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Les nations et l’Europe

Dans un ouvrage publié en 2022, La Nation. Une ressource d’avenir, Bernard Bourdin et Philippe d’Iribarne explorent les potentiels dont dispose la nation comme configuration politique. Toutefois, malgré une grande maîtrise de leur sujet, les auteurs peinent à convaincre et mènent une défense plutôt idéologique de leur thèse. La guerre en Ukraine permettra-t-elle de renouveler l’identité européenne et son articulation avec les identités nationales ?

Trop de nation ici, avec des nationalismes exaltés, populistes, illibéraux, souvent peu regardants sur les droits de l’individu en général et des non-nationaux réels ou imaginaires en particulier. Trop peu de nation là : nombreux sont ceux chez qui leur rejet va de pair avec l’ignorance de leur histoire ; la mondialisation heureuse et les droits de l’homme leur tiennent lieu de boussole politique ; la montée des empires leur semble clairement le signe de l’impuissance définitive des nations et le premier défi à relever par une Europe unie et puissante.

La nation, ressource pour l’Europe ?

Ceux qui regrettent l’oubli de la nation et ceux qui s’en félicitent trouveront dans le livre récent de deux souverainistes modérés1, Bernard Bourdin et Philippe d’Iribarne, des arguments tant historiques qu’actuels en soutien de la nation comme « ressource d’avenir », sans compter l’exposition des principes de philosophie politique qui l’ont justifiée et la justifient toujours, Renan et Rousseau se trouvant ici en bonne place. Les deux versants du problème – les raisons du déclin de la nation et les « impasses d’un monde postnational » – sont amplement décrits, avec leurs conséquences néfastes : recul de la citoyenneté, impossibilité – de facto et théorisée – de l’intégration des étrangers et difficultés qui s’ensuivent pour la « communauté nationale » aux prises avec les communautarismes, entorses à la laïcité républicaine au profit de l’identitarisme religieux ostensible… et d’autres maux encore, dont bien sûr la limitation des décisions souveraines, instituées ou d’occasion, pour l’économie et la monnaie.

Selon les auteurs, l’Europe des droits de l’homme est « seule dans le monde » à prendre au sérieux « la théorie du dépassement des nations ». Ses institutions supranationales et les cours constitutionnelles, y compris nationales, qui en sont le relais juridique, sont ici particulièrement visées : instituant une vie démocratique selon la « morale » des droits de l’homme et encadrée par les droits (infinis et indéfinis) des individus, mais sans représentation par des peuples et des citoyens, ces institutions auraient vidé de sens et de réalité l’appartenance aux vieilles nations européennes. Une appartenance qui ne repose plus que sur les facilités et les délices (inégalement partagés) du marché unique, et ne cesse de se dissoudre dans le « grand bain multiculturel ». La liste des griefs, parfois soutenue par des exemples anecdotiques (comme celui de Greta Thunberg, obsessionnellement vilipendée par les intellectuels souverainistes…), est longue.

Par quel miracle la nation ferait-elle mieux que l’Europe ?

De tous ces maux, la nation, de nouveau ou davantage reconnue, pourrait-elle, comme le plaident Bourdin et d’Iribarne, nous défaire et offrir en même temps des espoirs de renouveau politique ? Il ne coûte jamais d’espérer, mais il faut bien le dire : nous sommes dans le domaine des hypothèses, d’autant plus que le spectacle des nations qui revendiquent leur souveraineté, en Europe ou ailleurs – nations illibérales ou « brexitées » – n’offre pas grand-chose d’exaltant ni de consistant, quand ce ne sont pas les nationalismes avec leurs violences diverses qui renaissent ici ou là. Fût-ce avec des nuances, la thèse de la « ressource » nationale pour l’avenir est aussi quelque peu biaisée du fait qu’elle est exposée en miroir des défauts et des défaillances de l’Europe, en reprenant comme acquis des points – sur l’accueil de l’islam, sur la forme de la laïcité… – qui restent pourtant largement sujets à controverses. Pour cette raison peut-être, même si la « défense et illustration » de la nation est menée avec une évidente maîtrise théorique du sujet, le lecteur n’arrive pas à se départir de cette question : sur presque tous les problèmes évoqués – citoyenneté en panne, individualisme triomphant, défiance politique généralisée, abstention grandissante aux élections, société du triomphe des droits, immigration, accueil et intégration déficients des étrangers, communautarisme et islamisme… –, par quel miracle la nation ferait-elle mieux que l’Europe, comment, à quel prix ? Et quel type de gouvernement aurait d’emblée et durablement la légitimité et la confiance du peuple simplement parce qu’il est national ? La chute rapide de Boris Johnson après le Brexit est édifiante sur ce point.

Réévaluer l’Europe et les nations à partir de la guerre d’Ukraine ?

Pur pressentiment : la nation souveraine, qui ne serait plus restreinte ni contrainte par le droit européen, pourrait certes assumer sa politique (par exemple, une laïcité plus restrictive, rebaptisée « printanière » et « républicaine », ou une fermeture plus grande à l’immigration) ; mais, sur ces lignes, pourrait-elle être autre chose qu’autoritaire ? Serait-elle meilleure « éducatrice politique », par exemple, que les démocraties fidèles aux traités européens ? Ce livre peine à sortir d’une défense idéologique du modèle de la nation avant l’Europe, et il aurait peut-être eu avantage à se construire à partir de la troisième partie, c’est-à-dire non pas en réfléchissant « en général » au sens et aux avantages de la nation opposée aux déficits de l’Europe, mais en se préoccupant centralement de la dialectique ou du compromis entre le particulier de la nation France et l’universel de l’Europe, c’est-à-dire aussi en revenant sur ce qui fait l’originalité de l’« empire Europe » par rapport aux autres empires qui se forment ou existent déjà.

L’Europe reste une confédération de nations (et non une fédération unifiée), une construction politique certes inaboutie, avec des faiblesses institutionnelles et constitutionnelles, mais dont on a aussi vu, pendant la crise de la Covid, qu’elle était capable de tenir sa place comme construction démocratique face au dictateur chinois et au despote russe, ou par comparaison avec les nations-empires que sont les États-Unis et le Brésil, livrées aux délires trumpistes et bolsonaresques. Et maintenant, face à l’impensable guerre d’Ukraine, cet empire européen faible est capable (avec le bouclier américain, certes) de résistance face à une dictature cynique, brutale, dangereuse pour la paix en Europe et dans le monde. Au fond, pour l’Europe comme pour la nation, c’est la force du négatif, des crises, de la violence et de la guerre, qui est fabricatrice d’identité – beaucoup plus que les avantages de toutes sortes, matériels et immatériels, qu’elle s’est donnés de 1945 à nos jours pour assurer son avenir.

Pour défendre la nation, encore faut-il partir de l’état réel des nations européennes sans passer trop vite, au titre de simples rappels, sur leur passé et leur présent nationalistes néfastes qui ne demandent qu’à resurgir et que des pouvoirs peu scrupuleux exploitent sans vergogne pour des causes peu honorables, en contournant l’État de droit autant que faire se peut. Un peu de sociologie et d’histoire actualisées de la nation seraient nécessaires, prenant en compte, bien sûr, la question de « l’arrivée massive de populations extra-européennes », manifestement un, sinon le souci majeur des auteurs. Souci justifié, bien sûr, mais en fin de compte d’allure très défensive par rapport aux évolutions diverses du monde, qui doit s’attendre aussi désormais à des migrations d’origine climatique.

L’idée développée in fine d’un christianisme « ressource spirituelle » de la nation dans une Europe qui n’est plus chrétienne paraît séduisante, mais elle est bien fragile. Car la déculturation chrétienne, pas seulement dans les jeunes générations, est considérable en Europe, quelque tristesse qu’on en éprouve. Ce n’est pas « le christianisme », devenu transparent, qui pourrait être une ressource, mais des hommes et des femmes politiques chrétiens, capables de se porter encore dans la vie politique avec une foi solide, cultivée, fondée en raison, qui pourraient traduire le message chrétien dans des mots actuels (comme le demandait Jürgen Habermas) et exprimer l’idée que la nation est aussi le « lieu du pardon ». Mais où sont aujourd’hui, en France, ces femmes et ces hommes politiques chrétiens ?

La question qui se pose maintenant est de savoir si la guerre d’Ukraine – la guerre revenue en Europe – sera notre « maître intérieur », pour parler comme Mounier, si elle peut changer la dialectique Europe/nation. Les changements risquent d’être faibles, à en juger par les réactions (et l’aveuglement politique) des souverainistes de droite et de gauche, sinon favorables à l’« opération spéciale » russe, du moins tentant de « comprendre » et de sauver le soldat Poutine (que beaucoup ont rencontré personnellement au cours des années récentes), à gauche au nom d’un anti-américanisme et d’un anticapitalisme viscéral, à droite au nom des valeurs traditionnelles défendues par la Russie poutinienne et d’intérêts financiers. Pour d’autres raisons encore (militaires, culturelles, artistiques), le parti pro-russe était et restera sans doute puissant en France2. Objectivement, la question est de savoir si le conflit activera la capacité démocratique et l’identité politique de l’Europe d’une part, sa puissance militaire d’autre part, c’est-à-dire bousculer quelque peu sa définition uniquement bureaucratique et économique3. Tout dépendra de ce que réserve encore un conflit à l’issue totalement incertaine.

  • 1. Bernard Bourdin et Philippe d’Iribarne, La Nation. Une ressource d’avenir, Perpignan, Artège, 2022 (en bandeau sur la couverture, « La nation, point d’équilibre entre l’universel et l’enraciné »).
  • 2. Voir à ce sujet le cahier réuni par Politique autrement : Russie-Ukraine : passé présent, novembre 2016, avec Françoise Thom, Alain Besançon, Philippe Raynaud et Paul Thibaud (notamment les textes de A. Besançon et de P. Raynaud).
  • 3. Voir Laurent Warlouzet, « L’Europe puissance relancée ? », Études, juillet-août 2022, p. 7-20. Voir aussi l’entretien avec Peter Sloterdijk dans L’Écho, 3 septembre 2022.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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