
Comment peut-on (encore) être progressiste ?
Si le doute sur les capacités de l’humanité à améliorer sa condition s’est généralisé, c’est à gauche que le renversement du rapport au progrès est le plus spectaculaire. À travers lui, c’est généralement une conception mécanique et productiviste de l’évolution humaine qui est critiquée. La notion de perfectibilité est à cet égard plus prometteuse, permettant d’engager un débat démocratique sur les enjeux du progrès.
En ce début de xxie siècle, le progrès peut-il encore servir de mot d’ordre ? Rien n’est moins sûr, dans un contexte où les problèmes s’accumulent et où les perspectives se font rares. Les progrès techniques, l’augmentation de la productivité du travail, naguère considérés par de nombreux courants de la gauche comme autant de promesses d’un avenir d’abondance, sitôt que l’humanité se serait débarrassée du capitalisme, semblent désormais se retourner contre les sociétés humaines. Pollution des sols, épuisement des ressources et dérèglement climatique constituent les revers de l’industrialisation du monde : n’aurait-il pas mieux valu y renoncer ? On reproche désormais aux supposés tenants traditionnels du « productivisme » leur optimisme naïf et leur mépris de l’environnement naturel. Partisans de la décroissance et de la sobriété volontaire élèvent la voix, laissant entendre qu’un rétropédalage radical est la seule alternative possible (s’il en est une) à la catastrophe universelle.
Plus généralement, le doute sur les capacités de l’humanité à améliorer sa condition habite nos contemporains. La mondialisation capitaliste des dernières décennies a eu des effets que personne n’avait réellement anticipés : combinée à la crise climatique et aux conflits régionaux, elle provoque et provoquera des migrations qui bouleversent, en particulier, la vie des sociétés d’accueil. Dans un contexte économique et politique difficile, entre raréfaction des emplois stables et scepticisme démocratique, celles et ceux qui croient à la possibilité d’une vie commune harmonieuse avec les nouveaux arrivants, et à un enrichissement culturel mutuel, sont minoritaires. Par ailleurs, l’intensification des échanges internationaux est une des causes majeures de la propagation de la pandémie de Covid-19 que nous avons traversée. En 2020, l’humanité a été plongée dans des difficultés globales, mais elle ne leur a opposé aucune réelle solidarité internationale ni gestion commune. Dans ces conditions, là encore, l’Autre est apparu comme un danger. Le repli angoissé sur soi apparaît ainsi comme la conséquence paradoxale de l’unification croissante des modes de vie et des problèmes rencontrés : dans le débat public se font désormais entendre les vigoureuses revendications d’un retour aux frontières et d’une souveraineté nationale renforcée.
C’est cependant à gauche que le rapport au progrès a connu son renversement le plus spectaculaire. En un sens, la crise de l’idée de progrès est d’abord une crise de la gauche, une crise du projet socialiste en tant que celui-ci, dans ses différentes versions, a longtemps incarné cette idée aux yeux de millions d’hommes et de femmes. Dans les années 1980 et 1990, l’effondrement du bloc soviétique et, avec lui, celui du mirage du socialisme réel, parallèle aux accommodements des partis sociaux-démocrates occidentaux avec les logiques néolibérales, visant à réduire toujours davantage la redistribution des richesses et à « libérer » les flux de capitaux à travers le monde, ont fait vaciller la foi dans de potentielles améliorations du sort collectif. En France notamment, les défaites successives des forces de gauche face au détricotage de l’État social, la situation intenable qui prévaut désormais dans les services publics et la dérégulation du marché du travail alimentent un sentiment d’impuissance et de dépossession. Ces passions tristes, déjà vieilles de quelques décennies, ont servi de toile de fond aux nouvelles angoisses devant la crise climatique et énergétique que le monde traverse. Apparemment, il n’y a pas de plan B à la gestion capitaliste et libérale de ces problèmes essentiels. En tout état de cause, la gauche d’aujourd’hui est en panne de projet de société alternatif.
La crise de l’idée de progrès est d’abord une crise de la gauche.
Cette issue, quoique décevante et peut-être provisoire, est-elle la conséquence naturelle d’une conception du progrès fondamentalement illusoire, voire de la nature fallacieuse de l’hypothèse même d’un projet de société supérieur au capitalisme ? Autrement dit, dans quelle mesure la gauche est-elle responsable de l’absence apparente de perspectives politiques et sociales dans nos sociétés ? Sans prétendre épuiser cette question, le présent article se propose de revenir sur le contenu même de l’idée moderne de progrès et, plus particulièrement, sur la manière dont il a été pensé et discuté dans les différents courants du mouvement socialiste au moment de son émergence puis de sa consolidation. L’enjeu d’un tel retour critique est double : d’une part, il s’agira de mieux comprendre ce que « progrès » veut dire et d’établir d’indispensables distinctions entre différentes variantes d’un tel concept. D’autre part, on montrera que ces différentes conceptions ont, de bonne heure, été en débat parmi les socialistes : peut-être un retour sur ces débats permettra-t-il d’y trouver quelque inspiration, afin de mieux affronter les problèmes de notre temps.
L’optimisme des Lumières
Il est traditionnel de faire remonter au siècle des Lumières l’idée de l’histoire humaine comme processus cumulatif de progrès. Cette notion des Lumières serait même à l’origine de la conception socialiste des siècles suivants, dans la mesure où, dans ses différentes variantes, le projet socialiste trouve sa source dans la philosophie européenne du xviiie siècle ainsi que dans les bouleversements idéologiques, sociaux et politiques portés par la Révolution française. Il faut pourtant rappeler que le xviiie siècle met la notion de progrès au pluriel. Pour la majeure partie de ses penseurs, on doit distinguer différents progrès : les techniques, les mœurs, les sciences et les arts, sont autant de domaines où des améliorations peuvent être constatées, sans que les unes n’entraînent nécessairement les autres. Alors que certains, comme Voltaire, professent que l’essor du commerce mondial rapproche les peuples et sera bientôt susceptible de prévenir les conflits entre eux, d’autres, comme Rousseau, mettent au contraire en corrélation développement des sciences et des arts, et décadence des mœurs.
À sa manière, le monumental projet de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert incarne l’état d’esprit le plus répandu parmi les philosophes : en compilant l’ensemble des connaissances disponibles en leur temps pour les mettre à disposition du public, ceux-ci traduisent leur confiance dans les potentiels progrès moraux et politiques portés par la diffusion du savoir, une confiance que l’on peut assurément qualifier, sinon de progressiste, du moins d’optimiste. En outre, par leurs immenses efforts pour mener à bien un tel projet, ils manifestent leur volontarisme militant en ce domaine. Mais en aucun cas leur attitude n’induit l’idée que les progrès espérés seraient automatiques ou uniformes. Si, du reste, tel était le cas, à quoi bon risquer l’embastillement pour avoir publiquement critiqué l’ordre établi et répandu des écrits subversifs ?
Pour trouver la théorie d’un progrès s’imposant indistinctement à l’ensemble du genre humain de manière pour ainsi dire mécanique, il faut aller chercher chez Adam Smith et sa « théorie des quatre stades », par lesquelles les sociétés humaines devraient, tôt ou tard, toutes passer1. Une telle conception du progrès repose sur le constat historique d’une accumulation toujours plus grande de biens matériels (la « richesse des nations »), portée par ce qu’on appellerait aujourd’hui une productivité croissante du travail. Le développement économique fournit ainsi la base d’une conception de l’histoire humaine comme cadre de la conquête par l’homme du bien-être matériel. Smith et quelques autres sont au fondement de ce « progressisme » qui s’épanouira au xixe siècle, et qui sera l’un des marqueurs du courant libéral. Pour leur part, les socialistes vont hériter de l’approche smithienne, mais également des versions bien plus prudentes, voire critiques, de penseurs des Lumières françaises, comme Rousseau, Diderot, Raynal ou Mably. Ceux-là s’interrogent sur de possibles effets pervers de certains progrès, et s’efforcent de soumettre ces questions à la discussion publique. Après Rousseau et son Discours sur les sciences et les arts, Diderot et Mably s’illustrent au moment de la « crise des farines » de 1774-1775 en critiquant la libéralisation des prix des grains qui ne mène pas, comme le prétendent certains économistes, à la prospérité collective, mais au contraire provoque des émeutes de la faim. Une bonne partie du débat ultérieur – peut-être jusqu’à nos jours – tourne autour de l’appréciation que les uns et les autres portent sur ces conceptions divergentes du progrès.
Progrès ou perfectibilité
La Révolution française semble un moment balayer les doutes : l’entreprise prométhéenne de refonte radicale de la société sur les bases des droits de l’homme effraie les conservateurs et soulève l’enthousiasme bien au-delà des frontières nationales. Chacun sent qu’a commencé « une ère nouvelle de l’histoire du monde » (Goethe) dans laquelle les cartes sont irréversiblement rebattues. Les franges radicales du mouvement révolutionnaire, d’où sont issus les mouvements socialistes, anarchistes et communistes modernes, voient globalement en 1789 le point de départ d’un processus qui doit mener l’humanité vers plus de bonheur et plus d’égalité. D’une manière générale, la gauche après cette date est tendue vers un avenir émancipateur et radieux, persuadée que tout ordre social et toute tradition sont tôt ou tard voués à périr. Proudhon exprime bien l’intuition générale : « Le Progrès, c’est l’affirmation du mouvement universel, par conséquent la négation de toute forme et formule immuable, de toute doctrine d’éternité, d’inamovibilité, d’impeccabilité, etc., appliquée à quelque être que ce soit2. » Est-ce à dire que les différents représentants des mouvements socialistes adhèrent sans réserve à la conviction que l’on progresse désormais nécessairement et irréversiblement vers des lendemains qui chantent ?
La réalité est bien plus complexe. D’abord, l’enthousiasme global est tempéré par les vicissitudes de la vie politique concrète : dès 1795, Babeuf s’inquiète dans son journal de ce que la société française « dé-révolutionne » depuis la chute de Robespierre et agite devant ses lecteurs la menace d’une victoire des ennemis de l’égalité : les bourgeois et même les monarchistes qui cherchent à renverser la jeune République. En outre, le tribun du peuple ne place pas vraiment d’espoirs dans les progrès scientifiques et techniques : le seul véritable progrès qui compte est celui de l’égalité des conditions, qu’il est prêt à imposer par un coup de force s’il le faut. À ses yeux, une telle égalité n’a pas besoin de l’abondance matérielle. Cette position lui a rétrospectivement valu les critiques marxiennes : en 1848, le Manifeste du parti communiste ne manquera pas de fustiger « l’ascétisme » et « l’égalitarisme grossier » de Babeuf et ses compagnons.
De tels propos polémiques sont révélateurs d’une discussion qui traverse en réalité l’ensemble des courants socialistes. Parmi les communistes mêmes, certains néo-babouvistes du premier xixe siècle, à la suite de Rousseau, rejettent les arts et le luxe au motif qu’ils sont étrangers à la nature et aux besoins profonds de l’homme. Groupés autour du journal L’Humanitaire dans les années 1840, ces militants préfèrent à l’idée de progrès, douteuse à leurs yeux, celle de perfectibilité. Estimant avec les matérialistes du xviiie siècle que l’homme est essentiellement le produit de son éducation, ils prévoient qu’une société débarrassée de la propriété privée formera des individus meilleurs sur le plan moral. Cette conception de la perfectibilité humaine – donc d’un progrès possible, mais en aucun cas assuré et, en tout état de cause, consciemment choisi – est liée, comme chez leurs prédécesseurs des Lumières, à un fort volontarisme politique : loin d’espérer une amélioration spontanée de la société, les néo-babouvistes soutiennent la nécessité d’une insurrection armée pour établir une République égalitaire, dans la continuité de l’œuvre révolutionnaire du siècle précédent.
Leurs conceptions se situent aux antipodes de celles d’un Charles Fourier : celui-ci, au contraire, parie sur un élargissement à tous de l’accès aux richesses produites par les nouvelles techniques industrielles. Très critique à l’égard de la Révolution française et plus généralement hostile à toute idée de révolution violente, Fourier compte sur l’exemplarité de ses petites sociétés modèles, les phalanstères. À ses yeux, leur organisation parfaite de la vie collective et l’abondance matérielle qui ne peut manquer d’y régner constitueront des arguments suffisants pour convaincre la majorité du genre humain de changer ses modes de vie, sans passer par l’étape pénible de la politique. Dans les différents courants du socialisme, l’idée d’une tendance spontanée des sociétés humaines à l’amélioration s’oppose donc aux espérances plus militantes, qui comptent davantage sur leurs propres efforts, et éventuellement sur l’emploi de la force pour améliorer le monde. En outre, les socialistes du premier xixe siècle sont divisés sur la valeur morale des biens matériels, quand ils excèdent les besoins élémentaires.
Les puissances infernales
L’hégémonie progressivement conquise par le marxisme dans la seconde moitié du xixe siècle consacre la victoire d’une conception du progrès plus influencée par la tradition libérale, qui fonde sa confiance en l’avenir sur le formidable essor des forces productives – c’est-à-dire sur la dimension matérielle et quantitative du progrès humain –, mais également sur le précédent politique représenté par les révolutions bourgeoises du siècle des Lumières. Rien n’a pu contrecarrer la conquête du monde de la bourgeoisie, classe révolutionnaire en son temps, qui a entraîné l’humanité tout entière dans l’expansion de plus en plus rapide de l’échange marchand, et dans la déstabilisation de toutes les hiérarchies sociales et culturelles antérieures. Or, de même que la croissance des forces productives bourgeoises dans le cadre de la vieille société féodale a fini par faire exploser cette dernière au moment de la Révolution française, de même la société bourgeoise sera bientôt la victime de cette croissance irrépressible. La classe ouvrière, produit du développement de l’industrie moderne, sera l’accoucheuse de la société communiste. Toute la première partie du Manifeste de 1848 est marquée par cette conception d’une évolution historique nécessaire, dont les hommes semblent davantage les jouets que les maîtres : l’humanité ressemble au « sorcier qui ne peut plus maîtriser les puissances infernales qu’il a invoquées ». Marx et Engels retournent le progressisme de Smith et de l’économie politique moderne contre le capitalisme, en proclamant que la chute de la bourgeoisie « et la victoire du prolétariat sont également inéluctables3 ».
Cette conception du progrès n’est pourtant pas définitive chez les auteurs du Manifeste. Plusieurs travaux récents montrent que Marx est peu à peu devenu sensible à la diversité des voies du développement historique dans les sociétés humaines4 : à partir de 1857, son attention va se porter sur le mode de production asiatique ou sur les formes « démocratiques » des communautés primitives. La fin de sa vie sera également marquée par des réflexions autour des particularités de la Russie, des communautés paysannes russes et asiatiques. Ainsi, le dernier Marx s’est incontestablement intéressé aux formes non européennes de développement, sortant du progressisme mécanique induit par les thèses du Manifeste. En ce qui concerne l’Europe elle-même, le déterminisme historique de 1848 est également nuancé par des analyses plus précises des différents contextes nationaux, qui portent au premier plan les initiatives politiques individuelles et collectives : à ce prisme, l’avenir des sociétés apparaît plus incertain, et plus dépendant des efforts conscients des acteurs. D’une certaine manière, bien qu’elle emploie des outils théoriques indéniablement plus puissants que d’autres, la pensée de Marx participe donc des oscillations propres au mouvement socialiste du xixe siècle.
Anticolonialisme et écologie
Le xxe siècle s’est chargé de montrer que c’est le dernier Marx, attentif à la pluralité des voies de développement et d’émancipation des peuples à travers le monde, qui avait le mieux anticipé la suite des événements. Parmi les plus célèbres de ses héritiers revendiqués, Lénine, Trotski, mais également Hô Chi Minh, Mao, et même Senghor ou Nehru, se sont efforcés d’adapter la méthode du matérialisme historique et/ou la perspective socialiste aux conditions de leurs différents pays ; plus généralement, ils ont réfléchi à la manière dont les pays dominés par le colonialisme européen pouvaient s’en libérer et s’acheminer à leur tour vers la modernité. Chez tous ces dirigeants, il s’agissait bien d’hybrider le meilleur de la tradition philosophique, politique et scientifique occidentale avec le meilleur de l’héritage propre à chaque culture nationale, en insistant sur les convergences possibles : ainsi, Hô Chi Minh souligna, dans ses écrits et ses discours, la compatibilité du projet socialiste marxien avec les traditions communautaires des campagnes vietnamiennes et avec certains aspects de la philosophie confucéenne. C’est le même genre d’inspiration qui conduisit Senghor à se faire l’avocat d’une « voie africaine vers le socialisme ». La démarche commune à ces combattants de l’indépendance consistait à lutter sans ménagements contre ce qui, dans les traditions, perpétuait l’oppression d’une partie du corps social (Senghor par exemple milita contre l’excision et la polygamie), sans pour autant renoncer à l’identité collective de leur peuple dans son ensemble. Ce n’est donc pas en lui tournant le dos, mais en important les aspects principaux de la modernité (industrialisation, sécularisation, droits civils) dans les différents contextes, que les leaders de nombreuses révolutions nationales parvinrent à se libérer de la tutelle occidentale et même, pour certains, à hisser leurs pays au rang de grandes puissances, maîtres de leur destin.
Non sans paradoxe s’est développée, dans le même temps, une critique radicale du progrès dans sa dimension technique en Occident, critique qui avait quelques précédents dans la pensée socialiste du xixe siècle. Les drames de la Seconde Guerre mondiale, avec un génocide juif organisé de manière industrielle par les nazis, et le largage de deux bombes atomiques ultramodernes sur Hiroshima et Nagasaki, suscitèrent de sérieux doutes sur la supposée bienfaisance des progrès techniques pour l’humanité. Les décennies passant, la contestation des liens de plus en plus étroits entre scientifiques, militaires et industriels alla s’accentuant : quoique rarement sur le devant de la scène, la dénonciation de la Big Science fut un des aspects du mouvement de contestation international de la jeunesse dans les années 1960. Dans le sillage de ces mouvements, elle allait porter l’écologie politique et la décroissance sur les fonts baptismaux. Dans les années 1970, Ivan Illich et André Gorz en particulier entreprirent de porter la critique, non plus seulement contre les rapports de production, comme c’était traditionnellement le cas dans la vulgate marxiste, mais également contre les forces productives elles-mêmes. Gorz cherchait une alternative au paradigme productiviste : il fut l’apôtre de la « simplicité volontaire » et de « l’autoproduction hors marché » comme étapes nécessaires vers la sortie du capitalisme5. Ces préoccupations et pistes de réflexion prirent, au fil des décennies, une importance croissante. Elles se placent désormais sous le signe d’une catastrophe environnementale et climatique, que les militants et auteurs les plus radicaux considèrent comme déjà en cours et irréversible. D’autres, moins pessimistes, tentent de relire ou de réinterpréter Marx à la lumière de ces nouvelles urgences, en s’interrogeant également sur la nécessité de réexaminer la place des traditions, voire d’une certaine dose de conservatisme dans le projet socialiste. C’est ce qui a notamment motivé, en 2002, la parution d’un « Manifeste écosocialiste international » dans lequel les auteurs, dont Michael Löwy et Joel Kovel, plaident pour la réhabilitation d’une forme de « romantisme révolutionnaire », aux accents quelque peu passéistes, au sein de la tradition socialiste6.
Prendre le contrôle
Ce retour rapide sur les coordonnées du débat telles qu’elles ont été formulées dans les différents courants socialistes au long de leurs deux siècles d’histoire permet, nous semble-t-il, de jeter un petit éclairage sur les enjeux des discussions actuelles. Il apparaît d’abord évident qu’à travers le « progrès », c’est la conception mécaniste de l’évolution nécessaire des sociétés humaines, qui voit dans l’accumulation de biens la meilleure preuve de sa validité, qui est visée. Une telle critique doit sans doute être nuancée. Le progrès des sciences, des techniques et de l’industrie a objectivement porté une amélioration inouïe des conditions de vie de l’ensemble de l’humanité : l’allongement sans précédent de l’espérance de vie, l’augmentation du taux de scolarisation ou encore l’effondrement du taux de mortalité en couches en sont autant d’indicateurs, malgré la persistance de très fortes inégalités dans le monde. C’est bien l’industrialisation et le développement économique qui ont sorti des millions de Chinois, d’Indiens et de Vietnamiens de conditions d’existence misérables, même si le processus est loin d’être achevé. Cet aspect décisif est, de toute évidence, de nature à pondérer l’hostilité trop radicale au productivisme et à tempérer l’ardeur critique de celles et ceux qui profitent quotidiennement – et c’est tant mieux – des bienfaits qui sont le fruit du génie humain. Reconnaissons donc que certaines régions de notre planète ont encore besoin de croissance : du développement des infrastructures, d’un meilleur accès aux biens manufacturés, aux réseaux d’eau potable et d’électricité, etc.
Toutefois, la critique antiprogressiste a ceci de légitime qu’elle vient rappeler à tous la part du choix qui nous incombe en tant que membres de la communauté humaine, notamment face au progrès technique et à ses usages contemporains. En tant qu’acteurs de notre propre histoire, nous ne sommes pas astreints à une croissance illimitée de la production dans tous les domaines, surdéterminée par la recherche du profit, avec la transformation du rapport au monde et aux autres qu’entraîne une telle croissance. Nous pouvons et devons prendre le contrôle sur ce processus et, à cette fin, engager un vaste débat démocratique sur les enjeux du progrès technique, au premier rang desquels ses effets sur nos manières de vivre, de penser et d’interagir (il suffit d’évoquer à ce sujet les mutations anthropologiques en cours depuis l’avènement d’Internet). En somme, nous pouvons et devons redonner du sens au beau concept de perfectibilité, en mesurant l’évolution des sociétés contemporaines à nos attentes morales, sociales et culturelles : l’espèce est-elle rendue meilleure ou pire par les nouvelles technologies ? À quelles conditions celles-ci pourraient être soumises à son plein épanouissement ? Pour être résolues, ces questions appellent sans doute une réflexion à nouveaux frais sur l’humanité de l’homme et, à coup sûr, un véritable projet de société, à la fois nourri des doctrines et des combats émancipateurs du passé et conscient des nouveaux défis qui se présentent à nous. André Gorz avait incontestablement raison de dénoncer, chez le consommateur moderne (surtout celui des classes moyennes et surtout dans les pays riches), des désirs artificiellement produits en fonction des objectifs de rentabilité du capital. C’est pourquoi la nature et l’objet même de nos besoins doivent être repensés : mais ils doivent sans doute moins être ramenés aux possibilités individuelles d’autoproduction qu’à celles que la collectivité jugera bon et utile de mettre en œuvre dans la perspective d’une humanité épanouie.
Il n’y a donc pas de réflexion sur le progrès qui n’en passe par la politique, aussi bien au sens théorique qu’au plan pratique, car il faudra que les populations se donnent les moyens d’imposer leurs discussions puis leurs conclusions dans tous les domaines. Sortir de l’inquiétude impuissante présuppose donc un retour de larges pans de la société à la mobilisation concrète, à l’exercice de leurs moyens de discussion collective, mais également de pression et de contrôle sur les détenteurs des ressources énergétiques, des grandes industries et sur les gouvernements, qui peut aller jusqu’à l’expropriation. Entre la confiance naïve dans les capacités de la science et de la technologie à résoudre à elles seules tous les problèmes, et la déploration désespérée de la destruction de notre environnement, il reste une place pour un optimisme hérité des Lumières, c’est-à-dire pour la réflexion et l’action, en vue d’un progrès à la fois matériel et moral qui soit le fruit de nos décisions communes. L’heure est à la régénération du volontarisme propre aux combats émancipateurs des temps modernes – et le temps presse.
- 1. Voir Adam Smith, Leçons sur la jurisprudence [1762-1763], éd. Henri Commetti, Paris, Dalloz, 2009 ; et Ronald L. Meek, “Smith, Turgot, and the ‘Four stages’ theory”, History of Political Economy, vol. 3, no 1, printemps 1971, p. 9-27.
- 2. Pierre-Joseph Proudhon, « De l’idée de progrès » [1851], Philosophie du progrès, éd. Théodore Ruyssen, Paris, Marcel Rivière, 1946, p. 49-50.
- 3. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste [1848], éd. Émile Bottigelli et Gérard Raulet, Paris, Flammarion, 1998.
- 4. Voir notamment Kevin B. Anderson, Marx at the Margins: On Nationalism, Ethnicity, and Non-Western Societies, Chicago, University of Chicago Press, 2010 ; et Marcello Musto, The Last Years of Karl Marx: An Intellectual Biography, Redwood City (CA), Stanford University Press, 2020.
- 5. Voir André Gorz, Écologica, Paris, Galilée, 2008.
- 6. « Manifeste écosocialiste international » [2001], Contretemps, no 4, mai 2002, p. 186-189.