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Notes de lecture

Dans le même numéro

Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique de Pierre Rosanvallon

septembre 2021

L’hypothèse avancée dans le dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon est que le populisme constitue « l’idéologie ascendante du xxie siècle », à la fois un symptôme et une fausse solution à la crise de nos démocraties contemporaines.

L’auteur observe que les ouvrages sur le populisme se sont essentiellement concentrés sur le vote populiste et ses causes, qu’elles soient économiques, sociologiques ou culturelles. Ainsi réduit à sa dimension électorale, voire à un simple style rhétorique, le populisme est trop souvent approché comme une anomalie, et non comme une idéologie à part entière. Contrairement aux grandes idéologies de la modernité comme le libéralisme, le socialisme ou l’anarchisme, le populisme apparaît dénué de figure intellectuelle visible ou d’œuvre théorique fondatrice, si l’on excepte les récents travaux sur la possibilité d’un populisme de gauche d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe1. Le but de P. Rosanvallon consiste donc à proposer un travail de conceptualisation. Il commence par adopter une conception large de son objet d’étude : le populisme, qu’il soit de droite comme de gauche, doit selon lui être défini comme une « culture politique », dont l’idéal-type est composé de cinq éléments.

En premier lieu, les mouvements populistes se caractérisent par une conception du « peuple-Un » qui va au-delà de l’antagonisme classique entre « eux » et « nous », puisqu’il est aussi une tension entre le peuple-corps civique, figure de la généralité politique, et le peuple-corps social, une entité réelle subalterne pouvant prendre la forme du prolétariat, de la classe ouvrière ou des classes populaires. Le deuxième aspect de l’idéal-type du populisme consiste en une théorie de la démocratie. Celle-ci se veut directe (sacralisation du référendum), polarisée (rejet des corps intermédiaires) et immédiate (spontanéité populaire), et donc à l’opposé du fonctionnement des démocraties libérales-représentatives contemporaines. La troisième caractéristique est une modalité de la représentation où les mouvements, plus que les partis, jouent un rôle décisif, tout en étant personnifiés par un « homme-peuple ». Ces mouvements se caractérisent aussi par une préférence pour le national-protectionnisme comme politique et philosophie économiques. Enfin, la culture politique du populisme est adossée à un régime de passions et d’émotions. À travers ces cinq aspects, P. Rosanvallon détaille ainsi l’anatomie d’une culture politique qui s’exprime, au-delà de quelques leaders charismatiques, dans des phénomènes aussi divers que le Mouvement 5 Étoiles en Italie, les Gilets jaunes ou les mouvements des places, comme Nuit debout et Occupy Wall Street.

La deuxième partie de l’ouvrage réinscrit le phénomène populiste dans une temporalité historique plus large en repartant du césarisme français de Louis-Napoléon Bonaparte. L’auteur incorpore aussi les expériences latino-américaines, ce qui lui permet de donner sa juste part au populisme de gauche, qui fut déterminant dans ces espaces. Il faut cependant noter la place peut-être un peu trop prépondérante du cas français et, paradoxalement, le manque d’intérêt pour d’autres cas européens comme ceux d’Europe centrale et de l’Est.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée à une critique normative du populisme. L’auteur examine entre autres la question du référendum, lequel devrait selon lui être circonscrit au seul cas des réformes constitutionnelles, l’un des risques étant que le référendum reste silencieux sur la traduction normative du choix effectué, comme l’a montré le Brexit. L’auteur souligne aussi le risque de « démocrature » dans tout populisme.

Dans l’introduction, P. Rosanvallon a refusé de réduire le populisme à une réaction « illibérale » : d’une part, parce que « les ténors du populisme rejettent explicitement cette démocratie libérale comme diminutive et confiscatoire d’une démocratie authentique », d’autre part, parce qu’il faut reconnaître qu’une « théorie démocratique […] structure l’idéologie populiste ». Si les travaux existants ont souvent approché le populisme à travers un biais négatif, ils avaient tendance à ignorer qu’il était le symptôme d’un mal-être démocratique. Il fallait donc prendre au sérieux les questions posées par les acteurs populistes pour améliorer la démocratie, tout en évitant de recourir aux mêmes solutions qu’eux. La conclusion trace quelques grandes lignes de cette réforme ambitieuse. Par exemple, on ne peut ignorer le procès de mal-représentation que pose le populisme ; l’auteur écrit donc que « la solution la plus pertinente à la crise de la représentation est d’en démultiplier les modalités et les expressions, au-delà du rôle à la fois indispensable et limité de l’exercice électoral ». Il donne comme exemple le recours à diverses modalités de tirage au sort, à une « démocratie interactive » (avec plus d’échanges entre représentants et représentés), mais aussi à une « représentation narrative à côté de la classique représentation-délégation », un travail déjà amorcé par l’auteur à travers son travail sur « les invisibles2 ».

L’approche du populisme comme culture politique permet d’étudier le phénomène bien au-delà du champ disciplinaire de la sociologie électorale et de la science politique. Si, en effet, « ce populisme diffus est de toutes ces différentes façons le signe d’une disponibilité des esprits, ouverts aux grands thèmes constituant cette culture politique », on peut imaginer comment une approche anthropologique pourrait observer ses manifestations dans la vie quotidienne des individus et des communautés3. À cet égard, la différence entre idéologie et culture, notions que l’auteur mobilise de manière indifférenciée, aurait mérité d’être approfondie. Par exemple, la définition du populisme comme « idéologie molle ou faible » est disqualifiée un peu trop rapidement4.

Enfin, si l’on admet que le populisme peut être de droite comme de gauche, on risque d’assimiler deux phénomènes de nature différente. L’auteur évite cet amalgame en notant que les populismes sont « toujours greffés sur des cultures politiques préalables », c’est-à-dire qu’ils s’inscrivent dans l’histoire d’individus et d’organisations. Il reconnaît donc que « dans le cas européen, la plus grande part des mouvements populistes du xxie siècle ont d’abord été des dérivations de mouvements d’extrême droite préexistants », tandis que le populisme d’un Jean-Luc Mélenchon se greffe sur une culture d’essence marxiste. Il soutient cependant que la grande ligne de partage actuelle entre les deux est la question des immigrés et des réfugiés. On pourrait aussi penser à des questions encore plus transversales, comme les positionnements sur le genre ou le racisme.

L’ouvrage de P. Rosanvallon impressionne par sa densité, sa capacité de synthèse, et sa prise au sérieux de la critique démocratique posée par les mouvements populistes. Au-delà des limites conceptuelles de l’ouvrage, la question est de savoir maintenant si l’idée d’approcher le populisme comme culture sera reprise et retravaillée, au-delà du champ disciplinaire classique des études sur le populisme.

  • 1.Ernesto Laclau, La Raison populiste, trad. par Jean-Pierre Ricard, Paris, Seuil, 2008 ; Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, trad. par Pauline Colonna d’Istria, Paris, Albin Michel, 2018.
  • 2.Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014.
  • 3.Voir Michael Billig, Le Nationalisme banal [1995], trad. par Camille et Christine Hamidi, présentation de Sophie Duchesne, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2019 ; et Sune Haugbolle, “Anthropology and political ideology”, dans Harald Wydra et Bjørn Thomassen (sous la dir. de), Handbook of Political Anthropology, Cheltenham, Edward Elgar, 2018.
  • 4.Les travaux de Cas Mudde sur le populisme comme « idéologie mince » (thin ideology) permettent justement d’approcher des idéologies politiques aux assises intellectuelles incertaines. Voir Cas Mudde et Cristóbal Rovira Kaltwasser, Brève Introduction au populisme, trad. par Benoîte Dauvergne, préface de Jean-Yves Camus, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2018. La position contraire, qui refuse de définir le populisme comme une idéologie à cause de ses contradictions internes et préfère la qualification de « discours » populiste, n’est pas non plus discutée par l’auteur. Voir Paris Aslanidis, “Is populism an ideology? A refutation and a new perspective”, Political Studies, vol. 64, no 1 (suppl.), 2016, p. 88-104.
Seuil, 2020
288 p. 22 €

Adélie Chevée

Diplômée en Affaires européennes à Sciences Po Paris, et en Relations internationales à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Adélie Chevée a réalisé une thèse de doctorat sur l'activisme politique des réfugiés syriens au Liban, à l'Université d'Oxford. Depuis 2015, elle prépare un doctorat en politique et études internationales à l'École des études orientales et africaines (SOAS). Ses recherches portent sur…

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