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L’Europe au centre

La campagne présidentielle, la guerre en Ukraine et la popularité croissante de Marine Le Pen, Éric Zemmour ou Jean-Luc Mélenchon ont placé l’Union européenne au cœur du débat national. Mais l’opinion française se montre contradictoire, entre attachement global à l’idée de l’Union et scepticisme vis-à-vis des institutions européennes.

Le Rassemblement national a perdu l’élection présidentielle. Mais, vu du reste de l’Europe, les Français ont largement accordé leur suffrage, au premier tour de cette élection, à trois candidats qui, même s’ils ne défendent pas la même vision, prônent une remise en cause de l’engagement français actuel dans l’Union européenne (UE) : Marine Le Pen, Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon. C’est pourquoi les Européens ont admis avoir poussé un soupir de soulagement à l’annonce de la victoire d’Emmanuel Macron.

Dans le débat de l’entre-deux-tours entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, plusieurs différences apparurent, mais l’élément structurant de leur division était l’Europe et leurs ambitions respectives pour l’Union. Réduire ces différences à être en faveur ou contre l’UE ne permet pas d’appréhender le gouffre qui les sépare : si Le Pen a abandonné l’idée d’un « Frexit » (une sortie de l’UE par la France, sur le modèle britannique), elle a adopté la rhétorique et la stratégie de dirigeants « illibéraux », tels que le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, consistant à ne pas renoncer à un projet de transformation de l’UE, mais en le faisant de l’intérieur. Cette stratégie, si elle était mise en œuvre par la dirigeante d’un pays fondateur de l’UE, mènerait à une destruction progressive de l’Union européenne – et Marine Le Pen le sait. Quant à la politique étrangère qu’elle défend, elle aurait fait peser une terrible menace sur la France et l’UE, se détournant de l’alliance franco-allemande et faisant primer le droit français sur le droit européen, en violation des traités européens.

De son côté, au cours des cinq dernières années, Macron s’est efforcé de mettre en œuvre la profession de foi annoncée dans le discours de la Sorbonne de septembre 2017. Il a constamment essayé, à l’aide d’une méthode qui a pu faire l’objet de critiques de nos partenaires, de rendre l’Union européenne plus forte sur les plans économique, défensif et normatif. Conformément à l’ambition de la Commission européenne, il a tenté d’accroître les ambitions géopolitiques de l’Union, dans un environnement de plus en plus concurrentiel.

Cet affrontement politique est désormais derrière nous, mais les discussions sur l’avenir du projet européen restent à venir, puisque l’Europe semble aujourd’hui faire partie intégrante du débat de politique nationale, notamment en vue des élections législatives de juin 2022. Si l’adhésion au projet européen du parti présidentiel, désormais nommé Renaissance, ne peut être remise en cause, le programme doit encore en être précisé. L’extrême droite semble en retrait et paraît avoir renoncé à devenir la force principale d’opposition. De son côté, l’union de la gauche s’est traduite par la création de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale, lancée par La France insoumise et désormais ralliée par Europe Écologie-Les Verts, le Parti communiste français et le Parti socialiste. Le point d’achoppement principal des échanges préalables à l’union était le rapport à l’Europe de ces différents partis, notamment l’exigence des Insoumis d’une « désobéissance » aux traités européens, perçue par leurs partenaires politiques et de nombreux Européens comme un euroscepticisme à peine déguisé. La même expression de « désobéissance européenne » est employée aujourd’hui par les gouvernements polonais et hongrois, qui ont fait de la stigmatisation des institutions européennes un cheval de bataille. L’Union européenne, souvent dénoncée comme trop technocratique, trop lente, éloignée des citoyens, n’étant pas la bonne échelle pour répondre à leurs préoccupations – des reproches qu’on ne peut balayer d’une main –, se retrouve de nouveau au centre du débat national. Et c’est heureux.

L’Union européenne se retrouve de nouveau au centre du débat national. Et c’est heureux.

Les cinq années passées ont montré que si le clivage pro-/anti-européen existe, il n’est pas le seul et, surtout en France, n’est pas le plus structurant. Il existe diverses manières d’être pro-européen : vouloir rendre l’Union plus démocratique, encourager les citoyens à élire leurs représentants au Parlement européen, rendre cette Union plus tangible et concrète dans la vie quotidienne. Force aussi est de constater que les citoyens européens ont des ambitions pour l’Union, qui dépassent parfois celles de leurs dirigeants. Il existe en effet un fort désir de souveraineté européenne dans tout le continent, qui se traduit notamment par des ambitions accrues en ce qui concerne le renforcement et le réarmement de l’UE1. Avant même le début de la guerre en Ukraine, un Européen sur deux aspirait à un renforcement de la construction militaire de l’UE. Les citoyens européens reconnaissent la nécessité d’une coopération européenne pour faire face aux menaces qu’ils redoutent le plus.

Pour autant, le président va faire face au « paradoxe français » : bien que le gouvernement français se soit fait le champion de la souveraineté européenne ces dernières années, les Français font partie d’une minorité d’Européens – avec les Grecs, les Italiens et les Danois – qui ont une opinion davantage négative que positive de la souveraineté européenne. Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’Emmanuel Macron et son équipe se sont tellement attachés à convaincre les autres Européens qu’ils n’ont pas consacré autant d’énergie à défendre et à incarner le récit de la souveraineté européenne en France. Les Français sont plus favorables à l’idée de l’Europe qu’au soutien des institutions et des structures européennes. Ils sont relativement sceptiques à l’égard de l’intégration européenne, mais font preuve d’un fort attachement à l’UE, à son ouverture aux autres, à sa défense des libertés fondamentales, aux politiques communes et à son rôle dans le monde.

Emmanuel Macron va poursuivre le projet de souveraineté européenne. La réaction européenne, sans précédent, à la guerre en Ukraine l’a confirmé. Sur les sujets énergétique et alimentaire, les Européens avancent : la Commission européenne présentera à la fin du mois du mai 2022 son plan pour pallier les dépendances énergétiques à la Russie. Concernant la défense européenne, le sujet est plus sensible. Si Paris veut poursuivre à un rythme (presque) aussi soutenu que pendant le premier quinquennat, nombre d’Européens s’interrogent sur la volonté de renforcer le poids de l’Union européenne au-delà de ce qui a déjà été accompli, notamment des livraisons d’armes létales, à travers la « Facilité européenne pour la paix », à l’Ukraine – pays tiers ne faisant partie ni de l’UE, ni de l’Otan. On peut espérer que le sommet de l’Otan de juin 2022 à Madrid posera les bases d’une coopération renforcée avec l’Union européenne puisque, pour la plupart des Européens, la guerre en Ukraine a conforté et confirmé le rôle existentiel de l’Otan dans la protection du continent. Si Emmanuel Macron tient à faire avancer la défense européenne, Paris aura donc fort à faire dans les cinq prochaines années pour rendre l’Europe de la défense plus inclusive et participative : inviter les pays d’Europe centrale et orientale à participer à des projets industriels d’envergure ; s’assurer d’une représentation systématique et de haut niveau aux conférences internationales partout en Europe pour convaincre les Européens et promouvoir des coalitions.

Enfin, le débat entre approfondissement et élargissement est au cœur du casse-tête européen actuel, entre, d’un côté, ceux qui estiment que l’UE doit approfondir et tisser des liens plus étroits avant de s’ouvrir, et, de l’autre, ceux qui penchent pour une ouverture préalable, dans l’espoir que l’inclusion dans le marché unique européen aidera les autres pays à se développer économiquement et socialement. Les points de départ de ces deux visions sont différents, mais pas incompatibles. La guerre en Ukraine nous oblige à dépasser ce clivage et à repenser l’organisation européenne et ses ambitions politiques et géopolitiques. La France peut – et doit – contribuer à cette réflexion en ajustant sa méthode, en faveur d’une Europe plus inclusive et plus participative.

  • 1. Susi Dennison et Tara Varma, « Une certaine idée de l’Europe : quel leadership pour le prochain président français ? » [en ligne], European Council on Foreign Relations, mars 2022.

Tara Varma

Tara Varma est chercheuse en science politique et chef du bureau parisien du European Council on Foreign Relations, où elle étudie la politique étrangère française et ses développements en matière de sécurité en Europe et en Asie.

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Les « communs », dans leur dimension théorique et pratique, sont devenus une notion incontournable pour concevoir des alternatives à l’exclusion propriétaire et étatique. Opposés à la privatisation de certaines ressources considérées comme collectives, ceux qui défendent leur emploi ne se positionnent pas pour autant en faveur d’un retour à la propriété publique, mais proposent de repenser la notion d’intérêt général sous l’angle de l’autogouvernement et de la coopération. Ce faisant, ils espèrent dépasser certaines apories relatives à la logique propriétaire (définie non plus comme le droit absolu d’une personne sur une chose, mais comme un faisceau de droits), et concevoir des formes de démocratisation de l’économie. Le dossier de ce numéro, coordonné par Édouard Jourdain, tâchera de montrer qu’une approche par les communs de la démocratie serait susceptible d’en renouveler à la fois la théorie et la pratique, en dépassant les clivages traditionnels du public et du privé, ou de l’État et de la société.