La notion de « sacré » se présente comme l’un des concepts les plus complexes, les plus discutés, et les plus problématiques de notre temps. En cela qu’il est modelé, défini, et explicité par d’innombrables cultures et ce depuis des millénaires, le sacré est difficilement cernable (au sens où il apparaît impossible de le circonscrire, d’en donner une définition circulaire). Longtemps liée de manière intime à la chose religieuse, du moins en Occident, l’expérience du sacré ne s’est pas dissipée avec l’affaiblissement des structures de l’Église, mais semble au contraire s’être réinvestie dans des pratiques sociales et politiques, amoureuses et personnelles, selon un procès que Carl Jung appelle « la sacralisation inconsciente ». Dans ce bouquet d’articles, Esprit vous propose de découvrir différentes explorations des contours du sacré, pour, peut-être, essayer de saisir sa complexité.
Dans son analyse critique de l’exposition « Traces du sacré » qui s’était tenue en 2008 au centre Pompidou, Jean-Louis Schlegel revient sur l’éclatement des conceptions du sacré, et montre comment beaucoup se l’approprient selon un procédé peu fidèle à l’historicité de ce concept. La profonde reconfiguration du rapport à l'idée de Dieu est également au cœur du compte-rendu que propose Jean-Claude Eslin d’un groupe de travail destiné, dans les années 1970, à établir des distinctions entre le spirituel, le religieux, et le christianisme.
Un article mêlant les voix de Tzvetan Todorov et de Paul Bénichou, explore ensuite l’intrication entre histoire religieuse et littéraire, et réfléchit à la possibilité d’un « sacre de l’art ». Il revient plus précisément sur l’analyse que Paul Bénichou avait proposé de l’histoire du romantisme dans L’école du désenchantement (Gallimard, 1992). Jean-Pierre Le Goff, dans un travail sur la société contemporaine, s'intéresse à la sacralisation du modèle entrepreneurial, et apparente le fondement latent de l’entreprise à celui d’une Église peu soucieuse de la liberté individuelle de ses fidèles.
Les trois derniers articles de ce dossier réfléchissent sur les manifestations contemporaines du sacré, et sur les problématiques religieuses qui traversent la modernité mondialisée. Bernard Perret reprend l’analyse girardienne pour décrire la conception sacrificielle du religieux des islamistes radicaux, et appelle le citoyen occidental à prendre conscience de la trajectoire unique ayant mené à la sacralisation de l’individu. Olivier Roy, dans « Sécularisation et mutation du religieux » avance la thèse selon laquelle l’affaiblissement des structures officielles aurait personnalisé la pratique religieuse, au point d’en faire, à peu de choses près, un acte militant. Enfin, Mondher Kilani réfléchit aux critères de définition et de délimitation du sacré : il met ainsi en garde contre une approche ethnocentrée de cette notion, et appelle à sa libération à l’égard de schèmes réducteurs.