2. Le pouvoir sans l'aura
Les élections présidentielles ont marqué un changement d’ambiance, lié aux deux personnages en lice, à leur manière d’être au travers de l’écran, à leur présence isolée au centre de la scène, cibles des regards collectifs braqués sur eux.
Pour qui l’observe simplement devant sa télé, la période électorale n’a pas dégagé des événements clefs mais une impression d’ensemble, un sentiment que quelque chose de différent a eu lieu, et que cela concerne non pas le contenu de la communication mais son style.
La curiosité du téléspectateur est plastique : l’urgence de sa faim de savoir ce qui se passe, et qui n’a d’autre but qu’elle-même, fait de lui le miroir premier de cette ambiance de l’époque. Vouloir être au courant, se saisir du présent, poser la question du monde derrière l’écran, c’est vouloir en partager la contemporanéité, au moins sous sa forme d’ensemble, son style de performances, son genre de manières – ses couleurs et ses matériaux « top », toutes ces bonnes façons d’aller mal, ces intensités « glamour » quand on descend de voiture. Toute la cascade d’appétits divers qui nous fixe devant le poste serait sans doute à détricoter : désir de visages en face, confort du croisement intransitif des regards, charme de l’habitude quotidienne, peur d’être largué, excitation attendue d’un coup à prendre – ignoble fait divers, information angoissante, catastrophique. Ou encore : vraie curiosité écarquillée, désir de totalité, de ne rien laisser passer, recherche de quelque chose de crucial …
Tout ce qu’il y a de non verbal dans le flot informatif charrie des formes en surplus, que nous dévorons des yeux. Si les commentaires et les paroles sont déterminants pour interrompre l’indécision des images – et ici il faut se souvenir du remarquable travail d’Hélène Puiseux1 –, les yeux ne suivent pas le son de ce qui est dit, mais fixent l’imagerie obligée. Tout ce qui meuble les seconds plans de l’écran (les cylindrées puissantes qui tournent au coin des rues, les descentes d’avion, les choix d’habits, de gestes, le ton des voix, le rythme de la parole, le décor des objets, etc.) aide à fabriquer cette atmosphère esthétique collective qui signe une époque. Si les bascules qui se produisent à ce niveau-là sont réelles, elles font partie du jeu qui rend possible la séduction en politique, ou l’inverse.
Le duo des candidats
Le style des deux candidats du second tour de la présidentielle était bien inscrit dans cette atmosphère d’époque. Il avait quelque chose d’homogène, de familier, d’esthétiquement reconnaissable, à sa place au milieu de l’écran. Ils auraient pu tourner dans une série télévisée sur leur vie de présidentiables en pleines élections. Le succès des documentaires et des livres sur eux témoigne d’un intérêt qui déborde le politique : leurs amours, leurs trajectoires semées d’obstacles retracent des scénarios qu’on a l’impression de connaître déjà. Le fait qu’une femme soit à égalité dans l’aventure joue son rôle : pas de série télévisée sans différence des sexes. Mais là – inversion – c’était elle qui était placide, dénuée de rhétorique, et lui qui s’était accaparé la fameuse sensibilité vibrante qui veut « toucher », cette nervosité excitée et vulnérable, attribuée jadis au sexe faible.
L’impression d’un écart qui s’amoindrit entre le champ du politique sérieux et celui des fictions télévisuelles a de quoi retenir l’attention. Le changement touche aux modes de présentation des corps investis par le pouvoir, la majesté productrice de distance, la gestion de la part de sacré qu’ils sont sensés incarner en se rapprochant de l’exécutif. Pendant la campagne, le duo en lice présentait une esthétique particulière de la présence qui implique une forme d’action et de morale, une définition de la personne située « au sommet » et de sa trajectoire personnelle. Le point central me semble être leur sensible déliaison d’avec leur propre parti d’une part, et avec leur partenaire conjugal d’autre part. L’un et l’autre apparaissaient un peu à l’écart, de leur propre parti, de leur couple, à cause des conflits pressentis et d’un vide particulier autour de leur corps que cela entraînait. Mais ce n’est pas l’aura, au contraire, c’est la fin de la stature du « grand » homme en majesté. Les deux candidats semblaient comme un peu miniaturisés, plus seuls sur la scène, un peu désaffiliés de leur famille politique et d’une claire conjugalité. Or, ce dernier trait caractérise les héros et héroïnes des séries télévisées dont la liberté est démontrée par leurs déliaisons, comme les sociologues Sabine Chalvon-Demarsay et Dominique Pasquier l’ont analysé2. L’esthétique déliée de leurs styles « modernes », non conventionnels en est le signal à peine visible, mais sensible, sur l’image. Ce duo en compétition, opposé dans les choix politiques et leur identité de genre, offrait pourtant cette même subtile atmosphère de perdition ténue, muée en présence « authentique », plus « vraie ». Leurs silhouettes, leurs profils perdus ont séduit de façon originale, et semblaient alors donner prise aux curiosités empathiques. Leurs histoires hors champ étaient comprises, et le téléspectateur accompagnait non seulement leurs discours, mais aussi leurs trajectoires humaines, comme lorsqu’on regarde un funambule fragile en haut du trapèze. Malgré les oppositions politiques, il y avait aussi un coefficient d’empathie pour le spectacle de leurs belles trajectoires ascendantes, malgré les trahisons et les chagrins d’amour comme dans le feuilleton prévisible.
Notre système d’identification avec les puissants politiques a-t-il changé de modalité ? Les puissants ne sont plus les statues imposantes qui incarnent le pouvoir mais des héros fragiles qui « arrivent ». Le regard collectif d’époque se pose sur eux non plus du bas vers le haut, mais à l’inverse du lointain, de l’en deçà de l’écran vers le bas de la scène violemment éclairée, où une silhouette fragile et solitaire « se donne » à fond. Les héros ont le regard mouillé, ils remercient le monde avec ferveur.
Une droite qui décoiffe
Après les élections, la figure unisexuée du président élu continue de désarmer le regard par un style décoiffé dans le vent, celui de l’action, de la familiarité, de la main qui prend le coude d’autrui pour mieux le toucher. Le téléspectateur trouve intéressant que la « jouissance sans entrave » soit condamnée par ceux qui n’ont que peu d’entrave financière à leurs jouissances, lorsqu’ils sont au sommet de tous les pouvoirs. Il éprouve un vertige en face du changement de braquet, de cette accélération du jeu, il est ému et essoufflé en face de la rhétorique de l’amour, comme à la veille d’une guerre.
Le style « délié » ou « décoiffé » passe à droite. Descente de jets privés, traversée des allées du pouvoir en famille, bronzage et bras ouverts du dialogue avec ceux d’en face, main sur l’épaule, sourires et complicités vibrantes, amis « de toujours » de différents bords de l’économique et du politique font pencher pour eux la foule sentimentale. Tout cela surprend la gauche, révèle ce qui était son affinité secrète avec ce style délié, ce signal d’instabilité qui décoince les manières les plus formelles, quand la pensée du monde devient poignante et libère les sincérités vibrantes, les vérités hurlées au mépris des conventions. Cette droite s’est fardée d’une atmosphère de gauche, et l’accélération de sa dramaturgie est celle d’un de nos feuilletons télévisés d’époque.
- 1.
Hélène Puiseux, les Figures de la guerre. Représentations et sensibilités, 1839-1996, Paris, Gallimard, 1997.
- 2.
Voir notamment dans Esprit : « Une société élective. Scénarios pour un monde de relations choisies », août-septembre 1997.