Ombres et couleurs de la communauté. Sur le cinéma de Rabah Ameur Zaïmeche
Sur le cinéma de Rabah Ameur Zaïmeche
En trois films, Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ?, Bled number one et Dernier maquis, Rabah Ameur Zaïmeche a tissé les ombres et les couleurs vives qui marquent l’appartenance à une communauté aujourd’hui. Trois films sur la norme, les valeurs subies, la chaleur du groupe et les échappées indispensables.
En trois films, Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ?, Bled number one et Dernier maquis, Rabah Ameur Zaïmeche a tissé les ombres et les couleurs vives qui marquent l’appartenance à une communauté aujourd’hui. Trois films sur la norme, les valeurs subies, la chaleur du groupe et les échappées indispensables. Le premier raconte les tribulations d’un jeune immigré algérien dans la banlieue parisienne, soumis à la double peine et en butte à la pression des cercles proches aussi bien que des autorités policières ; le deuxième met en scène le même personnage, rentré au « bled », retrouvant sa communauté natale, mais découvrant aussi avec révolte la condition des femmes dans cette société ; le dernier se déroule dans une entreprise française dirigée par un musulman qui veut permettre à ses ouvriers de disposer d’une mosquée, dont il se sert par ailleurs pour les contrôler.
Des films complexes, dans lesquels la pesanteur des situations et la rigidité dénoncée sont constamment traversées d’éclats de vie, de poésie, d’empreintes plastiques fortes. Zaïmeche propose une vision personnelle, savamment formalisée, et pourtant nourrie de la réalité des lieux, de l’authenticité des personnages et de la captation de certains événements, à tel point que son cinéma se présente comme l’un des moins simplistes qui soient sur les questions qui traversent la communauté d’immigrés maghrébins, les rapports avec les autres groupes sociaux, et à travers ce cas particulier, le partage réel de valeurs communes.
Quand le groupe dévoile ses codes
L’appartenance au groupe n’y apparaît pas comme une variable ponctuelle ou complémentaire, mais comme le trait essentiel des modes de vie de chacun, et au-delà, du sentiment même de la vie éprouvé à titre individuel. Tout y est attaché, évidemment : l’exclusion, les normes de comportement, la fraternité, les élans comme les pesanteurs. Mais, au-delà de cette logique, ce qui frappe dans les trois œuvres, c’est la perspective qui toujours oblige à considérer la communauté comme lisière, au moment où elle doit, pour s’affirmer, exposer plus ouvertement ses valeurs et ses spécificités. Le groupe n’est rarement vu que de l’intérieur, dans l’agencement naturel de ses habitus, comme ce peut être le cas chez un Kechiche par exemple (La graine et le mulet). Pas d’évidence, pas d’innocence : la vérité du groupe est toujours, à plus ou moins long terme, nuancée (ou radicalement niée) par un regard extérieur. Comme chez Renoir, où le groupe social, dans toute sa force et son influence, n’est considéré qu’au moment où l’Autre tente de le pénétrer ; Boudu sauvé des eaux, La règle du jeu, Les bas-fonds, La grande illusion ne racontent sans cesse que cette expérience de la limite, du code bafoué qu’il faut réaffirmer, ou reconsidérer. À bien des égards, le modèle du cinéma de Renoir apparaît comme valide ici, dans la plasticité (même relative) qu’il fait éprouver aux limites du groupe, autant que dans les échappées utopiques qu’il en propose. Et comme Renoir, Zaïmeche affirme, au-delà de la relativisation de ses bien-fondés, la prégnance « culturelle » du groupe, son emprise souveraine. Ce que les dernières décennies du cinéma français avaient superbement ignoré, délaissant précisément les limites au profit du trompe-l’œil libéral de la société ouverte dans laquelle il n’y aurait « ni barrière ni lapin », pour reprendre le dialogue fameux de La règle du jeu, c’est-à-dire ni barrière ni élément étranger, pourtant. Autant dire dans laquelle cet Autre était superbement ignoré.
Ici, la limite est d’abord une frontière, la ligne de défense aux marches de l’identité : le héros de Wesh Wesh, Kamel, en fait l’expérience dans la cité de Montfermeil, et celui de Bled number one (le même Kamel ?) dans son village algérien retrouvé. Sous deux modalités complémentaires – et additionnelles – de l’exclusion : appartenir à un groupe, c’est risquer à tout moment de s’en trouver banni, en même temps que, tout simplement, on reste extérieur à d’autres. Ce mode de l’exclusif est le premier pointé – et stigmatisé – par Zaïmeche. Comme s’il ne pouvait y avoir de communauté sans marquage, sans signe d’obédience et d’ostracisme. Les rituels sont approchés par le cinéaste avec une sorte de respect qui ne va pas sans une distance craintive. Dans Bled number one, le sacrifice d’un taureau, qui est l’occasion d’un partage égal de viande pour tout le village, ou dans Dernier maquis l’autocirconcision d’un candidat à la religion islamique : dans chacun des cas, la situation est dramatisée, hissée à un niveau cérémoniel, et pourtant traitée avec une certaine relativité. Le néophyte zélé manque son opération et cherche à faire passer sa blessure pour un accident du travail… sous les moqueries de ses camarades. Le « ticket d’entrée », le signe d’appartenance ou le rite commun sont regardés par le cinéaste sous toutes leurs facettes, avec attention, et sans jugement définitif. Ce sont leurs conséquences, leur utilisation qui sont interrogées d’une manière plus aiguë, et avec un regard plus critique. Comme l’est par exemple l’utilisation de la religion par le petit patron de Dernier maquis, qui en fait une chasse gardée, non seulement levier fonctionnel de son autorité, mais domaine « privatisé » dans lequel la mosquée, l’imam et les horaires de prière ne dépendent que de lui.
Regards multiples
En mettant le doigt sur la clôture, sur ce qui permet à une communauté de se refermer, d’exclure plutôt que de tisser des liens, Zaïmeche est toujours très juste et très précis, non parce qu’il serait « mesuré », ce qui pourrait impliquer une certaine tiédeur, mais parce qu’il additionne les angles de vue. Aucune valeur n’est condamnée en soi, aucun signe pointé comme dangereux pour lui-même. C’est toujours par le comportement d’un personnage, par le dogmatisme du groupe que le danger apparaît – et le cinéaste ne le laisse pas passer. Constat d’autant plus intéressant et plus légitime que le groupe lui-même n’échappe pas aux contradictions, aux attitudes ambivalentes. Chaleureux un jour, virulent le lendemain, sur les mêmes bases et avec les mêmes principes. Ce que met Zaïmeche en scène, c’est en fait le fonctionnement d’une société dont les défauts sont rendus visibles, mais dont jamais il ne fait un portrait manichéen. L’épaisseur vitale que le cinéma, comme représentation romanesque et plastique, apporte à ses récits permet d’éviter les procès d’intention, et de voir se dérouler des processus qui ne sont jamais des programmes. C’est une communauté « au travail », dont les caractéristiques se forgent une à une, s’inventent au fur et à mesure, et non une idée de communauté, un principe abstrait.
Ce sont d’ailleurs souvent plusieurs groupes qui s’interpénètrent, qui s’agencent les uns par rapport aux autres, de telle manière que les situations peuvent être vues de différentes perspectives – non pas relativisées, mais complétées par les visions de chacun. Et plutôt que d’opposer des logiques (religieuses, ethniques, professionnelles) qui pourraient être équivalentes, en termes d’influence, de pouvoir, en termes de nuisance aussi, le cinéaste fait naître, au sein d’une communauté déjà constituée, un groupe restreint, un germe de culture différente, d’échange : un couple, ou juste une poignée d’hommes et de femmes, habités par une émotion commune plutôt que par la conscience d’une identité. C’est une assemblée de femmes dans un hôpital psychiatrique en Algérie, réunies autour du chant de l’une d’elles, c’est un couple dans les vagues, que la transgression associe, ce sont deux hommes installant leur tapis de prière à l’abri du dépôt de palettes, dans un coin de l’entreprise. Ce n’est pas la révolte d’un seul, la résistance d’une conscience, ce n’est pas la force de l’individu ; c’est toujours la naissance d’un groupe possible, qu’il soit totalement improbable ou constitué pour durer, maîtrisant ou non son avenir, mais fondé sur un élan profond qui ne peut s’affirmer qu’à être partagé. Il y a des élans individuels dans ce cinéma, il y a des souffles et des respirations qui ne peuvent se déployer qu’à l’écart, dans un coin de nature oublié, mais ils sont d’un autre ordre, rêveurs, contemplatifs, régénérateurs peut-être, en tout cas promis à l’évanescence. En revanche dès que deux individus s’accordent, dès que leurs gestes spontanés trouvent un rythme commun, l’équilibre se trouve transformé, une dynamique nouvelle interroge le groupe, et fait bouger ses limites.
Les forces ne s’opposent pas deux à deux, les rapports ne sont pas frontaux : c’est la même cause qui soude et qui crée la rupture, élan religieux, camaraderie vécue. Le fait religieux, par exemple, n’est à aucun moment traité sous l’angle de dogmatismes, de principes de loi ou de théologie ; mais, là plus qu’ailleurs, sous la catégorie du « vivre ensemble ». Aucune règle ne vient dramatiser par exemple l’installation de la mosquée pour les travailleurs immigrés qui l’attendent avec impatience ; c’est leur liberté de choix, le principe d’une mainmise extérieure qui crée une gêne. Ce n’est pas l’institution, ni l’identité communautaire, mais la façon d’y laisser entrer un choix partagé, un élan commun, qui est ici interrogée. Dans les groupes de Zaïmeche, ce qui compte, ce sont les « sous-groupes », ceux qui se forment à l’occasion d’affections partagées, à partir de moments vécus ensemble. Ce sont ceux-là, constitués spontanément, qui renvoient au principe de l’identité commune, au décalage que peut produire la transformation du choix en règle.
La rupture du spontané
L’une des formes les plus caractéristiques du cinéma de Zaïmeche est l’intrusion soudaine de moments improvisés, de scènes filmées quasiment comme des captations documentaires, au cœur de récits et de structures beaucoup plus artificiels – beaucoup plus composés. C’est un mélange qui a souvent marqué le cinéma français, de Renoir (encore lui) aux héritiers de la Nouvelle Vague, et que l’auteur de Wesh Wesh maîtrise particulièrement, se réservant la possibilité, soit au tournage soit au montage, de créer des ruptures de forme et de ton. Des échappées, des éclats, la part du chant et du cri. Comme si, dans l’agencement des fragments d’intrigue, dans la reconstitution composée des scènes, devaient s’imposer des moments différents, qui n’appartiennent qu’à l’instant, à l’élan. Dans la forme des films eux-mêmes, c’est le principe de cet élan spontané qui est mis en valeur, comme une nécessité qui vient traverser la structure établie. Échappée liée au corps, à la fois concrète, faite de sensations et de rythmes charnels, et symbolique, cristallisant toutes les aspirations de la liberté.
Mais là encore, pour les personnages comme pour les spectateurs, ce qui importe n’est pas tant le but à atteindre, l’idéal recherché, que l’expérience faite à plusieurs d’un moment privilégié. Il y a une force propre de ce qui s’éprouve sans discours, sans dramaturgie, sans éblouissement non plus, dans la spontanéité ; une solidarité de sentiments qui met en lumière, par proximité et opposition, la solidarité de principes. Celle-ci est mise en scène comme un écrasement des individus, par un jeu de cadres et de durées qui contraint visuellement les corps, alors que la première se donne comme une pulsation vitale.
Si bien d’ailleurs que ce n’est en définitive plus une question de principe ni d’institution, mais bien plutôt de durée, de rapport au temps, qui constitue le critère de réunion. La communauté ne repose plus alors sur un lien identitaire repérable historiquement, mais sur une épreuve de simultanéité. Refuser ensemble, par exemple, c’est ressentir au même moment, et non pas seulement accorder ses points de vue ; c’est faire mouvement dans le même geste, pas forcément prendre conscience selon les mêmes termes. Limite et grandeur d’un affect partagé, pour ce qu’il donne à vivre ensemble, mais en deçà – ou au-delà – de toute conscience.
Il y a d’ailleurs une formalisation esthétique dans le travail de Zaïmeche qui rejoint ce processus, offrant de la structure contraignante elle-même, par moments, une jouissance purement plastique. Comme si, du cadre le plus sclérosant, il pouvait toujours y avoir, selon le point de vue, c’est-à-dire aussi selon le moment, une perception sensible autonome. Détachée de sa continuité réaliste, de tout « ce qui lui paraissait indissolublement lié » (Michaux), et fondée sur la simultanéité même de l’élan. On reconnaît là un trait de la modernité, ou à tout le moins de la communauté contemporaine, faite d’embrasements successifs.
Commencée sur un mode romanesque très marqué, dans lequel le parcours du personnage principal est essentiel, l’œuvre du cinéaste s’est peu à peu orientée vers une structure moins individualisée (autant qu’on puisse le dire sur trois films !). Elle gagne d’autant en vision panoramique, c’est-à-dire en capacité d’embrasser plusieurs actions, plusieurs situations, et de rendre compte alors d’un temps plutôt que d’un parcours. Le village algérien touché par des modes de vie différents, l’usine de palettes aux rythmes syncopés, bien au-delà de leur fonction de décors, deviennent la véritable matière des films. Et c’est précisément grâce à cela que le mode « documentaire » peut s’immiscer dans la fiction, jusqu’à en devenir une part essentielle. Tous les cinéastes, depuis le néoréalisme, qui ont opté pour la mise en scène du cadre social comme sujet, de Rossellini à Jia Zhangke, ont pu ainsi se permettre de mêler l’un à l’autre. De saisir le moment d’une histoire en même temps qu’ils en organisaient la fable. De traiter d’une situation sans en occulter le sentiment. Inventivité de l’écriture, volonté de mettre en scène, en même temps qu’enregistrement du geste brut.
C’est grâce à cette double attention que les communautés de Rabah Ameur Zaïmeche peuvent apparaître comme les lieux problématiques d’une identité sur la défensive, autant que les occasions irremplaçables d’un temps partagé. Ce ne sont pas les deux facettes d’une même notion, ce sont bien deux notions distinctes, mais générées pas la même société, et les mêmes situations. L’une ne va pas non plus sans l’autre : il faut que la première s’affirme pour que la seconde puisse se déployer, et celle-ci est nécessaire pour que le dessèchement ne guette pas l’autre. C’est un emboîtage qui apert subtilement, où le bon ni le mauvais ne sont définitifs, et dont, en tout cas, chacun se nourrit.
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Voir son précédent article dans Esprit : « De l’instant à la pose. Le cinéma documentaire de Raymond Depardon », juin 2009.