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« Sabbat de sorcières » Gravure sur bois de Hans Baldung Grien, 1510, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg
"Sabbat de sorcières" Gravure sur bois de Hans Baldung Grien, 1510, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg
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Une sensibilité féministe. De la souveraineté à l’interdépendance

Le féminisme du xxe siècle qui refuse la référence aliénante à la nature, croit à la science et au progrès, est héritier de la révolution moderne. Tout en embrassant cet idéal émancipateur, les féministes contemporaines se sont découvertes non seulement rationnelles, mais également sensibles et vulnérables.

Au xxe siècle, les femmes ont voulu légitimement devenir des sujets comme les autres. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir fait ainsi le portrait de « la femme indépendante » comme celle qui ne renonce pas « à ses revendications de sujet souverain1 ». Plus largement, un tel sujet déploie une rationalité libératrice, est source de la volonté et ne connaît pas les failles de l’intime ; il fait fi également de tous les types d’assujettissement qu’il parvient à dépasser. Ce que nous avons appelé modernité est hanté par la figure constitutive d’un tel sujet, né avec le cogito cartésien, puis amendé, corrigé mais toujours réitéré. On peut bien dire que cette complétude a été refusée aux femmes, considérées comme dépendantes à la fois des hommes, des émotions et de la nature. Creusant cette complétude comme vérité de la modernité, le féminisme a été porté par l’idée que les femmes devaient devenir des êtres humains comme les autres. Le féminisme de la modernité peut alors être défini comme une manière de vivre individuellement et de lutter collectivement au nom de l’égalité comme identité de situation entre les femmes et les hommes. La liberté et l’égalité sont ainsi définies comme les buts louables de ce féminisme qui célèbre la « raison des femmes ».

Toutefois, le projet de la modernité a été de plus en plus abîmé par une réalité appréhendée à travers toutes les violences impunies qui touchent les femmes et auxquelles les États sont souvent indifférents : féminicides et décompte nécrologique des morts, viols impunis, exploitation des femmes au travail, précarité et violence économiques. Comment les femmes pourraient-elles devenir des sujets souverains, alors qu’elles font l’épreuve d’un système qui les assujettit quotidiennement et risque de les condamner pour beaucoup au rôle de victimes ? Ne s’agit-il pas plutôt de s’échapper de la figure de la victime, de devenir des sujets politiques engagés dans une matérialité qui incite à pratiquer un féminisme d’en bas ? Ni souveraines, ni assujetties, les sujets-femmes sont aussi des sujets qui retournent leur vulnérabilité, selon un point de vue qui tient à la fois dans une oppression générale et dans une situation propre. Le féminisme n’est pas seulement une affaire de raison, mais aussi de sensibilité. On pleure les femmes assassinées, on est en colère contre les crimes impunis et on expérimente la vulnérabilité de sa propre situation. Quel programme politique peut alors se déployer, qui ne se réduise pas au spectre de la modernité, dont la rupture caractérisée par la volonté de maîtrise du monde risque de n’être qu’un mirage ? La prise de parole des femmes, partout dans le monde et rendue visible par #MeToo, inaugure une vision du monde, un désir de tout changer qui ne se satisfait pas d’un cadre du sujet déjà posé, fortement habité et saturé par la domination masculine2.

Un corps à soi

Le féminisme s’est défini à juste titre à travers l’histoire comme la réclamation d’une égalité des droits entre les hommes et les femmes. La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, écrite par Olympe de Gouges en 1791, en constitue la marque à la fois la plus précoce et la plus significative. Le combat des suffragettes, au début du xxe siècle au Royaume-Uni, pour obtenir le droit de vote vaut aussi comme un moment déterminant dans un parcours de la reconnaissance des droits civils et politiques des femmes, lesquels s’étendent à de nombreuses sphères : le travail, la famille, les relations sexuelles ou l’occupation de l’espace public.

L’attachement du féminisme à tous ces droits peut être interprété à l’intérieur du projet de la modernité ; une rationalité des femmes se dessine au moment où elles veulent devenir des individus comme les autres. Comme l’écrit Geneviève Fraisse, « la raison des femmes est le grand enjeu de la modernité, tous les droits en découlent, citoyenneté, autonomie, contraception – lhabeas corpus des femmes3 ». L’habeas corpus des femmes désigne la quête d’une liberté fondamentale. Cette quête qui aboutit à des droits se nomme modernité en ce qu’elle fait rupture avec le passé de lois patriarcales. Une révolution est en marche par laquelle les femmes acquièrent des droits, s’émancipent ou s’affranchissent.

Plus spécifiquement, Geneviève Fraisse se penche sur la contraception comme habeas corpus des femmes et analyse comment elle fait révolution jusqu’à créer une modernité féministe4. La contraception est pensée comme une révolution dans les vies des femmes. D’un côté, elle libère les femmes de la nature, de cette contrainte de la reproduction de l’espèce qui pèse sur elles. De l’autre, elle permet une libre maternité et une autonomie individuelle. Les femmes deviennent ainsi les propriétaires d’un corps jusque-là contrôlé par la société. L’autorisation de la contraception exprime un droit fondamental à disposer de son corps. Elle est consécutive d’une revendication essentielle du féminisme des années 1970 : avoir un corps à soi. L’un des slogans utilisés par le Mouvement de libération des femmes en France n’est autre que « Mon corps m’appartient ». Il s’agit bien, et la contraception en constitue un élément stratégique, de refuser le contrôle exercé par un pouvoir patriarcal qui dépossède les femmes de leur corps au nom de la reproduction de l’espèce pour défendre une émancipation acquise par le désir et la jouissance des corps. En quoi l’expérience que le sujet féminin fait de lui-même à travers son corps vaut-elle comme un programme féministe de la modernité ?

Tout d’abord, il s’agit par ce biais de s’affranchir de la loi de l’appartenance à l’espèce humaine, et de prendre donc ses distances avec la nature. La rupture que constitue la modernité se joue dans cet abandon de la référence à la nature, laquelle est une constante de tout système social habité par ce que Françoise Héritier nomme la « valence différentielle des sexes », hiérarchie qui pose un masculin fort et un féminin faible5. Le féminisme moderne apparaît comme culturaliste, habité par l’histoire et ses transformations, ses révolutions, ses ruptures. La possibilité de penser l’histoire en fonction du progrès et des droits, dans le cadre d’un affranchissement des femmes, est indissociable de cette critique de la nature.

Ensuite, le corps lui-même gagne en intensité, puisque les femmes peuvent, grâce à la contraception, s’approprier leur désir contre toutes les possessions arbitraires de leur intimité qui ont fait l’histoire jusque-là. Toutefois, le corps à soi réactive la figure libérale de la propriété, non celle de la propriété de biens, mais celle de la propriété de soi. Il peut alors s’interpréter comme une manière de faire entrer les femmes dans le cadre d’une interprétation bourgeoise de la révolution, où le droit de propriété est inaliénable. Plus encore, il manifeste une raison des femmes du côté de la reconnaissance de l’importance de la propriété, même si cette propriété se niche tout d’abord dans le corps et dans le soi. En effet, la modernité, à travers la figure de l’individu, a fait correspondre la propriété de soi, la propriété de biens et la propriété sociale6.

Il s’agit bien de faire des femmes, à travers le droit à la contraception, des individus comme les autres. Ce droit fondamental à disposer de son corps devient le lieu phare de l’émancipation, la possibilité même que se croisent la liberté et l’égalité, dans un devenir-sujet qui fait des femmes des individus modernes. Et qu’entend-on par individu moderne ? La possibilité même d’une autonomie individuelle, d’un sujet indépendant par rapport à diverses appartenances collectives jugées aliénantes7. Le féminisme de la modernité rejoint une mythologie du monde contemporain, mais aussi une construction imaginaire occidentale, par laquelle l’individu est un être habité par l’autonomie morale, par-delà la multiplicité des relations sociales dans lesquelles il est pris. Longtemps dépossédées de leur corps et de leur esprit, obligées au respect de normes sociales patriarcales, les femmes s’émancipent en se constituant en individus responsables et rationnels.

Ce féminisme de la modernité, dont il faut saluer la cohérence et l’idéal émancipateur, refuse toute référence à la nature aliénante avec ses risques afférents de lois de l’espèce, qui enferment les femmes dans la cage d’une maternité faite de nature. Il rend d’ailleurs hommage aux progrès de la science, en tant que ces derniers confèrent des conditions à l’égalité dans les rapports sociaux de sexe. Comme l’écrit Geneviève Fraisse : « La science a souligné l’égale participation de l’homme et de la femme dans la reproduction8 » Certes, la science, dès la fin du xviiie siècle n’arrête pas de construire une différence des sexes qui assigne le féminin à un manque de valeur, de rationalité et de fiabilité9. Mais ce féminisme croit à la science et au progrès comme marqueurs de la modernité. La raison des femmes ne peut qu’être habitée par une raison scientifique que l’on veut neutre, découvreuse de vérités qui s’opposent à des coutumes, des mœurs, des croyances populaires néfastes pour tout processus de libération.

Le rêve de maîtrise, dont on considère qu’il caractérise la modernité, habite désormais les femmes. Les femmes deviennent les égales des hommes en enfilant l’habit du sujet souverain. À l’âge des modernes, le sujet énonce sa propre loi, refuse toute dépendance ou toute transcendance constitutive de son devenir.

La vie des femmes « infâmes »

Peut-on encore défendre la référence à un sujet souverain et unifié, susceptible d’agir de manière consciente et cohérente pour sa propre émancipation et au service d’une science qui fait le progrès ? Sommes-nous encore modernes, alors même que les doutes se font de plus en plus forts sur la possibilité d’un sens de l’histoire, du progrès ou de la raison ? Pouvons-nous rester à une telle figure de l’émancipation, alors que tout semble nous conduire à la fois vers une vulnérabilité et une précarité de nombreuses femmes dans le monde ou vers un désastre écologique, une impossibilité à prendre soin de la Terre que nous habitons ? Les mots « modernité », « Modernes » ou « modernisation », que nous avons tant aimés, ne nous semblent plus capables de participer à une préservation de nos formes de vie ou à une résolution des injustices.

Plus encore, les féministes ne se sont plus seulement découvertes rationnelles mais aussi sensibles. La philosophe et activiste argentine Verónica Gago écrit que les grèves, manifestations et assemblées féministes de ces dernières années ont fait surgir « une sensibilité féministe10 ». Mais que signifie cette sensibilité dans un programme politique ?

Il s’agit d’abord de faire surgir une sensibilité propre et effacée par la modernité. Elle est envahie par la vulnérabilité qui a été imposée aux femmes et par une constante à travers l’histoire : supprimer toutes les résistances à la loyauté des femmes à l’égard des hommes11. Un autre monde a bien existé, mais il a été broyé. C’est ainsi que la référence aux sorcières est devenue omniprésente dans le féminisme, aussi bien dans les pays du Nord que du Sud. Le passé est fouillé, interrogé au nom d’un autre modèle que celui de la rationalité des Modernes. Pourquoi les sorcières ? Parce qu’elles dérangent l’ordre social. Elles jettent des sorts. On dit qu’elles sont habitées par le diable et pratiquent le sabbat. C’est à ce titre qu’elles ont fait l’objet de chasses, de tortures, de mises à mort entre les xve et xviie siècles en Europe. Elles semblent défier le pouvoir au nom d’un pouvoir surnaturel. En fait, elles se moquent du pouvoir, qu’elles vident de son contenu et de sa légitimité.

Les sorcières fascinent parce qu’elles rendent possible un mouvement plus vaste de critique de la raison occidentale dans son projet techniciste de maîtrise de la nature. Elles participent de la mise en place d’autres modes d’organisation du vivre-ensemble, d’une volonté de renouer des liens souvent distendus entre humains et non-humains. Elles cultivent des terres sans propriétaires. Elles sont souvent pauvres, analphabètes, paysannes.

Silvia Federici a bien montré comment les sorcières ont été mises de côté au nom d’une raison technoscientifique et du développement du capitalisme12. Selon elle, les chasses aux sorcières existent encore, ne serait-ce que par le biais des féminicides aujourd’hui. Elles sont associées à l’accumulation primitive dans le capitalisme : le « ceci est à moi », qui exprime l’accaparement des terres, s’est fait en brûlant des femmes souvent pauvres, illettrées et dont la subsistance tenait à des terres cultivées en commun dans le monde féodal. Pour Silvia Federici, la chasse aux sorcières ne fut pas seulement une folie barbare de l’Inquisition, qui agita la peur d’un diable incarné par des femmes analphabètes vivant sur ces terres non encloses et se promenant dans les bois ; elle fut aussi l’un des événements dramatiques qui scella la complicité du patriarcat et du capitalisme par l’élimination de femmes des classes populaires, souvent pauvres, qui veillaient aux communs, aux terres partagées sur lesquelles elles pouvaient subsister.

Les sorcières sont comme le gris-gris d’une sensibilité féministe qui se constitue à l’ère de la prise de parole politique, habitée par la vulnérabilité des femmes et facilitée par la circulation transnationale que permettent les réseaux sociaux. Alors même que nous quittons la perception moderne, qui ne rend plus compte avec justesse des expériences de domination, des récits promeuvent une capacité de sentir qui avive la présence d’un peuple manquant, celui des sorcières, appréhendé par la rationalité des Modernes comme irrationnel, inconvenant et destructeur du sujet souverain. Plus encore, Carolyn Merchant, philosophe écoféministe, campe ce récit violent qui divise : « La femme était à la fois vierge et sorcière : l’amant de la Renaissance la plaçait sur un piédestal ; l’inquisiteur la brûlait sur le bûcher13. » Les sorcières provoquaient du désordre, étaient lubriques car gouvernées par des passions animales. Elles représentaient une altérité impossible à intégrer. On les représentait au milieu d’une nature incontrôlable peuplée de femmes s’adonnant à une activité sexuelle frénétique. On a alors contrôlé les femmes comme on a maîtrisé la nature. Une nouvelle entorse à la modernité est ainsi proclamée : les femmes ont connu et continuent à connaître des violences similaires à celles que la nature subit. Ces sorcières sont devenues les outsiders de la modernité, dans une connexion étroite avec la dénonciation de la persistance du patriarcat, le refus du capitalisme ou la similitude entre la violence faite aux femmes et celle faite à la nature.

De la nature à la Terre

Carolyn Merchant a étudié l’épistémologie de l’Occident pour montrer comment les textes de Francis Bacon sur la chasse aux sorcières participent d’un projet plus vaste : celui d’un rêve européen d’une maîtrise sur le monde par une science qui se technicise, afin de creuser un gouffre entre la culture et la nature, cette dernière étant associée à un imaginaire féminin, celui de la « mère nourricière ». Comme il a fallu discipliner les femmes, il a fallu discipliner la nature : contrôle du corps des femmes et usage sans fin des ressources de la Terre sont devenus les faces sombres ou inavouables de la modernité. Découvrir la persécution des sorcières, la documenter, la faire figurer dans l’histoire, c’est participer d’une autre conception du monde que ce « naturalisme » inventé en Europe au moment où les hommes se sont nommés « modernes ».

Contrôle du corps des femmes et usage sans fin des ressources de la Terre sont devenus les faces sombres ou inavouables de la modernité.

Les sorcières font comprendre que les sujets politiques peuvent se constituer à travers la vulnérabilité de leur situation. La manière dont le féminisme d’aujourd’hui s’en réclame ne mène heureusement pas à un retour à la nature, dont on imagine tout le trouble qu’il pourrait porter. Mais un autre rapport au monde, délesté du poids de la propriété, façonne le vaste courant de l’écoféminisme apparu dans les années 1970, en France, en Amérique du Nord, comme en Inde ou en Amérique du Sud. En nommant les interdépendances qui constituent ce que nous pourrions plus proprement nommer la Terre, des humains se rapportent au monde sous d’autres figures que celle de la souveraineté, sans pour autant abandonner la liberté. Le féminisme revendique un changement de système : non plus la nature, mais la Terre, le sol ou le territoire, ce qui autorise de nouvelles pratiques pour défendre une mise en commun des terres, en particulier dans de nombreuses régions des pays du Sud, au nom d’une économie de la subsistance. L’engagement féministe ne se fait pas au nom de la rationalité des Modernes ; il porte une sensibilité par laquelle il s’agit de « prendre davantage en compte le point de vue des femmes14 » ou encore de prendre au sérieux les « valeurs féminines » que la modernité a anéanties dans la haine des procès de sorcières15. Certes, on peut se demander si toutes les femmes se retrouvent dans cette sensibilité. Mais il s’agit de faire avancer à la fois une alternative au capitalisme et de consolider des pratiques qui existent ici ou là dans le monde, chez des peuples autochtones d’Amérique du Sud, par exemple. C’est une manière de tenir la détermination d’un féminisme du Sud.

Une politique de la vulnérabilité

La sensibilité féministe ne tient pas seulement à des récits et des pratiques de la Terre, mais aussi à une vulnérabilité commune, laquelle n’empêche pas que des femmes soient plus vulnérables que d’autres. Contre le sujet souverain, sans fissure et sans faille, on peut évoquer une vulnérabilité ontologique qui ne refuse pas de prendre en compte la dépendance et une identité toujours relationnelle. Comme l’écrit Judith Butler, nous sommes lancés dans une vulnérabilité qui nous affecte et fait du corps, non un corps à soi, mais un corps toujours relationnel16.

Le monde qui affecte ou blesse peut le faire dans une sorte d’expérience négative, dévastatrice, destructrice, qui empêche d’instituer un monde commun tant il brise par la violence qu’il institue la possibilité d’une égalité, et cela au nom du patriarcat et d’un supposé désir sexuel masculin qui transforme les femmes en objets (agression sexuelle, viol, féminicide). Le féminicide vaut comme ce paroxysme de la destruction d’une identité devenue tellement vulnérable que l’on peut lui donner la mort. #NiUnaMenos (« pas une de moins ») est l’incarnation de ce féminisme des survivantes qui retourne une vulnérabilité extrême en une résistance, celle du féminisme qui se bat en faveur d’un autre monde. La caractéristique de ce féminisme est qu’il est un féminisme d’en bas, qui étend ses actions dans tout le continent sud-américain et même dans le monde entier.

Comment assumer la vulnérabilité en en faisant une politique de résistance aux pouvoirs écrasants ? C’est tout l’enjeu du féminisme d’aujourd’hui qui rend visibles les violences faites aux femmes, à la Terre dans le cas de l’écoféminisme et qui, montrant des victimes, construit une résistance face à une violence qui peut être institutionnalisée.

Les vulnérables arrivent à mettre en place de puissantes résistances politiques à travers la mise en avant d’une capacité d’agir pourtant constamment entravée. Alors que les femmes font l’objet de violences, que leur voix ne compte pas et que leur vie n’est pas considérée comme pleurable quand elle cesse (des vies sans importance pour le pouvoir qui les écrase), elles affirment qu’elles veulent compter au nom d’une égalité fondamentale. Ces politiques de la vulnérabilité féministes résistent au pouvoir institué selon des relations de domination (potestas) pour instaurer une puissance (potentia) d’agir, qui vaut aussi comme puissance d’exister en relation avec d’autres sur un territoire. Sans doute s’agit-il d’un rappel du féminisme à la pratique politique d’un sujet qui expérimente l’interdépendance plutôt que la souveraineté. Mais qu’est-ce qu’un corps relationnel, si l’on invoque le droit à la contraception cher à la modernité ? N’est-ce pas alors un corps du désir, des relations amoureuses à la possibilité d’un monde qui combat la domination et les violences qui la font tenir ? Nous ne sommes plus modernes, mais nous restons des sujets en devenir.

  • 1. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, L’Expérience vécue [1949], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1986, p. 591.
  • 2. Voir Laure Murat, Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l’après-Weinstein, Paris, Stock, coll. « Puissance des femmes », 2018.
  • 3. Geneviève Fraisse, « La raison des femmes est l’enjeu de la modernité », Le Monde, 15 avril 2011. Voir aussi G. Fraisse, La Raison des femmes, Paris, Plon, 1992.
  • 4. G. Fraisse, À côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Diagnostics », 2010, p. 315-320.
  • 5. Françoise Héritier, Masculin/Féminin, t. I, La Pensée de la différence, et t. II, Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 1996 et 2002.
  • 6. Voir Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.
  • 7. Voir Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.
  • 8. G. Fraisse, À côté du genre, op. cit., p. 318.
  • 9. Voir Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident [1990], trad. par Michel Gautier, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 1992.
  • 10. Verónica Gago, Économies populaires et luttes féministes. Résister au néolibéralisme en Amérique du Sud [2014], trad. par Mila Ivanovic, préface de Marie Cuillerai, Paris, Raisons d’agir, 2020 ; et La Puissance féministe ou le Désir de tout changer [2019], trad. par Léa Nicolas-Teboul, préface de Silvia Federici, postface de Mara Montanaro, Paris, Divergences, 2021. Voir aussi l’entretien avec V. Gago (par Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc), « La grève féministe suscite le désir d’un programme politique » [en ligne], AOC, 5 février 2022.
  • 11. F. Brugère et G. Le Blanc, Le Peuple des femmes. Un tour du monde féministe, Paris, Flammarion, 2022.
  • 12. S. Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive [2004], trad. par le collectif Senonevero, revue et complétée par Julien Guazzini, Genève, Entremonde, 2017.
  • 13. Carolyn Merchant, La Mort de la nature [1980], trad. par Margot Lauwers, postface de Catherine Larrère, Marseille, Wildproject, coll. « Domaine sauvage », 2021, p. 197.
  • 14. Ibid., p. 31.
  • 15. Voir Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, p. 93.
  • 16. Judith Butler, « Ces corps qui comptent encore », trad. par Myriam Dennehy, Raisons politiques, no 76, novembre 2019, p. 24. Voir aussi J. Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe » [1993], trad. par Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.

Fabienne Brugère

Professeure de philosophie à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et membre de son Conseil d’administration,, elle est notamment l’auteure de L’Éthique du « care » (Puf, coll. « Que sais-je ? », 2017). 

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