Terrence Malick : de la nature à la grâce
La nature, dans les films de Terrence Malick, est souvent présentée en parallèle à la parole humaine, qui ne parvient jamais vraiment à la saisir. Cette insaisissabilité ne l’enferme pas dans le spectre de la nostalgie, mais montre qu’il est possible d’excéder le langage. Il ne s’agit pas pour l’homme de maîtriser ce qui l’entoure, mais peut-être de s’en sentir responsable, de changer de regard ; c’est la grâce, alors, qui vient donner cette nouvelle perspective dans les derniers films, The Tree of Life et À la merveille.
Le dernier film de Terrence Malick, À la merveille, sort le 6 mars, et l’on est un peu étonné de constater que ce n’est que le sixième dans sa filmographie, alors que celle-ci semble avoir tant marqué les images contemporaines, et son style suscité déjà bien des polémiques. Si depuis vingt ans on voit tous ces arbres contemplés par-dessous, ces troncs menant vers le ciel et les futaies, s’il y a tant de motifs animaliers et végétaux pour rendre compte d’un état de nature, et si l’on entend si souvent, dans les films ou séries, des voix qui s’entrecroisent sans dialoguer, c’est à lui, au moins en partie, qu’on le doit. Ou bien est-ce seulement que ses films cristallisent mieux que d’autres, avec une radicalité plus démonstrative, des figures de l’imaginaire contemporain ?
Il n’en demeure pas moins que Malick est devenu, d’abord dans la sphère cinéphile, puis un peu plus largement (son film précédent, The Tree of Life a obtenu en 2011 la Palme d’or à Cannes) un phénomène assez exceptionnel, un des seuls à imposer une écriture et des motifs immédiatement reconnaissables, facilement recyclables – l’héritier de ce point de vue, et il en est semble-t-il conscient, d’un Stanley Kubrick.
Des formes nouvelles pour comprendre l’Amérique
Comme d’autres grands cinéastes, comme Orson Welles, Hitchcock, ou précisément Kubrick, Malick est d’abord un inventeur de formes. Et de formes dont les spectateurs européens ont cru très vite, à tort ou à raison, qu’elles allaient lui permettre de comprendre quelque chose de l’Amérique qui leur était resté inconnu jusque-là. Il y a dans son cinéma une façon de convoquer l’Histoire tout en l’affublant de mystère qui favorise l’intrigue, fait caresser l’espoir de comprendre, et laisse en définitive sur le bord de l’interrogation.
Ainsi en était-il particulièrement des premières colonisations du continent dans le Nouveau Monde, qui puisait en partie son inspiration de l’Histoire de l’Amérique de Robertson, monument de l’historiographie des Lumières, censé expliquer – entre autres – la faillite des premiers colons de Virginie par l’état de leurs mœurs. Nombre d’épisodes du film illustrent trait pour trait cette description qu’en fait Denis Lacorne :
Inaptes au travail, poursuivant des richesses chimériques (des mines d’or introuvables), incapables de coopérer entre eux ou de trouver des moyens de subsistance, les cinq cents colons de Jamestown furent rapidement réduits, en moins de six mois, à soixante survivants affamés, « contraints de manger, non seulement les racines et les baies les plus nauséabondes et les plus malsaines, mais à se nourrir […] même des corps de leurs compagnons qui succombaient à tant de misère ».
L’état social créé par ces premiers immigrés n’était qu’une « horrible anarchie », indigne d’un peuple moderne ; « une régression de la civilisation vers la barbarie1 ».
Dans le Nouveau Monde, ce sont ces va-et-vient entre nature et civilisation, et plus largement la complexité non linéaire de leurs articulations, qui accompagnent l’intrigue, comme un éclairage de ce que peut être l’Amérique d’aujourd’hui. Mais, tout en se servant de ce type de référence historique, et en choisissant cet épisode fondateur, le réalisateur du film remplace les explications globales de Robertson (morales et religieuses plus que sociologiques) par les interrogations individuelles des personnages, et en reste, presque en deçà de la description de la Virginie, à la mise en regard des comportements humains et du monde naturel environnant. Comme s’il posait l’énigme de leur relation, et nous laissait, face à des indices choisis, la tâche d’en démêler la logique. Les « épisodes » du scénario correspondent au constat historique, mais le film se nourrit par ailleurs de tout un appareil contemplatif (inserts ponctuels sur des animaux ou des plantes, lente progression dans la forêt ou les prairies, mouvements du regard sur l’eau ou sur les cieux).
C’est la première grande forme malickienne, qui consiste à proposer en parallèle deux récits, aussi lisibles l’un que l’autre, aussi explicites, mais qui se complètent, se contredisent, s’ignorent au gré de leur développement. Charge au spectateur, non seulement de gérer l’inadéquation entre ces deux récits – ou tout au moins la distance qui les sépare – mais tout d’abord de la prendre en compte, de l’accepter. De plus en plus systématiquement, les films de Malick exposent ainsi la dualité entre ce que l’on pourrait appeler le flux de conscience des personnages d’une part, et l’apparence extérieure du monde d’autre part. Arrêtons-nous un instant sur chacun de ces flux, l’un passant par la parole et l’autre par les images, et tous deux chargés de résonances américaines spécifiques, avant d’évaluer les conséquences de leur croisement, qui donne sa forme aux films.
Dès les Moissons du ciel, une petite voix cassée accompagne les premières scènes du film, et décrit des situations qui ne correspondent pas précisément aux images, mais dont on comprend peu à peu qu’elles leur sont complémentaires. Au long du film, le phénomène s’accentue, la voix, qui est celle d’un personnage secondaire, révélant une vision parcellaire de l’histoire à laquelle nous assistons, à la fois informative et naïve, dans la grande tradition des enfants narrateurs de la littérature américaine. On y reconnaît parfois le ton déluré d’un Tom Sawyer, mélange d’innocence et de rébellion, ou encore de la narratrice de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur2, qui sait tant de choses et en ignore autant – jamais bien sûr celles que l’on attendrait. La voix prise dans le cours du récit, à la fois naïve et mal informée, affirme une volonté de liberté, une personnalité qui se détache du cours des images, en même temps qu’elle marque une absence de maîtrise sur le déroulement des événements. Ce sera le même principe pour la jeune indienne dans le Nouveau Monde, et ça l’est encore dans À la merveille. Cette liberté sans puissance est l’intérêt majeur de cette voix, qui affirme et ignore en même temps, qui prend l’enfant et le sauvage comme sujet/support privilégiés, bien loin des consciences organisées.
Plus on avance dans la filmographie de Malick, et plus se substitue à la narration conventionnelle un flux de conscience, qui constitue lui-même une narration, indépendante des images, très proche de celle des personnages enfantins de Henry James, du Tour d’écrou ou de Ce que savait Maisie, dont les récits sont toujours décalés, insuffisants. Depuis le premier film jusqu’à celui d’aujourd’hui, les voix off sont ainsi frappées de ces deux caractères d’ignorance et de volontarisme ; elles affirment un sujet libre, responsable, et néanmoins toujours dépassé par le vaste monde. Quand ce ne sont plus des enfants ou des primitifs, ce sont des soldats de la guerre du Pacifique (la Ligne rouge), un prêtre catholique ou un écrivain (À la merveille) : mais ils exposent de la même façon les limites de leur champ de compréhension et, par contraste, l’infini questionnement dans lequel ils sont. Il est frappant de constater à quel point c’est le verbe, dans ce cinéma, le texte, la parole, qui sont vecteurs d’insuffisance et d’incompréhension. Plus que d’un Emerson ou d’un Thoreau, dont les noms sont toujours cités quand il s’agit de chercher des références aux représentations de la nature dans le cinéma américain, c’est donc du côté d’un verbe non autoritaire, ni celui d’un philosophe ni celui d’un moraliste, mais celui d’un romancier, un Mark Twain ou un Henry James, qu’il faut logiquement chercher les ancrages narratifs – et discursifs – de Malick.
L’autre versant de ses récits filmiques, la nature insaisissable et débordante, trouve aussi sa source dans la tradition culturelle américaine. Avec des quasi-citations picturales, comme celle de la maison au milieu des blés dans les Moissons du ciel, qui évoque deux des tableaux les plus populaires aux États-Unis, Christina’s World d’Andrew Wyeth et The House by the Railway d’Edward Hopper. Mais aussi avec ces insectes, oiseaux, petits animaux, impeccablement cadrés et mis en lumière, qui rappellent, par leur esthétique aussi bien que par leur principe, les célèbres planches du naturaliste Audubon. Sans parler de toute une tradition cinématographique de grands espaces, de construction de perspectives, à l’œuvre dans les films de John Ford ou d’Elia Kazan. La nature toute-puissante est là ; elle a essentiellement à voir avec la wilderness3, avec la prolifération et l’animalité. Dans À la merveille, les prairies immenses et le bétail qui s’opposent à l’architecture du Mont-Saint-Michel et de Versailles ; dans le Nouveau Monde, la jungle et les mangroves qui contrastent avec les jardins à la française. Les images sont somptueuses (c’est ce que l’on retient souvent de Malick, y compris lorsqu’on veut en pointer les limites), mais ambiguës. À l’attirance fondamentale s’ajoute petit à petit une défiance, une répulsion, qui culmine et s’explicite, on le verra, dans À la merveille.
Qu’elle soit protectrice, souvent, mystérieuse, parfois, la nature dépasse toujours dans ce cinéma les capacités de l’imagination humaine, et les capacités de la langue à la nommer : elle est tantôt « mère » (le Nouveau Monde), tantôt porteuse des « fruits de la terre » (les Moissons du ciel), tantôt « guerre » (la Ligne rouge), impossible à définir. C’est le rôle des images, évidemment, de prendre en charge ces différentes déterminations, et de les construire en identités. Qu’elles soient métaphoriques, contemplatives, descriptives, les images de Malick ont toujours pour fonction d’orienter le spectateur vers un horizon plus large que ne pourrait le fixer le texte qui les accompagne. Or, le potentiel suggestif de ces paysages ou de ces figures de nature est d’autant plus grand que s’y accrochent déjà des significations ou des pistes de sens apportées par des œuvres intermédiaires, ni tout à fait ignorées ni tout à fait connues, les tableaux que nous avons cités, les films, les illustrations traditionnelles. En se référant à l’iconographie traditionnelle américaine à propos de l’espace naturel, le cinéaste inclut dans la réflexion proposée au spectateur les valeurs admises, la lecture traditionnellement positive (aux États-Unis) de cette wilderness. Il y a là quelque chose du grand désir totalisant que caressent souvent les artistes américains. Parler de l’homme et de la nature, mais parler surtout de leur histoire, des diverses étapes et modalités de leurs relations. En dépit de l’immersion dont témoignent les voix, et tant d’images dans les herbes hautes, le récit visuel des films de Malick se veut le récit du monde : non seulement la succession des événements qui marquèrent le début de la colonisation de l’Amérique, par exemple, ou de ceux qui accompagnèrent le début de la vie sur terre (ce qui est tout de même une partie du propos de The Tree of Life), mais aussi la manière dont ce monde s’est déployé pour l’homme, y compris dans ses représentations. D’où ces références culturelles, et l’utilisation de certains clichés – sensible aussi dans les choix musicaux du cinéaste.
Le lien paradoxal de fascination/interrogation que les images de Malick nous renvoient vis-à-vis de la nature est un lien historique, vécu et représenté comme tel, beaucoup plus que la marque d’une nostalgie personnelle d’auteur. Plus on avance dans la filmographie du cinéaste, et plus le point de vue de l’enfant ou du sauvage apparaît comme un leurre, ou comme une position à dépasser. Cette question du dépassement (de soi-même, aussi bien que du lien « naturel ») est au cœur de son dernier film, mais il est déjà net à la fin du Nouveau Monde. Un Indien est assis dans une pièce du château anglais, avec armes et plumes, extravagant dans un tel contexte, alors qu’à deux pas Pocahontas, en vêtements européens, s’est intégrée à un autre état social – ce qui ne l’empêche pas de courir sous la pluie, et de jouer à cache-cache dans les buissons avec son fils. Dans ce plan de l’Indien « déplacé », « inopérant », il y a comme une critique de la revendication du « primitif » qui peut se faire entendre aujourd’hui encore aux États-Unis (de sa liberté, de sa violence, de son indépendance vis-à-vis de toute institution politique). L’architecture et l’agencement des jardins, représentations symboliques, marquent une étape dont il faut tenir compte : la ville et la société occidentales sont passées par là, et tout rapport à la nature doit se vivre et se penser par rapport à eux, et non dans une utopie primitive. Si les films de Malick décrivent une fascination pour la nature sauvage, pour une certaine vie primitive, c’est pour dépasser cette fascination, malgré un retour toujours possible – ou à cause de lui précisément (qu’indique la toute fin du Nouveau Monde et que la proximité géographique des grands espaces rend envisageable – sinon vraisemblable – en Amérique, alors que l’Europe en a perdu l’horizon). Et s’interroger sur les formes de socialisation non pas de la nature, mais avec celle-ci, à ses côtés.
C’est dans cet esprit, sans doute, qu’il faut comprendre les robinsonnades qui apparaissent dans tous les films du cinéaste, au cours desquelles les personnages trouvent refuge, le temps de quelques heures détachées du monde, dans une île, dans un sous-bois, à l’instar des héros de Mark Twain. Ce sont des stances dramatiques, des moments d’apaisement dans l’action, des moments d’unité, mais d’unité fortuite. Les personnages s’y fondent dans la nature, la cime des arbres est la figure réitérée d’une entité enveloppante, et l’héroïne du Nouveau Monde peut y déclarer, prenant conscience de son unité avec l’Autre, « Je suis ». Mais il s’agit toujours d’une situation accidentelle et passagère, de la rencontre d’un espace privilégié, entre parenthèses, dans une clairière que personne n’a vraiment cherchée, et que personne ne va défendre. Il y a dans ces robinsonnades un débord de paix, un enveloppement de sérénité qui marquent la puissance de la nature, et non de l’action humaine ; elles marquent un oubli, plutôt qu’une construction. Chez Mark Twain, elles sont un refuge toujours possible, un paradis qui reste à portée d’escapade ou d’école buissonnière, chez Terrence Malick, elles ne sont qu’un leurre, un scandale même au regard du drame qui va les emporter. Dans le registre de l’harmonie, même surgissement devant l’homme que lors de ces scènes fantastiques où les lumières d’un incendie, les silhouettes sur le rivage, un chien errant produisent des figures fantomatiques. Même dépassement de la conscience. La nature n’est ni un aboutissement ni un paradis perdu dans ce cinéma : si elle traverse l’homme, pour reprendre une expression célèbre d’Emerson, si elle lui impose ses infinies contradictions, si elle reste un horizon possible, il faut composer avec sa puissance, mais ni en elle ni contre elle, à côté. Si les films de Malick citent des images, font référence, ancrent leurs personnages dans une histoire, ce n’est donc pas tant, comme on l’a cru (mais pouvait-on faire autrement ?), par une sorte de nostalgie, ou de révérence au passé, mais au contraire pour mieux s’en détacher, pour indiquer en quelque sorte la distance à parcourir.
Ainsi, l’histoire des malentendus à propos du cinéma de Terrence Malick est celle des étapes successives du détachement du cinéaste, de son arrachement à la fascination de la nature, lequel s’affirme clairement au début de The Tree of Life :
Il y a deux chemins pour traverser la vie : le chemin de la nature et le chemin de la grâce ; on doit choisir lequel suivre.
À la merveille
Au risque de surprendre, tant les styles des deux réalisateurs sont différents, je crois que The Tree of Life peut être vu comme une réponse américaine à ce chef-d’œuvre du cinéma russe qu’est le Miroir de Andreï Tarkovski. La concomitance de leurs thèmes et de leurs motifs est d’autant plus frappante que les formes sont éloignées : un homme revient sur son enfance, dialogue avec un père plus ou moins disparu, on le suit à des âges différents, et le flux des images, décousu, labyrinthique, s’organise autour d’une maison ouverte sur la forêt, et diverses formes de l’iconographie maternelle. Plus fondamentalement, il s’agit, dans chacun des deux films, d’une quête des origines. Celles des personnages, celles du monde, celles que les œuvres de l’esprit ont dessinées entre les uns et les autres. Au christianisme affirmé de Tarkovski, aux médiations religieuses et culturelles revendiquées, répondait le questionnement à plusieurs voix de l’auteur de la Ligne rouge ou du Nouveau Monde. Mais ce n’est plus autour de l’individu, de ses souvenirs et de ses mots que le monde se ramifiait dans The Tree of Life ; à l’humanisme religieux de la Renaissance qui caractérise la vision du cinéaste russe semblait s’être substitué ce fameux panthéisme transcendantal où le sujet est constamment à la recherche d’un point de vue.
À la merveille permet aujourd’hui de légitimer une telle comparaison, et d’en fixer les limites. Tout d’abord parce que le film explicite, à son tour, la présence d’un Dieu chrétien, vers lequel tendrait tout le questionnement passé, et qui seul donne un sens (fût-ce sous forme consolatoire) au croisement des affects et à leur temporalité. Ce qui, chez Tarkovski, était une donnée, une sorte d’acquis culturel, qui n’empêchait pas les questionnements, devient chez Malick un horizon, un dénouement. Mais ce qui frappe, chez l’un comme chez l’autre, c’est la nécessité d’associer les forces de la nature à un questionnement qui, sans elles, pourrait bien souvent passer pour du sentimentalisme. Les souvenirs insupportables de la guerre d’Espagne, l’exil, les douleurs de la dictature se résolvent chez Tarkovski dans une intemporalité des origines qui est de l’ordre du sacré, à la lisière de la forêt et de ses incendies. Chez Malick, « le chemin de la grâce », puisque c’est ainsi qu’il l’appelle, est aussi associé à la lisière des espaces naturels. Car c’est en les quittant, ou tout au moins en ne se laissant pas absorber par eux, qu’il trouve « l’amour de l’amour », celui qui demeure, et qui, en fin de compte, semble répondre aux questions qui restaient jusque-là, et de film en film, en suspens. La « merveille » initiale, qui donne son titre au film, c’est le Mont-Saint-Michel, posé en lisière de mer, sur l’étendue des grèves : c’est une réponse iconographique au jeu d’images qui constitue, jusqu’au malaise parfois, le cinéma de Malick.
Pour la première fois, l’entrelacs des voix ne bute pas sur la splendeur des images et leur perspective disproportionnée. Il trouve au contraire dans l’élan architectural l’équivalent de celui des forêts et des océans, image contre image, mais dans une perspective qui permet à l’homme de trouver une place. On pourrait dire que le cinéaste ne fait alors que récupérer une fonction symbolique que l’architecture religieuse déclinait déjà (comme Tarkovski pouvait le faire avec la figure de l’Icône). Mais il s’agit évidemment là, dans ce jeu d’images, d’une redistribution magistrale. Car c’est aux images de souffrance, de misère, d’injustice, présentes dans le film, que celle-ci fait écho, dans une dialectique chrétienne qui certes n’est pas nouvelle, mais qui prend toute sa valeur lorsqu’on la compare aux échos aporétiques que les forêts de Mélanésie entretiennent avec l’horreur de la guerre dans la Ligne rouge. Le Mont-Saint-Michel est pour le cinéaste une façon de trouver une mesure commune aux regards de l’homme, jusque-là affolés par les débordements de la nature. Voici ce qu’écrivait Pascal Couté, bon connaisseur du cinéma américain, à propos de la Ligne rouge :
au cœur de l’action quelque chose vient se loger, à savoir un rapport au monde qui n’est plus une préhension de celui-ci. Alors qu’on est en pleine bataille, l’homme semble n’avoir plus prise sur la nature. C’est même le contraire qui se produit, car tout se passe comme si la nature s’insinuait dans l’avancée de l’action humaine pour la mettre en question, l’amortir, la rendre vaporeuse et flottante […] La contemplation est ce moment où l’homme, perdant le regard, peut entrer dans une union fusionnelle avec le monde4.
C’est effectivement une vision contemplative de cet ordre dont se chargeait la caméra de Malick jusque-là, en l’opposant aux ambitions d’action des personnages. Une caméra qui tout compte fait ne savait pas faire autre chose que marquer l’hiatus entre ces deux positions (d’où sans doute la construction franchement binaire de The Tree of Life). Mais le cinéaste tente ici de rendre compte autrement de ce qui déborde la mesure humaine. Le regard humain ne s’y perd pas ; la fusion avec l’espace, ou la nature, ne suspend plus les choix, au contraire elle en résulte. Et pour la première fois l’élan vers l’infini est du même ordre que le questionnement sur la violence et l’injustice.
Chaque spectateur validera ou non l’option religieuse de Malick. Il demeure que le cinéaste tente de la donner dans le registre qui lui est propre, qui fut toujours le sien, avec les mêmes images, et avec le même double récit qui exprimait autrefois le vertige et la perte. Petit à petit, c’est comme si le sujet reprenait sa place, au moment où peut-être la notion de maîtrise est remplacée par celle de responsabilité. Devant la souffrance comme devant la déforestation, il s’agit de retrouver un regard, qui est le même ici que celui posé sur le Mont-Saint-Michel. Et qui, peut-être, convoque la même notion de sacré. C’est cette identité de regards qui bouleverse tout ; et il n’est sans doute pas innocent que Malick soit venu chercher en Europe la flèche d’une « merveille » dont l’image concurrence les prairies infinies peuplées de bisons, qui figurent également dans le film et qui donnent aussi, et encore, le vertige aux personnages. Grâce à elle s’ébauche l’idée d’une action de l’homme qui peut être à la fois dépassé par la nature, « traversé » – par l’infini des espaces et par leur beauté –, et responsable de ses choix, y compris envers elle et envers lui-même.
- *.
Essayiste, théoricien de l’image et du cinéma, professeur à l’université de Caen Basse-Normandie. Voir son dernier article dans Esprit, « Ombres et couleurs de la communauté. Sur le cinéma de Rabah Ameur Zaïmeche », octobre 2010.
- 1.
Denis Lacorne, De la religion en Amérique, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2012. L’auteur résume et cite ici l’essai de Robertson.
- 2.
Harper Lee, To Kill a Mockingbird, Philadelphie, J. B. Lippincott & Co., 1960 (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, trad. fr. Isabelle Stoïanov, Paris, Le Livre de poche, 2006). Le roman situé dans l’Alabama des années 1930, dans lequel un avocat blanc est commis d’office pour défendre un jeune noir accusé d’avoir violé une femme blanche, est raconté du point de vue de la fille de l’avocat, Scout. Il a été adapté au cinéma en 1962 par Robert Mulligan ; le titre français du film est Du silence et des ombres.
- 3.
La notion de wilderness fait référence à l’espace sauvage, non conquis, aux États-Unis. Elle va bien au-delà de son acception géographique, et symbolise tout ce qu’il y a dans le pays de « non domestiqué », à la fois dangereux et fascinant.
- 4.
Pascal Couté, « Des ténèbres à la lumière », dans Double Jeu, no 6, Action et contemplation, Caen, Presses universitaires de Caen, 2009.