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Timothy Garton Ash, lors de la journée d’hommage à Pierre Hassner, le vendredi 7 décembre 2018
Timothy Garton Ash, lors de la journée d'hommage à Pierre Hassner, le vendredi 7 décembre 2018
Dans le même numéro

L'esprit de liberté

Hommage à Pierre Hasner

La pensée de Pierre Hassner, subtile et engagée, attentive aux rapports entre sociétés et aux passions, est pertinente pour comprendre notre monde, en particulier les populismes nationalistes et le Brexit.

Quand je pense à Pierre Hassner, cela me rappelle immédiatement la célèbre phrase de Paul Celan sur Czernowitz : « Avant la Seconde Guerre mondiale, Czernowitz était un endroit où les gens et les livres vivaient. » Et c’était tout à fait Pierre, il était défini par deux choses, « les gens et les livres[1] ».

Pierre aimait raconter un voyage que nous avons fait à Prague avec Aleksander Smolar en 1988. Nous avions été invités par Václav Havel à un symposium pour le 20e anniversaire des événements de 1968, mais rien ne s’est passé comme prévu. On nous avait dit qu’une dame avec une fleur rouge nous attendrait au restaurant de l’hôtel Paris. Lorsque nous sommes arrivés, Václav Havel a surgi de la cuisine où il s’était caché, flanqué de trois policiers en civil. Il a eu tout juste le temps de dire « je déclare le symposium ouvert… et je suis maintenant arrêté » avant d’être emmené. La dame à la fleur rouge est alors apparue, de forte corpulence et habillée d’une veste en cuir : c’était une agente secrète, le lieutenant Novotna. En plus de la fleur rouge, elle portait un document rédigé en quatre langues, intitulé «  Information  » (Achtung), qu’elle nous a présenté : « Je vous informe que l’action nommée Symposium Tchécoslovaquie 1988 serait en contradiction avec les intérêts du peuple travailleur tchécoslovaque et elle est alors illégale » et que, en conclusion, « il serait inévitable de tirer les conséquences nécessaires contre vous » (sic).

Les « conséquences nécessaires » consistaient à nous faire suivre partout où nous allions. Dès lors, nous avons pris un malin plaisir à déambuler dans Prague en manifestant à divers endroits, à commencer par la tombe de Jan Patočka et jusque devant le Comité central du Parti communiste tchécoslovaque où Aleksander, sa casquette de Lénine sur la tête, traduisait en russe nos protestations contre l’arrestation de Václav Havel aux gardes à l’entrée. Pierre aimait dire que nous composions un trio dont j’aurais été le chef, Aleksander, le commissaire politique et lui, les masses populaires. Bien évidemment, cette caractérisation était totalement erronée. Pierre était tout sauf la masse, il était le cerveau, et j’étais un piètre dirigeant. Si je partage cette anecdote, ce n’est pas par goût de la nostalgie, mais parce que Pierre adorait raconter cette histoire. Jacques Rupnik me disait que même durant ses dernières années, il la racontait très souvent. Je pense que cela résumait pour lui une idée proche du paradis : trois amis se battant pour une cause juste, avec juste ce qu’il faut d’absurdité.

Je n’ai rencontré personne, excepté peut-être Isaiah Berlin, qui connaissait autant de livres, de documents et d’articles sur le bout des doigts. Son éventail de références était extraordinaire. Cette mémoire était bien sûr essentielle, car quiconque a vu le bureau de Pierre sait qu’il était impossible d’y retrouver le moindre livre, tant il était enseveli sous des montagnes de documents. J’ai eu moi-même, en préparation de cette intervention, le plus grand mal à retrouver mon dossier des articles de Pierre. Alors que je pensais avoir fouillé partout, j’ai fini par trouver, dans le tiroir inférieur d’un meuble de classement poussiéreux rangé à la cave, cinq dossiers, dont Pierre aurait apprécié, je crois, les étiquettes : «  Léninisme, Stalinisme  », «  Kołakowski  », «  Zbig  » (Brzezinski), «  Aron  » et «  Hassner  ». Pierre était en bonne compagnie. À propos d’Isaiah Berlin, quelqu’un a fait remarquer qu’il avait publié très peu d’ouvrages mais que, comme Jésus Christ ou Socrate, il parlait beaucoup et eut une forte influence sur son époque : les gens ont pu penser la même chose de Pierre Hassner. Mais comme pour Isaiah, ce n’était pas vrai, il a en réalité publié de nombreux textes.

Une pensée aux multiples dimensions

À l’aune du travail de Pierre, je souhaiterais faire cinq remarques sur le passage de l’Europe d’hier à celle d’aujourd’hui et sur les enjeux de demain. La première est très simple : dans toute la complexité et la subtilité de ses pensées, Pierre a fait preuve d’une clarté morale totale et d’un amour de la liberté constants qui me rappellent ce qu’Orwell disait de Charles Dickens, à savoir qu’il avait « le visage d’un homme qui était généreusement en colère ». Pierre citait avec plaisir Raymond Aron qui disait que « la popularité des superpuissances dans un endroit donné est inversement proportionnelle à leur proximité géographique », mais il était en réalité profondément opposé à la neutralité de l’Europe dans la guerre froide, à l’idée d’une symétrie morale entre les États-Unis et la Russie soviétique. Comme Leszek Kołakowski, il sait que la différence entre un végétarien et un cannibale n’est pas seulement une question de goût. Il suffit de relire les écrits de Pierre à propos de l’ex-Yougoslavie pour y sentir la force d’indignation morale et la colère généreuse : « Les téléspectateurs français devant les images des camps serbes en ex-Yougoslavie préféraient changer de chaîne de télévision plutôt qu’essayer de changer la situation. » Pierre était un spectateur engagé, un combattant.

Pierre était un spectateur engagé, un combattant.

Mon deuxième point concerne la complexité analytique de sa pensée. Selon lui, le schéma explicatif de la guerre froide était un schéma tri­dimensionnel composé du système bipolaire – l’élément le plus stable –, des États et de la société civile – l’élément le moins stable. L’originalité de cette pensée, bien que Pierre rende généreusement hommage à Aron[2], réside dans l’attention qu’il portait aux sociétés et à leurs interactions avec les deux autres niveaux. Il avait même réalisé un diagramme montrant que si vous aviez l’État A, l’État B, la société A et la société B et que vous réfléchissiez à leurs relations, vous retrouviez alors un schéma à huit directions : d’État à État, de l’État à sa société, de société à société et de la société à l’autre État. Il écrivait de manière très intéressante sur l’évolution de l’économie, des attitudes, des flux d’échange et de communication des sociétés modernes. Néanmoins, malgré le caractère complexe de sa théorie, son argument était en réalité très simple : ­l’essentiel de ces systèmes de relations ne se trouve ni dans la force ni dans la coopération, mais dans l’influence constante des sociétés les unes sur les autres, dans le cadre d’une compétition dont les buts sont de moins en moins tangibles, les moyens de moins en moins directs et les conséquences de moins en moins calculables, précisément parce qu’elles impliquent des activités plutôt que des stratégies et parce que ces activités affectent autant ce que les sociétés sont que ce qu’elles font.

La véritable compétition consiste moins à accroître directement son pouvoir qu’à réduire ses vulnérabilités relatives. Point essentiel que Pierre exprimait par une de ses formules préférées, à savoir que, pendant la guerre froide, la concurrence entre l’Est et l’Ouest était une sorte de « décadence compétitive ».

Je pense que ce schéma analytique est encore plus pertinent aujourd’hui, mais sous une forme encore plus compliquée : on compte toujours le système, encore plus complexe et bien moins stable, des États et des sociétés, mais il faut désormais ajouter les plateformes digitales. Dans un monde connecté, les plateformes digitales constituent en effet un nouveau type d’acteur dans les relations internationales. De cette manière, par exemple, les pratiques de désinformation russes – peut-être décisives lors des élections américaines de 2016 et sans doute aussi pour le référendum sur le Brexit – sont à replacer dans ce système quadri­dimensionnel. Ainsi, le changement d’algorithme opéré par Mark ­Zuckerberg dans le but de réduire les contenus à caractère politique sur Facebook au profit d’inter­actions sociales au sein des pages de groupes, a eu pour conséquence inattendue de favoriser massivement l’organisation du mouvement des Gilets jaunes. Ce petit exemple montre bien à quel point les super­puissances privées que sont les plateformes digitales sont désormais des acteurs incontournables dans les relations entre les États et les sociétés. La formule de Pierre, la « décadence compétitive », reste à cet égard tout à fait valable : l’Europe et les États-Unis sont dans un état critique et la Chine n’est pas si puissante que cela non plus. En réalité, nous nous consacrons surtout à la survie de nos systèmes, à la défense de ce qui a été construit et à la réduction de nos vulnérabilités relatives, plutôt qu’à une stratégie de conquête.

Contre les populismes

Mon troisième point concerne la pertinence de sa pensée dans la lutte contre les populismes nationalistes antilibéraux auxquels nous sommes tous confrontés aujourd’hui. Pierre Hassner pourrait être très clairement qualifié de libéral de la guerre froide, tout comme mon maître à penser Isaiah Berlin. Dans tout son travail, Pierre ne fait presque jamais mention d’Isaiah Berlin, alors que leurs pensées sont naturellement proches, comme en témoigne par exemple un essai intitulé «  Vers un universalisme pluriel  » : Pierre cite Michael Walzer, Paul Ricœur, mais il ne cite pas Isaiah Berlin[3]. Mais de mon point de vue, il partage avec Berlin le fait que sa pensée est plus pertinente encore pour décrire notre période de crise post-2008 qu’elle ne l’était pendant la guerre froide. De quelle manière ? La réponse se trouve dans La Revanche des passions[4]. Tout d’abord, son inquiétude concernant le désordre et la violence. Pierre Hassner appartient à la communauté des « ébranlés » de Jan Patočka. Peut-être sans surprise pour un juif européen né en Roumanie au lendemain de ­l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir : il partage avec la communauté juive le « libéralisme de la peur », qui me semble particulièrement pertinent pour notre époque[5].

Deuxièmement, dans sa critique de Fukuyama, Pierre s’attarde sur le thumos, troisième partie de l’âme selon les philosophes de la Grèce antique où se rencontrent la colère, les passions, et où se loge le besoin de reconnaissance[6]. Et que fait Fukuyama trente ans plus tard ? Il publie Identity[7]. Et sur quoi ce livre se concentre-t-il ? Le thumos, sans doute un hommage posthume à Pierre.

Mais son texte le plus important est celui publié dans Esprit en 1991, où Pierre, prophétiquement, écrit qu’alors que nous célébrons le triomphe de la liberté à la fin de la guerre froide, « nous savons aussi que l’humanité ne vit pas que de liberté et d’universalité, que les aspirations qui ont conduit au nationalisme et au socialisme, la recherche de la communauté et de l’identité et la recherche de l’égalité et de la solidarité réapparaîtront toujours, comme elles le font déjà [8] ». Il continue en disant que les libéraux doivent comprendre et intégrer ces préoccupations dans leurs idéaux de liberté de l’individu et d’inter­dépendance de la planète. À mon avis, ces deux couples conceptuels, solidarité-­égalité et communauté-identité, peuvent organiser notre pensée sur les populismes nationalistes antilibéraux de notre monde actuel, la paire solidarité-égalité, plus économique et sociale, étant plutôt caractéristique de la gauche et la paire communauté-identité, c’est-à-dire la dimension culturelle, plutôt caractéristique de la droite.

Les populismes antilibéraux se nourrissent à ces deux sources. Le couple solidarité-égalité part du constat que la mondialisation financière et la révolution numérique ont créé des niveaux d’inégalités jamais vus depuis cent ans ; j’ai récemment lu qu’en 2014, le salaire moyen des hauts dirigeants britanniques était de 4, 4 millions de livres, alors que le salaire moyen global au Royaume-Uni était de 26 000 livres. Le capitalisme financiarisé et mondialisé nous a aussi conduits à la crise de 2008, qui a entraîné la croissance des inégalités verticales au sein des sociétés, mais aussi l’augmentation des inégalités horizontales entre différentes régions d’Europe, notamment entre le Nord et le Sud – on pense à la souffrance grecque. Le pouvoir des entreprises est un produit de ce capitalisme financiarisé et mondialisé, que la relation incestueuse entre l’argent et la politique démontre tous les jours.

Mais, selon moi, la dimension culturelle communauté-identité est encore plus importante. Il n’y a pas qu’une inégalité de salaires ou de richesse, mais également une inégalité d’attention et de respect. Gérard Noiriel rappelle qu’Emmanuel Macron ne fait aucune mention de la classe ouvrière dans son livre Révolution, illustrant cette inégalité d’attention[9]. Or l’attention est la monnaie de l’ère numérique. L’inégalité de respect, le thumos que Pierre évoquait, sépare la société en deux : la moitié de la société a suivi un enseignement supérieur, est mondialisée, citadine, apprécie la société ouverte, le multiculturalisme, l’immigration et l’autre moitié est laissée de côté. Les politiques identitaires, auxquelles chaque minorité peut prétendre au sein d’une société mais pas la majorité oubliée, ont pour conséquence l’arrivée de Donald Trump comme représentant d’un repli identitaire « blanc ». Porté par le sentiment qu’il y a eu trop de changements, trop vite, Michael Oakeshott, philosophe conservateur, dit ainsi que le refrain des conservateurs n’est pas, en reprenant les mots de Goethe dans Faust « Verweile doch, du bist so schön » (« Reste, reste, tu es si belle! »), mais plutôt : « Reste, reste, tu es si familière! »

Si l’on observe le vote populiste en Pologne, le vote pour le Brexit au Royaume-Uni ou le vote AfD en Allemagne, et peut-être, les Gilets jaunes en France, alors ces éléments se rejoignent. La réponse de Pierre est exactement la bonne, c’est-à-dire que nous, libéraux avec un «  l  » minuscule, devons nous tourner vers les traditions intellectuelles de la gauche, de la social-démocratie, afin de trouver des réponses dans les domaines de la solidarité et de l’égalité. Si nous pensons qu’il y a trop d’inégalités, nous devons les réduire ; si nous pensons que les entreprises ont trop de pouvoir, nous devons le réduire ; si nous pensons qu’il y a des relations incestueuses entre l’argent et la politique, nous devons réduire cette relation. Il nous faut aussi nous tourner vers les traditions plus conservatrices pour les questions liées à la communauté et à l’identité, et je pense qu’ici en particulier, nous ne pouvons pas ne pas parler ­d’internationalisme, de cosmopolitisme, d’ouverture, d’européanisme. Si l’on devait revenir à un nationalisme populiste, on devrait parler davantage de la nation, mais en termes de patriotisme libéral et non en termes de nationalisme populiste. Je pense que cette analyse est une partie de la réponse que Pierre nous donne pour notre combat.

Paradoxes du Brexit

La version anglaise du nationalisme populiste ou populisme nationaliste est bien sûr le Brexit. Si je devais décrire une conversation typique avec Pierre, on se retrouverait dans une ville européenne, alors que quelque chose se passe en Europe, et il me demanderait mon avis en pensant, à tort ou à raison, que j’en saurais quelque chose. Pierre commencerait par dire « je ne sais rien à ce sujet », alors même qu’il aurait déjà lu toutes sortes de textes, des plus anodins aux plus obscurs, sur le sujet. Puis il dirait, avec un air angoissé, « ce que je ne comprends pas, c’est que… » et alors viendrait la question. Je pense que ce qu’il dirait à propos du Brexit serait « ce que je ne comprends pas, c’est comment un pays pourrait volontairement échanger une appartenance de première classe à un club pour une appartenance de seconde classe à un club, un rôle de décideur contre un rôle de suiveur, une Mercedes contre une Fiat Punto, sans argent en retour ». Si je devais essayer de répondre à Pierre, la première partie de ma réponse serait de lui rappeler que Benjamin Disraeli a dit que « l’Angleterre est gouvernée non pas par la logique mais par le Parlement » et, à propos du Brexit, le débat est revenu au Parlement, où il se tient depuis le début des années 1640.

Il est étonnant de voir que nos deux pays ont tendance à répéter sans cesse un certain moment de leur histoire, et je ne m’avancerais pas à dire que Paris est de retour en 1789 mais à Londres, assurément, on est en 1642. Mais la différence est que ce que nous voyons véritablement à l’œuvre dans la crise du Brexit est le conflit entre deux logiques démo­cratiques. On trouve, d’un côté, la vieille logique démocratique britannique classique de la démocratie représentative, celle d’Edmund Burke et du Parlement, et, de l’autre, la nouvelle logique de la démocratie directe, celle du référendum. Le Parlement se trouve en proie à ce conflit, car s’il vote pour le Brexit, y compris selon les conditions de Theresa May, cela constituerait la première fois dans l’histoire du Parlement britannique que celui-ci voterait contre sa propre opinion, contre lui-même, en se rapportant à la démocratie directe. Mais les événements prennent une tournure profondément ironique et paradoxale que Pierre aurait adorée. Depuis la révolution anglaise – puisque nous avons bien eu une révolution au xviie siècle –, la souveraineté du Parlement a toujours été garantie. Les Brexiters ont plaidé en faveur du Brexit au nom de la souveraineté du Parlement et, depuis le vote, qu’ont-ils continué de défendre ? La souveraineté du peuple ! Ainsi, quand quelqu’un est allé devant la Haute Cour de justice, puis la Cour suprême, pour dire que le Parlement devait voter pour que la Grande-Bretagne déclenche l’article 50, le processus de départ de l’Union européenne, et que les juges ont statué que le Parlement devait avoir ce droit, les Brexiters ont accusé les juges d’être des « ennemis du peuple », en employant les mots de Robespierre pour dénoncer la souveraineté du Parlement. Mais de l’autre côté, désormais, pour quelle bonne cause les parlementaires défendent-ils la souveraineté du ­Parlement ? Un second référendum ! À ce stade, Pierre dirait, en souriant : « Donc que se passe-t-il désormais? » La formule de Theresa May, « Brexit signifie Brexit », devrait être étudiée lors de séminaires de philo­sophie linguistique pour des générations à venir, comme le parfait exemple d’une phrase où le verbe « signifier » n’a pas de sens. Personne ne sait ce que le Brexit sera véritablement.

Dans l’un des six scénarios développés par Pierre dans un superbe essai de 1986, il expliquait que si les deux superpuissances russe et américaine se retiraient d’Europe, alors les dangers seraient la balkanisation de l’Europe et le retour de la question allemande[10]. Si la Grande-Bretagne se retire réellement, cela augmenterait à la fois le danger de la balkanisation, déjà clairement présent, mais cela provoquerait également le retour de la question allemande. Les demandes de voir l’Allemagne assumer un pouvoir central en Europe sont fortes, mais sa classe politique et son opinion publique ne sont pas capables de satisfaire ces demandes. Un petit effet du Brexit serait donc de nous ramener à la question allemande dans sa forme contemporaine.

L’option sur laquelle je travaille personnellement depuis des mois est celle d’un second référendum, car je pense que le seul bon Brexit est un non-Brexit, et seul un référendum peut battre un autre référendum. Je me rassure en me rappelant une chose que Pierre Hassner disait à propos du référendum en France : « En France, vous pouvez organiser un référendum sur le sujet de votre choix, à condition que vous souhaitiez que la réponse soit “Non”. » Désormais le «  Non  » est de notre côté. Il était du côté des Brexiters, il est maintenant du nôtre. J’espère que, quand nous arriverons à ce stade, nous serons soutenus en France. Nous aurions besoin d’une extension de l’article 50 abordant d’une manière ou d’une autre la question des élections européennes, ce qui peut être fait : un message fort disant que la France souhaite que le Royaume-Uni reste dans l’Union européenne. Nous avons besoin d’un message simple et fort suivi d’un silence.

L’esprit de liberté

Confucius a dit quelque part que, dans la tradition chinoise, le propre du gentilhomme cultivé était d’être constamment sous-estimé, trop peu reconnu pour ses talents, et d’accueillir le destin avec sérénité. Mon ultime commentaire à propos de Pierre serait de dire qu’il a trop souvent été sous-estimé à cause de sa douceur et de la complexité de sa pensée. J’ai souvent souffert en l’entendant parler lors d’une conférence. J’aurais voulu dire à des gens qui n’y prêtaient pas suffisamment attention : « Réveillez-vous! Il est en train de dire quelque chose d’extraordinairement brillant et pénétrant! » Et bien entendu, aucun penseur dans l’histoire, je pense, n’a vu tant de ses idées plagiées par des esprits inférieurs. Mais, dans les dernières années de sa vie, j’ai été ému de voir que cela avait changé, notamment dans la période de sa dernière maladie, quand nombre d’entre vous dans cette pièce ont formé le Comité des amis de Pierre Hassner. J’ai été profondément touché de recevoir le courrier de Michel Duclos, décrivant l’état de Pierre avec tant de délicatesse et de dignité, et bien sûr, après sa mort, par ces extraordinaires manifestations d’admiration et de reconnaissance qu’il a trop peu eues dans sa vie. Je pense par exemple à l’hommage de Jean-Louis Bourlanges publié sur les réseaux sociaux, peut-être la publication la plus élégante jamais publiée sur Twitter.

La liberté de l’esprit
et l’esprit de liberté, c’était Pierre.

Dans cette célébration, les dernières années de la vie de Pierre et son décès, j’ai enfin ressenti le retour de ce sens de la dignité, de la vertu et de la beauté de la vie intellectuelle. La vie de l’intellectuel, qui ne peut être mesurée ni par les apparitions à la télévision, ni par le nombre de boutons ouverts sur votre chemise, ni par les ventes de livres, ni les «  j’aime  » sur Facebook, ni par le nombre de rencontres avec le Premier ministre ou le président, mais simplement par un dévouement à la recherche de la vérité et, dans la mesure où la vérité peut être trouvée, la tentative de la dire de manière aussi claire, minutieuse, subtile, profonde et intéressante que possible. L’esprit d’enquête, libre et courageux, qui constitue une part tellement essentielle de l’esprit de liberté, de la «  Liberté de l’esprit  », du nom de la collection d’essais publiés et édités par Raymond Aron chez Calmann-Lévy, qui comptera bientôt – je l’espère – un volume sur Pierre. La liberté de l’esprit et l’esprit de liberté, c’était Pierre.

Permettez-moi de conclure en citant quelques vers du poème de W. H. Auden, «  À la mémoire de W. B. Yeats  » (1939) en hommage au poète disparu :

Dans le cauchemar des ténèbres

Tous les chiens de l’Europe aboient,

Les nations vivantes attendent,

Chacune enfermée dans sa haine

Vers dont j’ai peur de dire qu’ils semblent bien trop actuels aujourd’hui. Auden écrit aussi, à propos de W. B. Yeats :

Les provinces de son corps se révoltaient,

Les places de son esprit étaient vides,

Le silence envahit les faubourgs,

Le courant de ses sensations fut coupé; il devint ses admirateurs[11].

Et dans ces merveilleux derniers mots, je vois notre hommage à Pierre : Pierre continue à vivre dans la mémoire de ceux qui l’ont aimé et dans la pensée de ceux de cette assemblée. Il est l’un des très rares penseurs dont je peux dire que, quand une nouvelle crise, un nouveau drame dans les relations internationales, se produit, je me demanderai pendant des années, comme vous tous ici je pense : « Que dirait Pierre? »

 

[1] - Ce texte a fait l’objet d’une communication lors de la journée d’étude «  Penser et agir avec Pierre Hassner  », organisée par Esprit, Commentaire et la fondation Fehmi Agani, au centre Sèvres, le 7 décembre 2018.

[2] - Raymond Aron, «  Persuasion et subversion  » dans Paix et Guerre entre les nations [1962], Paris, Calmann-Lévy, 2004.

[3] - Pierre Hassner, «  Vers un universalisme pluriel  », Esprit, décembre 1992.

[4] - Pierre Hassner, La Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crise du politique, Paris, Fayard, 2015.

[5] - Voir Judith Shklar, “The Liberalism of Fear”, dans Nancy L. Rosemblum (sous la dir. de), Liberalism and the Moral Life, Cambridge, Harvard University Press, 1989.

[6] - Francis Fukuyama, «  La fin de l’histoire ?  » et Pierre Hassner, «  Fin de l’histoire ou phase d’un cycle ?  », Commentaire, automne 1989. Les deux articles sont parus au même moment en anglais dans The National Interest.

[7] - Francis Fukuyama, Identity. The Demand for Dignity and the Politics of Resentment, New York, Farrar, Straus & Giroux, 2018.

[8] - Pierre Hassner, «  L’Europe et le spectre des nationalismes  », Esprit, octobre 1991, p. 22.

[9] - Gérard Noiriel, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire. Dialogue avec Nicolas Truong, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2019.

[10] - Pierre Hassner, «  L’Europe entre les États-Unis et l’Union soviétique  », Commentaire, no 33, printemps 1986.

[11] - Wystan Hugh Auden, «  À la mémoire de W. B. Yeats  » [1939], trad. par Jean Lambert, dans Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Paris, Gallimard, 2005.

Timothy Garton Ash

Historien, journaliste et essayiste britannique, Timothy Garton Ash est professeur en études européennes à l'Université d'Oxford. Il a reçu en 2017 le Prix Charlemagne. Il est notamment l'auteur de Free Speech : Ten principles for a connected world (Yale University Press, 2016) et The File : a personal history (Atlantic Books, 2009).…

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