Sciences humaines et sciences exactes : le déséquilibre de l’évaluation. L’exemple des Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS)
L’exemple des Sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps)
En bonne méthode, l’évaluation doit être la même pour tous mais cette équité de principe ne suffit pas à éviter une sélection biaisée. Il apparaît ainsi qu’elle privilégie de plus en plus largement les disciplines « dures » au détriment des sciences humaines dans un domaine comme le sport, présenté précisément ici. Comment maintenir une approche pluridisciplinaire si ces écarts s’aggravent ?
Le fonctionnement du Conseil national des universités (Cnu) dans la discipline sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps) semble éclairant parce qu’il confronte, au sein d’une même unité institutionnelle et scientifique, les critères de pratiques disciplinaires différentes : en particulier ceux des sciences dites « exactes » et ceux des sciences dites « humaines ». Ces deux ensembles sont présents dans les Staps. Ils sont censés collaborer. Ils sont censés converger. Ils sont même censés exister avec une égale légitimité. Cette confrontation pourtant est difficile, sinon conflictuelle. Elle n’est ni égale, ni apaisée. Elle favorise en particulier, dans le cadre du Cnu, les sciences reposant sur des démarches expérimentales en rendant difficile aux sciences relevant d’approches herméneutiques de faire état de leurs critères. L’évaluation des dossiers en paraît déséquilibrée, les qualités scientifiques inégalement appréciées. De plus, cette évaluation révèle clairement les graves distorsions qu’entraîne, pour les sciences humaines et sociales, l’adoption de critères venus d’autres sciences.
Faut-il rappeler que la question est d’importance : le Conseil national des universités est un dispositif scientifiquement central. Il est décisionnel et il est censé être « représentatif » puisque composé de membres élus et de membres nommés. Il est l’instance sélectionnant et inscrivant les candidats sur des listes d’aptitude – les « listes de qualification » – pour leur permettre de postuler ensuite sur des postes universitaires. Il est aussi l’instance participant à l’avancement de carrière des enseignants-chercheurs. Le Cnu anime, autrement dit, dans chaque discipline universitaire, ce qui fait la vie institutionnelle et scientifique de cette discipline, la politique de ses recrutements, celle de ses avancements, celle même de ses orientations ou de ses projets.
Un mot d’abord sur la discipline Staps. Elle appartient à ce que le ministère de l’Enseignement supérieur appelle les « disciplines transversales » : celles comprenant en leur sein plusieurs disciplines fondamentales appelées à travailler ensemble sur un même territoire de préoccupation « savante ». Se retrouvent dans ce grand ensemble des disciplines transversales, en plus des Staps, et entre autres, les sciences de la communication, l’épistémologie et l’histoire des sciences, les sciences de l’éducation. Une discipline transversale fait participer, en bonne théorie, ses « sous-disciplines » à un enseignement commun et à des recherches communes. Chacun comprendra ici que les Staps sont nécessairement diverses. Elles « rassemblent », entre autres, la physiologie, l’anatomie, les neurosciences, la biomécanique, la psychologie, l’anthropologie, l’histoire, la sociologie… S’y ajoutent depuis quelque temps le droit, le management, les sciences de l’ingénieur. Chacune de ces « sous-disciplines » est censée travailler, dans les Staps, à une meilleure compréhension de la motricité humaine, de ses fonctionnements, de ses contextes et de ses transformations. Parce que le périmètre scientifique de ces sciences et techniques des activités physiques et sportives s’organise, pour des raisons historiques, autour de deux grands objets, l’un centré sur la motricité et le mouvement, l’autre sur les pratiques sportives, deux grands secteurs sous-disciplinaires se dégagent : les sciences de la vie et de la santé (Sdv) et les sciences humaines et sociales (Shs). Les unes sont dites « exactes », les autres « humaines ». C’est globalement autour de ces deux grands secteurs que se rangent les membres du Cnu Staps. C’est autour de ces deux grands secteurs aussi que sont rédigés les rapports de l’activité du Cnu, autour d’eux encore que s’effectuent nombre de comparaisons sur les réussites ou les échecs dans les sélections et les qualifications des candidats.
Plusieurs constats sont alors à prendre en compte.
Le premier est celui de l’asymétrie dans la représentativité des membres du Cnu selon le secteur concerné. Le rapport est aujourd’hui d’environ 60 % en faveur des sciences de la vie, « exactes » ou « expérimentales », notamment si l’on y intègre les secteurs de psychologie appliquant strictement leurs modes d’évaluation.
Le deuxième constat est celui de la différence de critères entre l’un et l’autre de ces grands domaines scientifiques : très faible prise en compte des livres, par exemple, pour le premier, alors que les livres écrits par les candidats conservent tout leur sens dans le cadre des sciences humaines et sociales ; avantage majeur donné aux revues dites de rang A pour le premier, celles où domine l’impact factor et la démarche expérimentale, alors que les sciences humaines disposent d’autres démarches et d’autres validations ; avantage donné aux recherches collectives pour le premier, alors que la recherche individuelle conserve son sens en sciences humaines et sociales.
Le troisième constat, décisif en l’occurrence, est que le secteur des sciences de la vie et, plus généralement, des sciences expérimentales, dans le Cnu Staps, est progressivement parvenu à quasiment imposer ses propres critères au secteur des sciences humaines et sociales. Une série d’exemples le confirme sans ambiguïté.
La publication des livres n’est plus mise directement en avant au Cnu Staps, où s’impose en tout premier lieu la publication des articles. Le livre est, au mieux, un complément qui, dans un dossier, peut difficilement compenser l’absence de publications dans des revues. L’argument « contre » le livre tient au fait que sa publication ne ferait pas l’objet d’une expertise effectuée par les pairs. Les textes rédigés au titre de chapitres d’ouvrages sont livrés au même sort, pour la même raison. Disparaissent dès lors, sans coup férir, les publications dans les collections des grands comme des petits éditeurs.
L’importance des revues dites de rang A l’emporte par ailleurs inexorablement puisque, selon les recommandations même du Cnu, la qualification des professeurs ne s’obtient qu’« avec » la publication d’une dizaine d’articles dans ces revues. Revues dont la liste néglige totalement certains domaines : aucune revue de philosophie du sport, ni de géographie, ni de droit par exemple. Avec des conséquences alarmantes : comment un philosophe ou un géographe du sport peut-il dès lors être qualifié sur la liste des professeurs en Staps ?
Les modes d’évaluation de l’excellence scientifique sont fondés en priorité sur des modèles bibliométriques qui, malgré leurs limites reconnues en sciences sociales, sont imposés à tous comme une norme. Le « quantitatif » semble désormais l’emporter sur le « qualitatif ».
Les publications individuelles sont appréciées au même titre que les publications collectives, quand bien même la signature unique peut difficilement être comparée à des signatures multiples, ce qui est précisément le fonctionnement dominant en sciences « exactes ».
Le quatrième constat est que les comptes rendus du Cnu font régulièrement état d’une faiblesse des dossiers en sciences humaines et sociales. Le rapport de 2010, par exemple, insiste sur le « grand nombre de bons dossiers en physiologie » et la faiblesse des dossiers en sociologie. Mais comment inverser cette tendance si aux seconds sont appliqués des critères qui ne leur conviennent pas ?
Le fonctionnement du Cnu Staps est inquiétant parce qu’en favorisant les critères des sciences exactes, il pénalise, de fait, les dossiers de sciences humaines et sociales dont les usages d’évaluation de la production ne sont pas les mêmes. Sans vouloir opposer les uns et les autres, l’exemple partiel, sinon local, d’un tel fonctionnement doit être médité. Il montre à quel point les sciences humaines et sociales ont à défendre aujourd’hui leurs critères propres, leurs démarches, leurs visées. Ils sont au cœur de leur légitimité.
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Thierry Terret est historien, professeur à l’université Lyon I, directeur du Centre de recherche et d’innovation sur le sport (Cris) ; Georges Vigarello est historien, professeur à l’École des hautes études en sciences sociales.