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De Blair à Brown : la rupture tranquille

Tony Blair a donc fini par partir, un peu plus de dix ans après avoir mené les travaillistes britanniques au pouvoir au printemps 1997. Ce triomphe mettait fin à dix-huit ans de gouvernement conservateur, et inaugurait un cycle travailliste de victoires électorales (trois à ce jour). L’heure est aux bilans, ainsi qu’à la transition : Gordon Brown, le tout-puissant Chancelier de l’Échiquier qui attend son tour depuis dix ans, prend en main le pays. On ne peut s’interroger sur l’avenir du gouvernement Brown que si l’on se pose la question du bilan de dix années de gouvernement Blair.

Rupture ou transition ?

Le suspense a pris fin. Depuis de nombreux mois, depuis de nombreuses années, Brown attend son heure pour déménager du 11, Downing Street (résidence du Chancelier de l’Échiquier) au numéro 10 de la même rue (résidence du Premier ministre). Les relations extrêmement tendues entre les deux hommes, et plus encore peut-être, entre les deux entourages, animaient et empoisonnaient la vie politique britannique. À présent, le couple qui a gouverné le pays pendant dix ans est réduit à Brown : celui-ci ne peut plus s’abriter derrière Blair. Son intronisation comme chef de gouvernement a été fort habilement négociée, puisqu’il n’a pas eu à affronter d’opposition, les « blairistes » purs et durs (l’ancien ministre de l’Éducation et de l’Intérieur Charles Clarke, le ministre de l’Intérieur John Reid, l’ancien ministre de la Santé Alan Milburn, le prometteur ministre de l’Environnement David Milliband, etc.) ayant tous renoncé à affronter celui dont la victoire était annoncée. Quant à l’aile gauche du parti, elle n’a pu recueillir les suffrages nécessaires à présenter un candidat (45 signatures de soutien du groupe parlementaire). Brown avait tout verrouillé.

La difficulté dans laquelle se trouve Brown à présent tient dans une équation simple, que Sarkozy en France a magistralement résolue : comment incarner la rupture lorsqu’on est au gouvernement depuis dix ans ? Dans le cas de Brown, les paramètres sont plus simples que pour l’ancien président de l’Ump : son pouvoir de décision comme Chancelier était tel, en particulier dans le domaine économique, qu’il peut difficilement renier un héritage, d’ailleurs plus qu’honorable, ce qui renforce la continuité politique. Si des ajustements sont attendus – une évolution des lois sur le terrorisme, quelques infléchissements en politique étrangère et européenne, de nouvelles initiatives pour la politique du logement ou de l’environnement –, il semble difficile de penser que la direction générale du gouvernement puisse changer – même si Brown insiste sur l’idée de changement dans ses premières déclarations.

Le gouvernement est considérablement rajeuni, des fidèles connaissent des promotions, le périmètre de certains ministères est redéfini. Il n’y a pas de ministère de l’Éducation, mais un ministère des Enfants, des Écoles, et de la Famille est complété par un ministère de l’Innovation, des Universités et des Savoir-faire. Une femme occupe pour la première fois le ministère de l’Intérieur. Et c’est également une femme, Harriet Harman, qui emporte la place convoitée de numéro 2 du parti travailliste. Quelques coups de publicité à la Sarkozy, pour essayer de débaucher l’ancien leader des libéraux-démocrates, Paddy Ashdown, ou pour confier une mission à Shirley Williams, ancienne ministre travailliste de Callaghan et fondatrice du parti social-démocrate, animent un peu la vie politique. Pour la première fois, des secrétaires d’État n’appartiennent pas au parti travailliste. Certains hommes et femmes sont partis (Reid, qui avait annoncé son souhait de se retirer de la vie politique, ou Margaret Beckett, médiocre ministre des Affaires étrangères), d’autres connaissent des promotions importantes (Milliband qui devient ministre des Affaires étrangères, Ed Balls le fidèle lieutenant de Brown qui prend en charge les écoles) ou des regains de faveur (Straw, qui avait mené l’absence de campagne de Brown, occupe à présent le ministère de la Justice), mais là encore la continuité l’emporte sur la rupture. La politique économique, confiée à un proche de Brown, Alistair Darling, qui devient Chancelier, restera évidemment à peu près inchangée. La politique européenne sera probablement moins ouverte que celle de Blair : Brown est le principal responsable du refus britannique d’entrer dans l’euro (pour l’adoption de la monnaie unique, il avait mis au point cinq critères impossibles à satisfaire) ; la défense du rabais britannique couplée aux attaques contre la Pac devrait constituer les deux piliers de son action en la matière. Contrairement à Blair, obsédé par son rôle sur la scène planétaire, Brown devrait se concentrer bien davantage sur la politique intérieure. C’est donc dans le style de gouvernement que les changements les plus importants pourraient être attendus : Brown revendique en particulier un rôle accru pour le Parlement, à qui il prévoit de confier davantage de pouvoirs (nomination des évêques, déclaration de guerre, etc.). De même, la question des droits civiques, grignotés par les lois antiterroristes, va continuer d’être à l’ordre du jour. C’est un engagement en faveur de la démocratie et de bonnes pratiques politiques que Brown souhaite mettre en avant.

Le succès du gouvernement Brown sera alors tributaire, en large partie, de l’analyse que l’on peut donner du bilan des dix années de Blair au 10 Downing Street. La présidentialisation du régime à laquelle le Premier ministre sortant a tant contribué permet de mettre sur le compte de Blair une partie des échecs, tout en préservant le bilan économique du Chancelier. Mais s’il apparaissait que ce bilan est trop faible, alors le parti travailliste en subira les conséquences aux prochaines élections, face à un parti conservateur revigoré, mené par David Cameron. Si en revanche Brown parvient à corriger les erreurs de Blair, et à donner au pays le sentiment d’une nouvelle ère de prospérité, il n’est pas improbable qu’il convoque des élections anticipées au printemps 2008.

Quel bilan ?

On ne dressera pas en quelques lignes le bilan assurément complexe de dix années de pouvoir de Tony Blair, mais on peut identifier quelques-uns des domaines où devra porter l’analyse. C’est d’abord le regard sur la transformation des travaillistes en New Labour qui va se préciser après le départ de Blair : généralement considéré comme plus proche du travaillisme traditionnel (en particulier sur le rôle de l’État dans les politiques sociales), Brown n’en a pas moins été associé à toutes les décisions phares du New Labour. L’orientation de son gouvernement et les priorités politiques qu’il décrétera, permettront de mettre en perspective un projet idéologique fortement inspiré par les États-Unis. La question institutionnelle est d’autre part cruciale dans l’évolution de la Grande-Bretagne : sous Tony Blair la mutation de la chambre des Lords s’est accélérée. Des institutions à la constitution, il n’y a qu’un pas, que Brown franchira peut-être pour conduire le Royaume-Uni vers une constitution écrite. Il s’agirait à la fois de prendre la mesure des changements introduits dans le fonctionnement des institutions, mais aussi de refonder l’identité britannique, thème cher à Gordon Brown.

La grande transformation des années Blair tient dans le grand degré d’autonomie accordé à l’Écosse et au Pays de Galles. La dévolution a provoqué les altérations les plus profondes dans l’équilibre du Royaume depuis l’union de l’Angleterre et de l’Écosse de 1707. En particulier, les dernières élections en Écosse ont vu la victoire (d’une courte tête) du parti national écossais (Snp) favorable à l’indépendance de l’Écosse. Un référendum sur cette question serait très certainement perdu par les indépendantistes, mais il est important de noter l’arrivée de cette question dans les débats politiques. Certains des effets de la dévolution continueront cependant de provoquer quelques interrogations : les députés écossais et gallois peuvent par exemple se prononcer sur des questions d’éducation touchant l’Angleterre (comme les droits d’inscription dans l’université), alors que la politique éducative écossaise ou galloise ne dépend pas du parlement de Westminster.

Si la dévolution a introduit un changement capital dont les effets ne sont pas encore totalement appréciés, la grande réussite de Blair est incontestablement l’Irlande du Nord. Après de nombreuses péripéties dont il faudra faire l’histoire, le parlement d’Irlande du Nord vient d’être mis en place, et surtout, chose impensable il y a peu, Blair a réussi à associer Patrick Mac-Guinness, ancien responsable de l’Ira et dirigeant du parti nationaliste Sinn Fein, au Révérend Ian Paisley, chef de la branche dure des Unionistes (Dup). La fin du conflit armé et la paix en Irlande constituent le très grand succès de Blair à la tête du gouvernement – et récompensent un investissement personnel sans relâche de la part du Premier ministre.

Dans le domaine économique et social, les réformes du système de santé font l’objet de débats encore trop récents pour être tranchés. Les investissements considérables ont permis de corriger certains des effets des années Thatcher, et de la destruction entamée du National Health Service (Nhs). La durée d’attente pour les opérations a considérablement diminué depuis quelques années et, dans certaines régions, les hôpitaux proposent désormais des services remarquables. Cependant, les disparités restent importantes à travers le pays. La réforme conduisant à une plus grande autonomie des hôpitaux devra en outre faire l’objet d’une appréciation de la part de Gordon Brown afin de déterminer dans quelle direction poursuivre. Mais il est certain que la santé publique est un enjeu politique d’importance en Grande-Bretagne – en particulier la question de la malnutrition et de l’obésité galopante des enfants.

L’éducation a de même connu de grands changements, dont les effets ne sont pas encore parfaitement clairs. La réforme du statut des écoles permet l’introduction de partenaires privés dans le financement et la gestion des écoles, ainsi que dans la définition des programmes. La réforme des universités, qui a permis de relever le niveau des droits d’inscription, conduit probablement à un endettement très supérieur des étudiants, et provoque un effet dissuasif qui se traduirait dans une baisse des effectifs : quelques années sont toutefois nécessaires pour comprendre la portée réelle de ces réformes qui visent à améliorer le financement des universités. L’évolution de ces droits d’inscription (appelés à augmenter) et des bourses proposées par les universités en contrepartie, va sans nul doute colorer le débat, alors qu’un nombre important d’universités sont au bord de la faillite financière.

Sur l’environnement encore, le gouvernement de Tony Blair a tenté d’effectuer une percée et de mener une politique plus « verte ». Mais l’Angleterre reste un important producteur de gaz à effet de serre (transports routiers importants, moins de centrales nucléaires qu’en France). Au plan international, Tony Blair s’était fait fort d’amener le président américain à la raison : le dernier G8 montre bien, malgré des déclarations triomphales, qu’il n’en a rien été.

L’engagement international de Tony Blair, et celui de Gordon Brown avec lui, a enfin consisté à attirer l’attention du monde, et du G8 en particulier, sur l’Afrique. L’augmentation de l’aide à ce continent constitue une des priorités avouées des deux hommes et, si les résultats sont faibles, la responsabilité en est plus probablement collective (l’ensemble du G8) que britannique. Mais la composition du nouveau gouvernement semble indiquer que la priorité de Brown envers l’Afrique sera réitérée.

C’est enfin la question des libertés publiques qui aura été au centre des dernières années de Tony Blair au 10, Downing Street. Le degré de surveillance accru, la modification des règles (de garde à vue en particulier), l’insistance sur le danger intérieur et le terrorisme font partie des modifications profondes du pays depuis quelques années, et si Brown paraît vouloir poursuivre dans la voie tracée par Blair, la restriction des libertés publiques n’ira pas sans rencontrer une opposition nette – y compris au sein du parti travailliste. Les derniers événements (tentatives d’attentat déjouées à Londres et à l’aéroport de Glasgow), qui ont conduit à un degré d’alerte maximal dans le pays (attaque imminente), vont certainement renforcer la position des tenants d’une sécurité maximale.

Et toujours l’Irak …

Si bilan il doit y avoir, il est probablement entièrement dominé par l’Irak. Cette faute politique considérable de Blair a hâté la fin de son mandat et déterminera, plus que tout autre aspect de sa politique, sa place dans l’histoire. Par quelque côté qu’on aborde la question, le désastre est manifeste. C’est d’abord la période préparatoire à la guerre qui a été calamiteuse, Blair emboîtant le pas à la position américaine, au mépris à la fois des inspections de l’Onu, et des mises en garde (y compris de sa population) sur la fiabilité des informations des services secrets. On a parfois accusé Jacques Chirac de n’avoir pas su construire de réponse européenne à la montée de la crise irakienne, mais la position de Blair, directement calquée sur celle des États-Unis, ne permettait aucunement de dégager un consensus européen. L’alignement de Blair sur les Américains va au-delà de l’Irak, puisque sa position sur le conflit israélo-palestinien s’est rapprochée de celle des néoconservateurs, au grand dam du Foreign Office (fait sans précédent, une cinquantaine d’ambassadeurs avaient écrit une lettre ouverte au Premier ministre en signe de protestation). Si l’on ajoute que les Britanniques ont refusé de condamner l’invasion israélienne du Liban de l’été 2006, on prendra la mesure de la façon dont la position de Blair a été, en toutes choses, calquée sur celle de Bush. L’argument blairiste selon lequel il faut coller à Washington pour pouvoir peser sur le cours des choses a volé en éclats. C’est pourquoi on ne peut manquer d’être sceptique quant aux nouvelles fonctions de Blair au Moyen-Orient …

La catastrophe de la guerre d’Irak concerne encore l’absence de plan pour l’après-guerre. Pas plus que les Américains, les Britanniques ne semblaient avoir de projet clair pour le pays. Si Tony Blair se défend aujourd’hui en expliquant que la démocratie était en marche en Irak jusqu’à l’assassinat de l’envoyé de l’Onu, force est de constater que les études sur l’après-guerre n’abondaient pas. La seule croyance à la persuasion de la démocratie (le triomphe de « nos valeurs » comme aime à dire Blair) ne pouvait suffire. Le carnage quotidien en Irak montre encore que la seule tâche de pacification et de maintien de l’ordre, même dans la zone chiite du sud de l’Irak, est au-delà des possibilités des Britanniques. Il semble que leur seule fonction aujourd’hui soit d’attirer les attentats plutôt que de les prévenir.

Le désastre total de cette expédition, au coût humain monumental, ne peut donc que rejaillir avant tout sur Tony Blair, même si la responsabilité du gouvernement, comme celle du Parlement qui a autorisé l’entrée en guerre, ne peut être totalement passée sous silence. La question est alors simple : que va faire Gordon Brown ? Il ne peut pas laisser les troupes en Irak. Il ne peut pas non plus les retirer. La nomination de Miliband, paraît-il sceptique sur la guerre d’Irak (mais qui n’avait pas pour autant démissionné du gouvernement contrairement à Robin Cook, avant le conflit, et à Clare Short, à la fin), celle de Mark Malloch Brown, ancien secrétaire général adjoint de l’Onu et farouche critique de la guerre, ou encore le retour de John Denham (qui avait également démissionné à cause de la guerre) annoncent peut-être une évolution de la position britannique. C’est peut-être aussi dans cet héritage-là que se jouera l’avenir politique du nouveau Premier ministre.

TADIÉ Alexis

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