne. Plus de détails sur le site : http://www.festi val-automne.com/bela-tarr-spectacle1488.html.