De l'instant à la pose. Le cinéma documentaire de Raymond Depardon
Le cinéma documentaire de Raymond Depardon
Le cinéma documentaire a, depuis quelques années, repris sa place sur les écrans, et c’est une bonne chose. En contrepoint des reportages et des images d’actualité de la télévision qui ont longtemps modelé les esprits et donné du documentaire une idée parcellaire, des films différents, construits, scénarisés, travaillés, proposent une autre manière de traiter de la réalité. L’afflux d’images brutes sur le petit écran a manifestement ouvert les regards à un autre type de représentation que celui de la fiction composée, mais lui a simultanément imposé une forme sclérosante, successivement dénommée « cinéma direct », « cinéma du vécu », « cinéma de captation », toutes expressions visant un filmage sans intervention, sans montage signifiant, sans mise en scène, faisant accroire qu’il n’y avait pas de place dans la recherche du réel pour une forme affichée ou un point de vue personnalisé.
La vogue actuelle a pour résultat heureux de diversifier l’approche documentaire, la sortant de cette tyrannie du cinéma direct dans laquelle elle s’était quelque peu enlisée depuis 3 ou 4 décennies. Aux côtés de celui-ci, on voit s’imposer en effet un documentaire de démonstration, dont Michael Moore serait le plus habile représentant (et le plus célèbre, récompensé aux Oscars pour Bowling for Columbine ou à Cannes pour 9/11), mais qui a vu aussi le triomphe de films comme Le complexe de Darwin, ou celui d’Al Gore sur l’environnement (Une vérité qui dérange, 2006), ainsi qu’un documentaire « d’auteur », dont Agnès Varda et Raymond Depardon viennent de nous donner deux exemples enthousiasmants avec Les plages d’Agnès1 et La vie moderne.
Ni l’un ni l’autre ne sont nouveaux : le documentaire de démonstration est dans la grande lignée des films politiques dits d’intervention, des films institutionnels ou de propagande. Quant aux documentaires d’auteurs, le nom d’Agnès Varda indique assez quelle est sa tradition, d’une subjectivité affirmée et d’une perspective marquée, dont la cinéaste a toujours usé aux côtés de Chris Marker et Alain Resnais en particulier, depuis les années 1950.
Dans ce paysage varié, l’itinéraire de Raymond Depardon est singulier, puisqu’il traverse, avec une apparente innocence, plusieurs conceptions assez différentes du documentaire, qui renvoient à des positions de cinéaste et de témoin aussi variées que problématiques. Si le discours du cinéaste est resté constamment très lisse, revendiquant un cinéma direct apparemment étranger aux interrogations de forme et de principe, ses films, en revanche, révèlent des positions et des logiques de regard qui en disent long sur les dispositifs documentaires, ainsi que sur les a priori de nos regards de spectateurs.
Cinéma de captation
Dans les années 1970-1980, Depardon est reporter-photographe et il commence à tourner ses premiers longs-métrages. Parmi ceux-ci, une trilogie importante consacrée à des institutions françaises, sur le modèle des films du documentariste américain Frédéric Wiseman. Faits divers, Urgences et Délits flagrants se déroulent respectivement dans un commissariat de police, un service d’urgences psychiatrique et le palais de justice, à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, au cœur de Paris.
Le principe de départ est celui du cinéma direct : une caméra portée, deux ou trois techniciens pour enregistrer les images et le son, et le filmage sur le vif des actions qui se présentent. Les voix, les bruits de fond, sont enregistrés tels quels, en même temps que les images, et la tonalité de Faits divers, en particulier, est celle d’une discrétion absolue du réalisateur et l’absence apparente de toute mise en scène. On passe d’interrogatoires en patrouilles nocturnes, de découvertes sordides en interventions d’urgence, sans que les protagonistes, au cœur de l’action, ne réagissent d’une manière ou d’une autre à la présence de la caméra. C’est le principe d’une transparence de l’image : rien ne vient indiquer la présence d’un regard particulier, d’un dispositif de représentation. Non seulement il s’agit de faire accroire que rien de la réalité n’a été modifié par la présence de la caméra et de l’équipe (proposition d’« objectivité » qui a fait la fortune de ce type d’images, jusque dans les ultimes avatars de la téléréalité), mais il s’agit aussi de dégager l’image de toute personnalité, de tout point d’origine ou caractéristique de support, pour en faire le plus neutre des intermédiaires. On n’est pas très loin, alors, de l’esprit du reportage, qu’il soit photographique ou télévisé, auquel est associée l’idée de la « bonne place au bon moment », de la rapidité des réflexes du réalisateur et de son équipe, de la capacité à se fondre dans le décor ; c’est « l’instant décisif » des photographes.
Toute une mythologie se cristallise alors, qui a accompagné l’image d’actualité, les grands photographes et les grands cinéastes, pendant bien longtemps, aux dépens d’une conscience des cadrages, des choix optiques, des sélections opérées avant et après dans les sujets et dans les poses, etc. Dans Faits divers, comme dans les autres films de Depardon qui lui sont contemporains, comme dans la plupart de ceux qui occupent les écrans alors, s’impose l’idée que le réel est là, exposé sous l’œil neutre et complaisant de la caméra, et qu’il suffit de ne pas intervenir pour que la vérité advienne. Depardon lui-même explique : « Il faut être en embuscade », et parle de « l’enregistrement froid de la caméra », comme s’il s’agissait d’un effet de conservation, de préservation des réalités par absence de subjectivité. « Je n’interviens pas, je me contente de laisser parler le réel » disait encore Georges Rouquier dans les années 1980, préservant, au-delà de son immense talent, le mythe de cette transparence de l’image documentaire. Cette croyance simpliste a perduré bien au-delà des films, et de la pratique, dans la conscience des (télé)spectateurs.
L’opinion courante aujourd’hui (et que l’on retrouve aussi chez bien des critiques, et souvent chez les cinéastes eux-mêmes) veut que l’absence affichée de perspective soit un critère d’objectivité, donc de vérité. Comme si le caractère artificiel de l’image, du dispositif, du montage, disparaissait immédiatement, dès que celle-ci ne participe pas à une démonstration explicite. Et comme si l’image elle-même, dans ces conditions, était suffisante à dire le réel. Utopie de l’innocence et de la révélation que la télévision et le cinéma direct ont perpétuée avec le succès que l’on sait.
Toute la force du cinéma direct, dit encore Depardon, c’est de permettre de s’approcher un peu, mais pas trop. Ne pas bouger, lancer la caméra sur des choses qui ne sont pas très intéressantes, et tout d’un coup naît une conversation2.
Cette « naturalisation » du cinéma direct, l’idée qu’il transmet le réel dans toute sa splendeur, a pesé comme une chape sur toutes les images contemporaines, accordant à celles qui paraissaient les plus neutres une valeur de vérité disproportionnée – et pour tout dire infondée –, et retirant aux autres, en proportion des marques d’auteurs qu’elles manifestent, toute crédibilité.
Depardon, d’une certaine manière, a profité de cet a priori, alors même que son cinéma s’éloignait d’un tel modèle. À partir d’Urgences, qui concernait des consultations psychiatriques à l’Hôtel-Dieu, le dispositif filmique change en effet progressivement – tandis que le cinéaste revendique toujours (et encore aujourd’hui) son appartenance au cinéma direct. À côté de scènes tournées en caméra mobile, accompagnant les mouvements de personnages et s’adaptant aux différentes actions (cette fameuse « caméra de dos » qui est le radical envers de la théâtralisation), se mettent en place des scénographies plus calculées, avec par exemple des cadres fixes qui précèdent l’action et en paraissent indépendants. La caméra y est parfois décisionnaire, imposant un regard sur des éléments a priori secondaires, ou laissant percer la sensation d’une mise en scène. Délits flagrants systématisera le principe, en imposant des cadres fixes à l’intérieur desquels se déroulent les interrogatoires entre magistrat et prévenu. La fixité, la répétition, l’absence de réactivité de la caméra, obligent le spectateur à prendre en compte un autre type de regard ; à ressentir, tout simplement, qu’il y a regard, et pas seulement « contenu ».
Par contraste, ce moment dans l’œuvre de Depardon éclaire particulièrement le leurre du cinéma direct conventionnel, qui, effaçant les traces trop visibles de choix, laisse penser que l’action est souveraine, et nécessaire l’image qui en rend compte. La très grande majorité des images de reportage, des documents d’actualité à la télévision découlent de cet escamotage, qui supprime totalement aux yeux des spectateurs la présence même d’un regard. La force de Depardon a été, dès cette époque, de tricher avec le modèle « objectif », d’imposer au sein d’un cinéma direct des cadres repérables et des regards avoués. Comme si le cinéaste voulait équilibrer la part de captation en la délivrant de sa fausse évidence. Mais étrangement, on continuera à voir ses films, et lui-même continuera à en parler comme s’ils étaient de pures captations, montrant le réel tel qu’il est, de la manière la plus brute qui soit. Il reste en effet de longs moments d’enregistrement, des blocs d’émotion, des fragments mis bout à bout d’expérience et de douleur humaine posés sur l’écran, qui jouent sur l’immédiateté. Double jeu, de la puissance affective de tels moments et de la distance imposée par les écarts formels.
C’est qu’un autre effet de l’esprit d’époque entre en jeu : l’idée que l’opacité de la représentation préserve la vérité de l’objet. Dans la fiction comme dans le documentaire, l’équation est constante aujourd’hui, en réaction contre la volonté plus classique de tout vouloir expliquer ou légitimer, en même temps que de (faire) croire qu’on en a les moyens. Les faits et gestes des personnages de fiction ne sont plus éclairés par leur passé ou leur condition, et l’état du monde est filmé tel quel, dans l’épaisseur de son apparition. Comme si la priorité donnée à la sensation immédiate, le refus d’expliquer, et même de chercher à le faire, le refus de s’engager dans une logique de compréhension était garant d’une approche plus respectueuse de la vérité. Or, que les choses soient présentées comme évidentes (transparence classique) ou comme impénétrables (opacité moderne), le danger est du même type : il est celui d’une interprétation immédiate, liée à l’air du temps, autant dire à l’une des idéologies prégnantes.
La fausse objectivité que dénoncent depuis toujours les films de Chris Marker n’est ainsi qu’une absence marquée de point de vue, et elle prend aujourd’hui de plus en plus la forme d’une extériorité ostentatoire. Ne pas chercher à donner d’explications, voire ne pas chercher à comprendre préserverait en quelque sorte la liberté du spectateur ; le respect du réel passerait par son mystère préservé. Mais c’est oublier, là encore, que l’obscurité en question est créée par le moment choisi, l’angle de vision, la fragmentation opérée. L’opacité vient de l’image, et c’est un curieux retournement logique de lui en confier la préservation au nom de l’intégrité du réel. Ainsi, dans Délits fragrants, ou plus tard, dans 10e Chambre les attitudes des magistrats, leurs décisions, les mécanismes de l’institution paraissent d’autant plus arbitraires, brutaux, sans fondements, qu’ils ne s’articulent à aucune tentative de compréhension, à aucune analyse du processus (du procès). La réception sociale favorisant par ailleurs, à l’heure actuelle, une réaction « naturelle » de rejet de l’institution judiciaire. Éliminer les relations de cause à effet, les éclairages possibles de contextualisation, c’est sans doute permettre une perception plus forte de certaines réalités (la violence de la justice, en l’occurrence), mais c’est aussi, d’une autre manière, dénaturer l’ensemble.
Les films de Depardon rendent compte de sensations, de moments, qui recouvrent alors la compréhension d’une totalité, et qui en tiennent lieu en définitive. Leur efficacité, et ce qu’on pourrait appeler leur « vérité documentaire », viennent de leur capacité à susciter et condenser les émotions, et à les faire se succéder brutalement, sans transition, sans raison : il y a, dans le désordre et les brusques changements de ton, un naturel qui donne encore plus de force à la dramaturgie de chacune des situations. Mais c’est un effet. Voulu ou non, conscient ou non, peu importe : la dimension affective s’y trouve démesurément privilégiée par absence d’articulation et de mise en perspective. En cherchant à libérer de tout biais artificiel ou interventionniste la présentation de la réalité, on en crée d’autres par survalorisation de la composante émotionnelle. Les Profils paysans, dont nous parlerons plus loin, sont dans cette logique. Au cœur des situations (un procès, une urgence psychiatrique, une succession à la ferme), l’accent mis sur l’émotion conduit à n’envisager comme seule vérité que celle de l’instant, des affects, aux dépens de toute mise en perspective ou distance raisonnée.
C’est précisément sur ce point que les évolutions de mise en scène dans l’œuvre de Depardon sont importantes. À un moment donné, le cinéaste (s’)oblige à considérer que le cadre dans lequel sont vus les événements n’est pas si « naturel » que cela. Que c’est d’un endroit précis, et avec une distance particulière, que ses films regardent le monde. Dans Urgences, l’opérateur se met ainsi à filmer la preneuse de son, le temps d’une scène, ou bien sont conservées au montage des apostrophes de patients vers le réalisateur et sa caméra, et l’on commence, de loin en loin, à entendre la voix du cinéaste. Autant de détails qui préparent à une prise de distance plus marquée, un type de cinéma où le regard et l’objet sont assez distincts pour que l’image apparaisse bien pour ce qu’elle est.
Mais on ne peut pas dire non plus que le cinéaste prenne à bras-le-corps le projet de marquer son regard, contre l’évidence de la captation : ses films oscillent alors entre l’une et l’autre des positions, instants captés et cadres imposés par la mise en scène. Les premiers donnent le ton, et les seconds interrompent le cours du film, le détachant soudain d’une transparence trop simple. Cinéaste direct, c’est-à-dire choisissant l’instant, la réalité du moment et la spontanéité de ses personnages, Depardon ajoute donc ponctuellement à ces enregistrements, comme autant de scrupules, des signes du dispositif. C’est à ce stade que sont entrepris les Profils paysans, à partir de 1998, dont le troisième volet, La vie moderne, est sorti cet automne (et vient de paraître en Dvd3).
Un cinéma de pose
Le principe de ce triptyque est de suivre les conditions de travail des paysans de moyenne montagne aujourd’hui en France. À cet effet, Depardon rencontre et filme un certain nombre d’exploitants dans des hameaux dispersés des Cévennes, interrogeant les uns, revenant vers les autres, au gré de ce qui semble être le hasard des voyages plutôt qu’une organisation a priori. Les trois films (L’approche, Le quotidien, La vie moderne) alternent des scènes en plein air et des scènes d’intérieur ; rares sont celles où le travail est filmé. Quelques négociations âpres avec des marchands de bestiaux, l’accompagnement d’un troupeau, quelques images de traite. Ce sont les conditions de travail plutôt que celui-ci à proprement parler qui sont l’objet de l’attention du cinéaste, en une sorte de contrepoint au fameux Farrebique (de Georges Rouquier) des années 1940. Les « conditions », ce sont les rigueurs du climat, les vallonnements à l’infini, aussi bien que les relations de couple, de famille, de générations ; le cadre de vie, saisi au gré des visites à la ferme. Mais en termes d’images, donc de regards, les choses ne sont pas si simples. Des Cévennes, de leurs vallons et de leurs terrasses, nous voyons surtout des plans larges, des travellings sur la route, des fonds d’écran : des paysages. Une façade décrépie, une cour boueuse, sont toujours des cadres, des décors. Même quand la nature n’est pas l’objet du plan, quand elle ne fait qu’accompagner le trajet d’un personnage, ou une cérémonie au cimetière, ou l’arrivée à la ferme, elle est un paysage. Musique de Fauré, lumière du soir, couleurs d’automne. Non pas une vision idyllique, car elle est souvent traversée de solitude, et d’une mélancolie certaine, comme un adieu constant et prématuré, mais en tout cas une vision extérieure, qui pourrait être celle d’un peintre, d’un photographe, d’un voyageur de passage. Pas celle du berger, dont le regard est fixé sur son chien ou ses brebis, pas celle du pasteur venu présider à un enterrement et qui évoque le secret enfoui du défunt.
Un regard extérieur, donc, et qui se pose comme tel, au travers d’un pare-brise, ou à l’occasion d’un panoramique sur l’horizon. Regard qui est celui du spectateur : il ne fait pas mine de s’introduire de biais dans la vie des individus filmés, de les accompagner dans leurs tâches, de vivre avec eux. Aucun effet d’identification, qui donnerait au spectateur, par le découpage, la proximité, la profondeur de l’image, l’impression d’être « au contact » de la réalité filmée. En cela, ces Profils paysans amendent très nettement le cinéma direct : ils restituent au spectateur sa véritable place, sans lui laisser croire qu’il est ailleurs et qu’il peut, le temps d’un film, vivre la réalité d’un autre. Mais si l’on évite la convention du réalisme, le danger est de ne pas échapper à celle du cliché : c’est-à-dire de l’image toute faite, référencée dans l’imaginaire collectif. En l’occurrence celle des décors agrestes, rudes et romantiques. Une image dont le statut, et le principe, sont encore renforcés par la façon dont sont filmées les scènes d’intérieur.
Les personnages y sont saisis dans leur cadre naturel, dans la salle commune qui fait office de cuisine, de salle à manger, aussi bien que de pièce où l’on reçoit le voisin ou le marchand de passage. Intimité relativement préservée : on ne va pas plus loin que cette pièce commune, dans laquelle le dispositif cinématographique est censé ne rien changer aux habitudes des protagonistes. D’une certaine manière, on dira que rien n’est mis en scène – au sens où ce qui se déroule n’est pas agencé, ni sans doute modifié par la présence de ladite caméra4. Les choses, donc, se déroulent sous le regard de la caméra peu ou prou comme elles se déroulent tous les jours. Mais elles sont vues d’une manière particulière, et c’est ce qui importe ici. Quand il filme un personnage ou un groupe dans ces conditions, Depardon utilise un cadre fixe, frontal, inscrivant les protagonistes dans un espace qui semble déterminé davantage par le champ de l’image que par celui du lieu. Une table, souvent, sur laquelle s’appuient les protagonistes, sert de « rampe », comme si elle délimitait l’espace scénique. Et, face à la caméra, dans ce cadre ordonné, les habitants de la ferme paraissent poser, un peu gênés, maladroits. Long plan fixe, par exemple, sur ce célibataire de presque cinquante ans, qui descend préparer son petit-déjeuner, pose son bol et sa casserole face à nous, et pendant plusieurs minutes nous fait face en mangeant sa tartine. Il est à la même place que d’habitude, accomplit les mêmes gestes, mais la caméra est placée de telle manière qu’il donne l’impression de s’exposer. Il ne change rien à sa vie (cinéma direct), mais pourtant il nous fait face : construction d’une situation, invention d’une pose.
Souvent, d’ailleurs, les sujets filmés ont conscience de cette pose artificielle, et cherchent à donner le change en s’adressant à ceux qui, invisibles, les fixent dans le cadre : leur offrant un gâteau, leur demandant s’ils restent dîner… Paul, le célibataire mentionné plus haut, reste impassible ; et le plan est si fort, et si dérangeant, que Depardon le réitère et le complique dans La vie moderne en installant sa caméra face à lui alors qu’il est en train de regarder l’enterrement de l’abbé Pierre à la télévision. La scène est émouvante, elle a souvent été commentée dans les critiques parues à la sortie du film ; elle est surtout très dérangeante puisque nous ne vivons pas l’émotion du personnage avec lui (pour les raisons de mise en scène décrites plus haut), mais que nous le regardons comme étant lui-même un objet d’observation. Comme toujours, ce sont ses larmes qui retiennent l’attention : les spectateurs de documentaires sont d’éternels voyeurs.
Mais au-delà de cette émotion, il y a l’injonction provoquée par la caméra : celle faite au personnage de « se produire » face à nous, comme on dit d’un acteur, précisément. Émotion plein cadre, aveux sollicités instamment. Le personnage n’y est pour rien : il subit un dispositif qui fait image, qui théâtralise, qui l’oblige à entrer dans un cadre à l’intérieur duquel il faut qu’il vive comme si de rien n’était. (Or vivre « normalement », ce serait justement refuser de s’exposer ainsi.) « Approchez, approchez messieurs dames ! Lola Montes vous dira tout ! » claironnait l’écuyer de Max Ophuls : parfois l’image de ces Profils paysans touche aux limites de cette indécence. Parfois nous avons la triste impression de revoir Les Deschiens, non parce que les paysans de Depardon ressemblent à ceux de Canal +, ni parce qu’ils seraient filmés de la même manière, mais parce qu’ils le sont, après tout, avec les mêmes images. Il faut qu’ils entrent dans le cadre, et une fois à l’intérieur, leur gêne est palpable, et leurs manières sont troublantes, parce qu’elles sont filmées « de l’autre côté5 ». Avec fraternité, peut-être, pour s’en émouvoir et non pour s’en moquer, mais d’une place somme toute identique. De l’extérieur de la scène.
Paradoxe d’un film respectueux et sensible qui produit pourtant une distance infranchissable par la composition de certains plans. On compose un cadre, le chien est au bon endroit, le patriarche devant, le fils à l’écart : c’est la réalité, mais la réalité posée, un moment dans la présentation de soi. En s’éloignant des conventions de réalisme de la caméra mobile, le film oblige à se poser la question de la représentation, telle qu’elle est acceptée et intégrée par les protagonistes eux-mêmes. On songe à Walker Evans (auquel le cinéaste lui-même fait référence), et ses photos de l’Amérique misérable pendant la dépression des années 1930. Clichés célébrissimes, inoubliables, en grande partie sans doute parce qu’ils mêlent précisément le réalisme et la pose. Et que s’y donne à voir une tension entre les conditions de vie et la posture adoptée face à l’objectif. Dans cette tension intervient sans doute la volonté du photographe de faire image : de transformer la réalité en objet du regard. Où l’on retrouve la question du paysage.
La vie moderne combine trois approches que l’on associe peu, ordinairement : celle du cinéma direct, celle de la vision subjective (le début et la fin en particulier, mais aussi une voix off revenant régulièrement), et celle de la pose fabriquée. Chacune, considérée indépendamment, renvoie à une position documentaire mais aussi à un mode de vision/représentation. Depardon n’aura cessé, depuis vingt ans, de produire des effets discutables qui viennent rompre l’évidence du cinéma direct. Mais il faut prendre ce terme de discutable au sens propre du terme : ils permettent de discuter du regard que le cinéma documentaire construit, sous prétexte de transmettre le monde.
- *.
Rédacteur à Positif, professeur à l’université de Caen, précédent article dans Esprit : « Vingt ans après, avec et sans Truffaut », décembre 2004.
- 1.
Voir dans Esprit la chronique de Claude-Marie Trémois : « Les plages d’Agnès et les ports de Jacques. À propos d’Agnès Varda et Jacques Demy », janvier 2009.
- 2.
Entretien avec Matthieu Darras et Élise Domenach, Positif, no 572, octobre 2008.
- 3.
Dvd Arte éditions, les documentaires dont il est question ici sont tous disponibles chez Arte éditions.
- 4.
À quelques exceptions près toutefois : quand ils sont à l’extérieur et doivent se déplacer, les personnages portent un micro discret, qui « double » le micro de la perche, et qu’il leur faut restituer à un moment ou à un autre. Les départs, donc, sont joués, puisqu’il faudra revenir vers les techniciens, ce qui donne lieu à des ballets tragi-comiques lorsqu’un marchand fait mine de rompre les négociations mais hésite à s’en aller vraiment… à cause du micro.
- 5.
La sincérité de Raymond Depardon n’est pas en cause ici : venant lui-même d’une famille d’exploitants agricoles, il dit avoir retrouvé là un milieu quitté trop tôt, et avec lequel il lui fallait renouer. Mais au-delà des intentions, il reste une manière de voir, de mettre en images, qui manifeste une distance singulière.