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Dans le même numéro

Nous n’avons jamais été européens

La guerre en Ukraine et le devenir européen

L’invasion de l’Ukraine, engagée au nom du récit idéologique de l’unité du monde russe, marque un moment décisif dans la conscience que les Européens ont d’eux-mêmes. Car l’Europe désigne cet espace transculturel où une culture devient hybride, c’est-à-dire à elle-même secondaire ; elle est l’inverse du fantasme d’unité qu’on a désigné sous le nom de modernité.

Contre les tenants du postmodernisme, affirmant que le naufrage du récit moderne entraînait la chute de tous les « grands récits », et notamment de ceux fondés sur l’eschatologie d’un avenir tout autre1 (Grand Soir révolutionnaire, maîtrise technoscientifique totale ou retour primitiviste à la nature), Bruno Latour avançait qu’avant d’être postmodernes, il aurait déjà fallu être modernes et que cela, modernes, nous ne l’avons jamais été2. C’est dans le même sens que nous voudrions dire : nous n’avons jamais été européens.

Que nous n’ayons jamais été européens, c’est une chose d’autant plus essentielle à comprendre qu’aujourd’hui, l’état du monde ravagé par la maladie et la guerre, fracturé par les mensonges que l’on fait passer pour vrais à force de les répéter, et par les vérités que l’on fait devenir fausses à force de les relativiser, nous pousse – « nous autres européens », comme le disait Nietzsche sur le même ton ironique et mélancolique que « nous autres esprits libres » – à le devenir. Mais comment « européen » pourrait-il être un devenir ? Comment les Européens pourraient-ils avoir à « devenir européens » s’ils le sont déjà ? Et en quoi l’invasion par la Russie de l’Ukraine, le 24 février 2022, marque-t-elle un nouveau moment, décisif et constitutif de ce devenir devenu étranger aux Européens eux-mêmes ?

Après la fin de l’histoire

L’invasion de l’Ukraine nous pousse aujourd’hui à dire : « tout est géopolitique » au même sens où l’on disait naguère « tout est politique ».

« Tout est politique », au sens premier, cela signifiait que la politique détermine tout, que le pouvoir agit à travers chacune de nos actions et de nos discours : le pouvoir n’est pas ce qui limite simplement notre puissance d’agir, mais ce qui la met en forme et la rend possible. « Tout est politique », au second sens, cela impliquait que chaque propos ou chaque action suppose une certaine manière de se situer par rapport à la collectivité, au groupe, à la nation auxquels on appartient.

Que tout ne soit plus politique mais géopolitique, les réactions à la guerre en Ukraine le montrent. La droite de la droite et la gauche de la gauche ont élaboré un discours similaire : la guerre en Ukraine serait la conséquence de la volonté des États-Unis d’humilier la Russie et d’affaiblir l’Europe. Que les discours d’Henri Guaino et de Jean-Luc Mélenchon deviennent interchangeables est un signe que le clivage représentationnel n’est plus d’ordre politique, mais bien géopolitique (et, par « géopolitique », il faut comprendre autant la politique des relations internationales que celle du rapport à la Terre).

Si tout n’est plus politique, ce n’est pas simplement parce que, malgré ce qu’en disait James Carville, un conseiller de l’ancien président Clinton (« It’s the economy, stupid »), désormais, tout serait économique. Certes, le désintérêt pour la chose publique (l’abstention qui, comme la température, ne cesse de battre de nouveaux records), l’influence du lobbying d’entreprise sur les lois en gestation, le concert cacophonique des désirs de reconnaissance privés, auquel s’ajoutent les armes de désinformation massive aux mains des régimes autoritaires, semblent marquer « l’ère de la post-démocratie3 ». Pour autant, l’opposition entre la liberté des Anciens, trouvant place dans la cité (apogée du politique), et celle des Modernes, se réalisant dans la consommation privée (apex de l’économique), est trop scolaire. En effet, le paradigme du « tout économique » est lui-même en crise. D’une part, le modèle de l’homo economicus et du calcul raisonné des intérêts a été l’objet d’une longue critique : la prétendue rationalité économique des acteurs est un leurre, qui masque une rationalité limitée et une cognition traversée par l’émotif et l’interpersonnel4. D’autre part, l’urgence climatique et la diffusion du référentiel « Anthropocène5 » ont rendu évidentes les limites internes d’un système économique vendant du désir infini dans un monde fini : les conséquences écologiques des actions humaines sur le monde dépassent à la fois la capacité physique de la Terre à maintenir ses équilibres naturels et la capacité psychique de l’homme à transformer son système neuro-social de récompense.

Le « tout est politique » et le « tout est économique » participaient en fait de la même logique d’une totalisation possible du réel en fonction des intérêts humains, publics ou privés. La forme historique de cette totalisation a pris en « Occident » la double forme du « tout-démocratie » et du « tout-marché », dont la réalisation progressive devait unifier l’ensemble du réel selon une logique de fécondation réciproque nommée « libéralisme » : « Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre », disait Voltaire dans les Lettres philosophiques, « a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour6. » Plus de commerce, plus de liberté ; plus de liberté, plus de commerce : c’est cette logique qui a gouverné le processus de modernisation, dont on a pu croire que, deux cents ans après, il s’était achevé le 9 novembre 1989 avec la chute du mur de Berlin. C’était la fin de l’histoire7, le triomphe du libéralisme homogénéisant le monde dans un moule éco-politique apportant paix, prospérité et liberté au genre humain.

Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie du 24 février 2022 et le resurgissement de la guerre en Europe au nom de la lutte « contre l’Occident » marquent « la fin de la fin de l’histoire », ce n’est pas à cause du retour de la guerre de haute intensité, ou du conflit entre blocs idéologiques rivaux, mais parce que cet événement marque une nouvelle inflexion dans un long processus de démondialisation. Si fin de la fin de l’histoire il y a, c’est parce que celle-ci ne s’était pas arrêtée le 9 novembre 1989 mais le 4 juin 1989, avec les chars sur la place Tiananmen écrasant la révolte étudiante : ce qui se produisit alors en Chine marqua la fin du récit libéral, non pas par sa victoire complète mais par sa faillite irréversible, et le début du grand découplage du monde8.

Le soupçon postcolonial

C’est au sein du réseau discursif qui s’est construit sur les traces de l’Orientalisme d’Edward Said9 que les termes « colonialisme européen » et « impérialisme américain » sont venus à être perçus comme tellement redondants, si tautologiques, que l’idée d’un colonialisme autre qu’européen et d’un impérialisme autre qu’américain est devenue impensable10. Pourtant, c’est bien cela qu’il convient de penser si l’on veut comprendre la rhétorique, commune à la Chine et à la Russie, d’une restauration nationale épousant les contours des empires Qing et tsariste comme seul viatique (territorial) pour guérir de « l’humiliation » de la défaite face à « l’Occident » – cet accident de l’histoire à réparer11. C’est que la décolonisation ne s’est produite que dans une petite partie des anciennes puissances impériales : ni la Chine ni la Russie n’ont décolonisé leur rapport au réel12. Elles continuent à penser que ce qui fit l’objet d’une conquête impériale souvent extrêmement violente (il suffit de rappeler le génocide des Dzongars qui donna le Xinjiang à l’empereur Qianlong de la dynastie Qing13) leur revient de plein droit : Tibet, Xinjiang, Mongolie et Taïwan pour la Chine ; pays Baltes, Ukraine, Biélorussie, voire Pologne pour la Russie.

Il est difficile de comprendre les réticences à condamner les exactions russes en Ukraine dans certains pays d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Asie sans saisir ce profond malaise d’une classe dirigeante dont la rente politique puise en partie dans les arcanes du discours postcolonial – lequel se trouve placé face à son impensable : un agresseur « non Occidental ». La réticence de New Delhi à condamner la Russie, alors même que l’Inde est un allié essentiel au sein du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde) et une pièce centrale dans l’« Indo-Pacifique » (visant à contenir l’extension et la militarisation des routes maritimes chinoises de la soie), ne s’explique pas uniquement par sa dépendance (à 40 %) au matériel militaire russe pour sa défense. Elle est également due à l’idéologie hindouiste soutenant le parti au pouvoir qui, nourrie d’un imaginaire anticolonial, rappelle que la Russie soutint l’Inde contre le Pakistan il y a un demi-siècle. Encore ne faut-il pas exagérer le « soutien » apporté à la Russie car, mis à part les abstentions dans les résolutions onusiennes condamnant la guerre, aucun pays ne soutient militairement la Russie. Même le rachat par l’Inde du pétrole russe à bas prix relève moins du soutien financier que de l’opportunisme.

Entre la critique de l’accueil par les pays d’Europe des réfugiés ukrainiens considéré comme « raciste », et celle de l’empathie envers les crimes de guerre de l’armée russe considérée comme « hypocrite », un fort soupçon postcolonial pèse sur la perception non occidentale de la situation en Ukraine14.

Archéologie de l’occidentalisme

Le 26 février, l’éditorialiste du journal russe Ria Novosti clamait : « Un nouveau monde est en train de naître sous nos yeux. L’opération militaire russe en Ukraine a inauguré une nouvelle ère. […] L’Occident dans son ensemble, et l’Europe en particulier, n’était pas en mesure de conserver l’Ukraine dans sa sphère d’influence, encore moins de se l’approprier15. » Autrement dit, la Russie devait « sauver » l’Ukraine d’un Occident décadent, incapable par lui-même de sauvegarder la pureté ethnoculturelle du joyau de l’âme russe.

Cette critique de « l’Occident » ne vise pas simplement « l’impérialisme américain », qui focalise les critiques sous la forme du whataboutism légitimant toutes les agressions passées et à venir des nations autres qu’« occidentales » par la colonisation européenne des Amériques et la guerre américaine en Irak16. En réalité, ce discours russe se comprend comme l’expression d’une idéologie « occidentaliste » à l’origine plus lointaine. D’abord, l’occidentalisme est l’envers de l’orientalisme17, qui consiste à voir l’« Oriental » comme un individu soumis à ses émotions irrationnelles et incapable de se gouverner lui-même. De manière symétrique, l’occidentalisme consiste à voir l’« Occidental » comme un robot froid guidé par une raison mécanicienne : « L’esprit de l’Occident est souvent dépeint par les occidentalistes […] comme un esprit sans âme, […] capable de grands succès économiques et de développer et promouvoir des technologies de pointe, mais incapable de saisir les choses les plus élevées de la vie par manque de spiritualité et de compréhension de la souffrance humaine18. » Friedrich Schlegel est sans doute le premier à donner un tour géopolitique à l’occidentalisme : « Schlegel a développé une forme de ressentiment envers plusieurs aspects de la modernité : urbanisation, industrialisation et commercialisation. […] Schlegel promut dès lors une alliance de l’Orient et du Nord contre l’Occident qu’il identifia à l’Ouest et au Sud de l’Europe19. » Ce discours occidentaliste négatif, qui prend sa source dans l’Allemagne romantique anti-Lumières, se poursuit en Occident sous les traits du « déclinisme » qui, depuis le livre d’Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident (1918), n’a cessé de refaire surface, soit sous les traits du passéisme conservateur, soit sous ceux de l’exotisme alternatif.

Par la suite, c’est ce discours occidentaliste européen qui nourrit les ressentiments russes, japonais ou chinois20, dont le fond « théorique » est toujours le même : face au déclin inexorable de l’Occident, dû à son « matérialisme », le monde ne pourra être sauvé que par une culture non occidentale « spirituelle » et supérieure. Ce que Fichte disait dans son Discours sur la nation allemande21 se retrouve en grande partie dans l’essai de Danilevskii22, voire dans les écrits, plus pessimistes, de Léontiev23 comme dans ceux de Liang Shuming24 et de Liang Qichao25 : même romantisme spiritualiste et nationaliste, affirmant la spécificité unique d’un peuple devant résister à l’invasion de l’Autre étranger pour sauver sa culture de la décadence de l’Occident moderne.

C’est sous le couvert d’une telle convergence de vues que le rapprochement actuel entre la Chine et la Russie se comprend, manifesté par le discours commun du 4 février 202226. Selon Poutine, l’Ukraine est le moyen utilisé par l’Occident pour diviser la Russie, pour l’empêcher d’être elle-même27, car « d’après lui, l’Europe occidentale est dans une phase descendante de son existence civilisationnelle28 ». Reprenant une idée de Liang Qichao, le général Wei Fenghe, ministre chinois de la Défense, affirmait ainsi le 6 mars : « Dans le contexte du déclin de l’Occident et de l’essor de l’Orient, l’affrontement entre les grandes puissances est sans précédent29. » Le déclinisme occidentaliste trouve donc dans le postcolonialisme illibéral des régimes autoritaires sa forme paradoxale d’accomplissement.

L’incomplétude européenne

La géopolitique contemporaine se joue en grande partie dans ce récit, qui unit depuis le xixe siècle « l’Occident » à la « modernité ». Or associer la « modernité » à « l’Occident » pour embrasser celle-là (au nom du « progrès social ») ou bien rejeter celui-ci (au nom de la « spécificité culturelle ») repose sur une incompréhension historique fondamentale : la « modernité », en tant que processus historique, s’est faite d’abord certes en Occident, mais contre l’Occident. Si, par modernité, on entend la révolution scientifique newtonienne, la révolution industrielle capitaliste et la révolution sociale démocratique, il s’agit de trois événements qui ont bouleversé tout ce qui a défini « l’Occident » pendant la majorité de son histoire : physique aristotélicienne, économie agraire de subsistance et royauté de droit divin.

C’est qu’en effet, une telle « modernisation » n’est pas qu’un processus endogène de variation propre à « l’Occident » : elle aurait été impossible sans les rencontres que le monde dit occidental a faites avec le monde non occidental, au moins depuis la Renaissance. C’est dans la rencontre avec les Amériques et avec l’Asie (le Japon, la Chine, l’Inde, etc.) que l’Europe, se défaisant d’elle-même, est devenue l’Occident des autres : l’Occident auquel le non-Occidental fait face est celui que la « modernité », comme puissance mondiale de déterritorialisation, a radicalement transformé. N’avoir de ce moment charnière de l’histoire du monde qu’une lecture « post coloniale », pensée en termes d’oppression et destruction, cela revient à ne pas voir l’effet transformant que cette extension de l’Europe hors de ses frontières a eu sur celle-ci : « Dans le sillage de l’expansion coloniale des pays d’Europe occidentale du xvie au xviiie siècle, les Européens ont produit une quantité sans précédent d’écrits sur d’autres sociétés et cultures, englobant un large éventail de peuples avec leurs diverses langues, religions et coutumes30. » La confrontation à d’autres sources culturelles a affecté la perception que l’Europe avait d’elle-même et induit un sentiment de crise (mal) nommé « modernité » : « La découverte par l’Europe des religions asiatiques a été profondément liée à […] son émancipation progressive des études bibliques. […] Au cours du xviiie siècle, la matrice idéologique dominante de l’Europe a connu une crise de plus en plus profonde31. » Les interactions européennes avec les sources chinoises et indiennes n’étaient pas qu’un moyen orientaliste de réaffirmer la prééminence de « l’Occident » et la supériorité de l’Église ; elles étaient aussi une façon de remettre en question les vieilles habitudes de pensée pour expérimenter une nouvelle universalité transculturelle : « La modernité européenne était désormais, au moins en partie, définie comme un projet scientifique, éducatif et politique contre l’héritage religieux et culturel de l’Europe32. » L’Europe est devenue « universelle » au moment où elle s’est désoccidentalisée.

Nous proposerons de définir « Européen » comme la forme culturelle de l’incomplétude.

Ce ne sont donc pas les valeurs européennes qui sont universelles comme telles ; ce qui est universel dans l’Europe est cet élan par lequel elle s’est ouverte à ce qui n’est pas elle-même. On s’opposera donc autant à « l’eurocentrisme » de Husserl dans la Krisis qu’au « postcolonialisme » de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux. Nous ne dirons plus, avec Husserl, qu’« il y a en elle [l’Europe] quelque chose d’insigne à quoi tous les autres groupes de l’humanité eux-mêmes sont sensibles, quelque chose qui, abstraction faite de toute utilité, les pousse à s’européaniser plus ou moins, alors que nous, si nous nous comprenons bien, nous ne nous indianiserons par exemple jamais33 ». Nous ne suivrons pas non plus Deleuze et Guattari quand ils affirment qu’il n’y a de devenir que minoritaire, pas de devenir-homme, adulte (« l’homme mâle adulte n’a pas un devenir34 »), ni européen, puisque tout cela incarne la « norme majoritaire  » : « Il n’y a pas de devenir homme, parce que l’homme est l’entité molaire par excellence, tandis que les devenirs sont moléculaires. […] L’homme constituait la majorité, ou plutôt l’étalon qui conditionnait celle-ci : blanc, mâle, adulte, “raisonnable”, etc., bref l’Européen moyen quelconque35. » D’un côté, « Européen » serait l’avenir de tous en tant que foyer de la ratio universelle et des sciences ; de l’autre, « Européen » serait la cible d’une résistance universelle, ce dont on doit se détacher pour « devenir autre ». Nous proposerons plutôt ici de définir « Européen » comme la forme culturelle de l’incomplétude : comme le signe d’une culture qui ne trouvera jamais sa fondation en elle-même.

Si la « modernisation » a commencé en Europe, ce n’est ni parce que la modernité est européenne, ni parce que les Européens ont été plus tôt modernes, mais c’est parce que « l’Europe » désigne cet espace transculturel où une culture se défait de sa culture pour devenir « universelle », c’est-à-dire hybride, c’est-à-dire à elle-même secondaire, au sens où Rémi Brague disait : « Ce n’est que par le détour de l’antérieur et de l’étranger que l’Européen accède à ce qui lui est propre36 » Ainsi, si Marcel Gauchet disait du christianisme qu’il était la religion de la sortie de la religion37, nous dirons par analogie que l’européanité est la culture de la sortie de la culture.

C’est en cela que nous n’avons jamais été « européens » : au sens exact où Bruno Latour disait que nous n’avons jamais été modernes. La « modernité » consiste à nier théoriquement une hybridité que la modernité crée pratiquement. La même chose se produit avec « l’Occident » : c’est au moment où l’Européen cesse d’être « occidental », par son hybridation avec d’autres cultures, qu’apparaît l’eurocentrisme affirmant le caractère unique de la culture européenne et que se forge l’image de « l’Occident » dans le monde non occidental38.

Quand la Russie voit dans l’annexion de l’Ukraine, et la Chine dans celle de Taïwan, des manières d’affirmer leur identité culturelle pour résister à l’Occident, ce contre quoi elles luttent n’est pas tant « l’Occident » que leur propre hybridation, et même leur propre influence sur celui-ci. En effet, quand la Chine dit rejeter le constitutionnalisme et la démocratie comme les expressions de « valeurs occidentales39 », elle refuse de voir que leur développement en Europe fut aussi rendu possible par son propre apport culturel40. Il faut donc éviter de répondre à la « lutte contre l’Occident » par la réaffirmation de notre « spécificité culturelle », par le récit d’une essence européenne éternelle.

Ces constructions culturalistes visent à masquer un courant de fond qui détermine l’état actuel du monde. Que l’on nomme ce mouvement « modernisation » au niveau social, « capitalisme » au niveau économique ou « anthropocène » au niveau écologique, cela importe peu par rapport à la nature du processus signalant ce fait nouveau, terrifiant à certains égards, que le sujet humain est entré en guerre contre lui-même. Croire, de façon « occidentaliste » ou « décliniste », qu’il s’agit d’une maladie propre à « l’Occident », c’est se tromper de cible et s’affranchir à peu de frais du problème. Inversement, si nous n’avons jamais été européens et que nous devons le redevenir, c’est parce qu’il y a dans ce processus « européen » du dépassement d’une culture par elle-même une voie d’universalisation ouvrant un espace transculturel, une zone d’interdépendance vertueuse (ou de « co-naissance »), où résoudre les problèmes transnationaux (climat, faim, criminalité) qui menacent l’humanité.

  • 1. Voir Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 62 : « Je définis le postmoderne comme incrédulité envers le métarécit. Et j’utiliserai le terme moderne pour désigner toute science qui se légitime elle-même en référence à un métadiscours. »
  • 2. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symmétrique, Paris, La Découverte, 1997.
  • 3. Yves Sintomer, « L’ère de la postdémocratie ? Démocratiser la démocratie ou céder aux tentations autoritaires », Revue du crieur, no 4, 2016, p. 20-35.
  • 4. Voir Jean-Pierre Dupuy et Pierre Livet (sous la dir. de), Les Limites de la rationalité, t. I, Rationalité, éthique et cognition, Paris, La Découverte, 2003.
  • 5. Voir Johan Rockström et al., “A safe operating space for humanity”, Nature, no 461, 2009, p. 472-475 : « Since the Industrial Revolution, a new era has arisen, the Anthropocene, in which human actions have become the main driver of global environmental change. This could see human activities push the Earth system outside the stable environmental state of the Holocene, with consequences that are detrimental or even catastrophic for large parts of the world. »
  • 6. Voltaire, Lettres philosophiques, édition de René Pomeau, Paris, Flammarion, 2019, Lettres anglaises X : « Sur le commerce ».
  • 7. Voir Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire ? », Commentaire, vol. 12, no 47, automne 1989, p. 457-469.
  • 8. Voir Megan Gibson, “Francis Fukuyama: We could be facing the end of ‘the end of history’”, The New Statesman, 30 mars 2022 : « His “ultimate nightmare”, he said, is a world in which China and Russia work in harness with one another, perhaps with China bolstering Russia’s war and Beijing launching its own invasion – of Taiwan. If that were to happen, and be successful, Fukuyama said, “then you would really be living in a world that was being dominated by these non-democratic powers. If the United States and the rest of the West couldn’t stop that from happening, then that really is the end of the end of history”. »
  • 9. Voir Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 2005, p. 233 : « L’Orient tel qu’il apparaît dans l’orientalisme est donc un système de représentations encadré par toute une série de forces qui l’ont amené dans la science de l’Occident, dans la conscience de l’Occident et, plus tard, dans l’empire de l’Occident. »
  • 10. Voir Edward Vickers, « Le péché originel sur l’île du paradis ? Histoire coloniale de Taïwan sous la dynastie Qing », trad. par Esther Eboyan, dans Samia Ferhat et Sandrine Marchand (sous la dir. de), Taïwan, île de mémoires, Lyon, Tigre de papier, 2011, p. 45-74 : « L’hypothèse selon laquelle le colonialisme est avant tout un phénomène “occidental” a immanquablement conduit de nombreux analystes à ne pas voir la possibilité d’une variante chinoise.  »
  • 11. Voir Zheng Wang, “National humiliation, history education, and the politics of historical memory: Patriotic education campaign in China”, International Studies Quarterly, vol. 52, no 4, 2008, p. 783-806.
  • 12. Voir Anastasia Mitrofanova, « La géopolitique dans la Russie contemporaine », Hérodote, no 146-147, 2012, p. 183-192 : selon « l’un des fondateurs de l’idéologie eurasiste, Piotr Savicki […] : l’État russe correspondrait à l’Eurasie dans la mesure où la Russie est un empire et non un État-nation. » Voir également Casey Michel, “Decolonize Russia”, The Atlantic, 27 mai 2022 : « Russia’s history is one of almost ceaseless expansion and colonization, and Russia is the last European empire that has resisted even basic decolonization efforts, such as granting subject populations autonomy and a meaningful voice in choosing the country’s leaders. »
  • 13. Voir Jean-Paul Jouary, « Contribution à une polémologie des guerres de Chine (1628-1831) », Guerres et paix, mars 1968, no 2, p. 33-43 : « 600 000 hommes furent égorgés. Le peuple fut totalement exterminé. » Voir également Mark Levene, “Empire, Native peoples and Genocide”, dans A. Dirk Moses (sous la dir. de), Empire, Colony, Genocide: Conquest, Occupation, and Subaltern Resistance in World History, New York, Berghahn Books, 2008, p. 183-204.
  • 14. Voir Lorraine Ali, “In Ukraine reporting, Western press reveals grim bias toward ‘people like us’”, Los Angeles Time, 2 mars 2022.
  • 15. Piotr Akopov, « L'avènement de la Russie et le nouveau monde » [en ligne], trad. par Nastasia Dahuron, Desk Russie, 4 mars 2022.
  • 16. Voir Julia Ioffe, “Kremlin TV Loves anti-war protests –Unless Russia is the one waging war”, The New Republic, 2 mars 2014 : « Anyone who has ever studied the Soviet Union knows about a phenomenon called “whataboutism”. It was the Soviet tactic of responding to Western criticism of things like Soviet human rights violations. The Soviet Union would simply reply by pointing to something the U.S. was doing wrong. »
  • 17. Voir Edward W. Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 233 : « L’Orient tel qu’il apparaît dans l’orientalisme est donc un système de représentations encadré par toute une série de forces qui l’ont amené dans la science de l’Occident, dans la conscience de l’Occident et, plus tard, dans l’empire de l’Occident. »
  • 18. Ian Buruma et Avishai Margalit, Occidentalism: The West in the Eyes of Its Enemies, Londres, Penguin Books, 2005, p. 75 (nous traduisons).
  • 19. Michael Dusche, “Friedrich Schlegel’s writings on India: Reimagining Germany as Europe’s true oriental self”, dans James Hodkinson et John Walker (sous la dir. de), Deploying Orientalism in Culture and History: From Germany to Central and Eastern Europe, Rochester, Camden House, 2013, p. 31-54 (nous traduisons).
  • 20. Voir Hamit Bozarslan, « Anti-occidentalismes et déchirures européennes », Esprit, no 461, janvier-février 2020, p. 118-122 : « La guerre qui est présentée comme celle de l’“Eurasie” et l’“Orient”, incarnés par Poutine et Erdoğan, leaders entretenant un lien charnel avec leurs nations et visant à “libérer” leurs espaces ex-impériaux de la “domination occidentale”, est en réalité une guerre qui trouve ses origines en Europe même. »
  • 21. Johann Fichte, Rede auf die deutsche Nation, Tübingen, H. Laupp, 1859, p. 3-4 : « Ce n’est que grâce au caractère commun de notre être allemand que nous pouvons éviter le déclin de notre nation menacée par sa fusion avec des peuples étrangers [den Untergang unsrer Nation im Zusammenfliessen derselben mit dem Auslande abwehren], et reconquérir une individualité autosuffisante capable d’indépendance vis-à-vis des autres » (nous traduisons).
  • 22. Voir Nikolai Iakovlevich Danilevskii, Russia and Europe: The Slavic World’s Political and Cultural Relations With the Germanic-Roman West, trad. par Stephen M. Woodburn, Bloomington, Slavica Publishers, 2013, p. xiii : « Danilevskii […] saw Western civilization approaching decadence, which was all the more reason to consolidate and protect a separate space for Slavic civilization to come into its own. »
  • 23. Voir H. Handley Cloutier, “Leontiev on nationalism”, The Review of Politics, vol. 17, no 2, 1955, p. 262-272.
  • 24. Voir Edmund S. K. Fung, The Intellectual Foundations of Chinese Modernity: Cultural and Political Thought in the Republican Era, New York, Cambridge University Press, 2010, p. 73 : « Easternization raised the prospect of an Asian Renaissance (read: Chinese Renaissance). It denoted an historic, messianic movement to save the West from moral deficiencies and crass materialism, providing an antidote to the perceived ills of Western society. »
  • 25. Voir Wáng Jūntāo, “Confucian democrats in Chinese history”, dans Daniel A. Bell et Hahm Chaibong (sous la dir. de), Confucianism for the Modern World, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 69-89 : « In his famous Reflective Mind in Europe, [Liang Qichao] reported that Europe was in chaos and needed the Chinese to direct its development at a spiritual level. »
  • 26. “Joint statement of the Russian Federation and the People’s Republic of China on the international relations entering a new era and the global sustainable development”, sur le site officiel du Kremlin, 4 février 2022.
  • 27. Vladimir Poutine, “On the historical unity of Russians and Ukrainians”, discours publié sur le site official du Kremlin, 12 juillet 2021 : « Step by step, Ukraine was dragged into a dangerous geopolitical game aimed at turning Ukraine into a barrier between Europe and Russia, a springboard against Russia ».
  • 28. Voir Athénaïs Gagey et Anne-Sophie Moreau, « “Poutine est prêt à la confrontation la plus brutale avec les pays occidentaux” », entretien avec Michel Eltchaninoff, Philonomist, 2 mars 2022.
  • 29. Jun Mai, “China lawmakers have West’s decline on their minds at ‘two sessions’”, South Morning Post, 9 mars 2022.
  • 30. Joan-Pau Rubiés, “Comparing cultures in the early modern world: Hierarchies, genealogies and the idea of European modernity”, dans Renaud Gagné, Simon Goldhill et Geoffrey E. R. Lloyd (sous la dir. de), Regimes of Comparatism: Frameworks of Comparison in History, Religion and Anthropology, Leiden, Boston, Brill, 2018 (nous traduisons).
  • 31. Urs App, The Birth of Orientalism, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2010, p. xiii-xiv (nous traduisons).
  • 32. J.-P. Rubiés, “Comparing cultures…”, art. cité (nous traduisons).
  • 33. Edmund Husserl, La Crise de l’humanité européenne et la philosophie [1935], trad. par Natalie Depraz, Paris, Hatier, 1992, p. 56.
  • 34. Gilles Deleuze, L’Abécédaire de Gilles Deleuze [1988], « D comme Devenir », documentaire réalisé par Pierre-André Boutang, propos recueillis par Claire Parnet, Paris, Éditions Montparnasse, 2004.
  • 35. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 358.
  • 36. Rémi Brague, L’Europe, la voie romaine, Paris, Critérion, 1992, p. 119.
  • 37. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 133.
  • 38. Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes [1686], dans Œuvres, t. VI, Paris, Jean-François Bastien, 1796, p. 157 : « En vérité je crois toujours, de plus en plus, qu’il y a un certain génie qui n’a point encore été hors de notre Europe, ou qui du moins ne s’en est pas beaucoup éloigné. »
  • 39. Anne Cheng, « La prétention chinoise à l’universalité », Esprit, no 461, janvier-février 2020.
  • 40. Voir Jürgen Osterhammel, Unfabling the East: The Enlightenment’s Encounter with Asia, trad. par Robert Savage, Princeton, Princeton University Press, 2018 ; voir également Martin Joseph Powers, China and England: The Preindustrial Struggle for Justice in Word and Image, Londres, Routledge, 2019.

Jean-Yves Heurtebise

Docteur de philosophie de l’Université d’Aix-Marseille, Jean-Yves Heurtebise est maître de conférences (Associate Professor) à l’Université Catholique FuJen (Taipei, Taiwan). Il est également membre associé du CEFC (Centre d’études français sur la Chine contemporaine, Hong Kong) et co-rédacteur en chef de la revue Monde Chinois Nouvelle Asie.…

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Médias hybrides

Le terme de « médias » est devenu un vortex qui unifie des réalités hétérogènes. Entre les médias traditionnels d’information et les plateformes socio-numériques qui se présentent comme de nouvelles salles de rédaction en libre accès, des phénomènes d’hybridation sont à l’œuvre : sur un même fil d’actualité se côtoient des discours jusqu’ici distincts, qui diluent les anciennes divisions entre information et divertissement, actualité et connaissance, dans la catégorie nouvelle de « contenus ». Émergent également, aux côtés des journalistes, de nouvelles figures médiatrices (Youtubers, streamers, etc.). L’ambition de ce dossier, coordonné par Jean-Maxence Granier et Éric Bertin, est d’interroger le médiatique contemporain et de le « déplier », non pour regretter un âge d’or supposé mais pour penser les nouveaux contours de l’espace public du débat, indispensable à la délibération démocratique. À lire aussi dans ce numéro : Pourquoi nous n’avons jamais été européens, Les raisons de lutter, Annie Ernaux et le dernier passeur et la dernière apparition de Phèdre.