
L’ambivalence politique de l’islam. Pasteur ou Léviathan ? d'Anoush Ganjipour
L’ouvrage traite de la spécificité théologico-politique de l’islam. Or cette religion est aujourd’hui l’objet de nombreux discours dont l’inflation correspond notamment à l’incapacité, apparente ou avérée, des instruments modernes à gouverner l’expression de ce phénomène. C’est tout particulièrement le cas en France. Rémi Brague avait déjà souligné à quel point la laïcité, comme moyen d’action de l’État, avait été conçue et rendue possible en vertu d’un certain rapport préexistant de la communauté politique aux Églises chrétiennes, et qu’il était donc malaisé d’en faire un instrument applicable aux « religions », comme si celles-ci représentaient, face à l’État neutre, indépendamment de leur contenu, un ensemble d’opinions de même type, à disposition de l’individu libre de choisir ses croyances1. L’espoir, certes louable, qui gouverne cette interprétation typiquement moderne du fait religieux à l’aune du seul sujet repose en définitive sur l’occultation du problème théologico-politique.
Pour le résumer de manière sommaire, l’État libéral devait, dans le cas du christianisme, se doter des instruments susceptibles de gouverner une religion dont il était familier. Ces instruments pouvaient être à la fois efficaces et neutres parce que l’État n’avait pour ainsi dire pas besoin de distinguer des autres cette religion dont il était familier et dont il voulait seulement se séparer. Comme le précise Pierre Manent, le problème que pose l’islam est tout autre2. L’État se trouve cette fois-ci confronté à la difficulté de gouverner une religion qu’il ne connaît pas et qu’il lui faut trouver le moyen d’associer à la communauté nationale. Ou, plus précisément, ce gouvernement doit continuer à être inefficace et contre-productif aussi longtemps que l’État s’obstine, au nom de sa neutralité, à ignorer la spécificité théologico-politique de l’islam. On ne saurait effectivement déterminer le rapport que nous voulons avec cette religion en se contentant, dans un cas, de la doter, de l’extérieur, de ce qui lui manquerait pour être « une Église comme les autres » et, dans l’autre, d’espérer qu’émergent d’elles-mêmes les conditions de son existence en régime de pluralisme et de liberté. En se gouvernant elle-même, la société libérale interagit et parfois heurte l’islam, elle le gouverne ou tâche de le faire, mais ne peut prétendre agir avec discernement sans s’informer avec honnêteté de ce qui lui est spécifique. C’est une telle connaissance que se propose de fournir le livre d’Anoush Ganjipour.
L’auteur parcourt avec rigueur toute l’histoire des controverses théologiques, de l’Antiquité tardive à nos jours, afin d’éclairer cette spécificité théologico-politique de l’islam. On peut retenir de cette longue période deux moments cruciaux, celui de la fondation et celui de la modernisation, qui sont aussi deux rencontres, celle du gouvernement pastoral avec le modèle de souveraineté politique hérité de la pensée grecque et romaine, et celle de l’islam né de cette première rencontre avec l’État moderne. Anoush Ganjipour interprète ces deux moments à l’aune d’une ambivalence originelle de la révélation islamique, qui se manifesterait dans l’opposition inépuisable entre deux paradigmes, le monarchique et le pastoral, et deux formes de gouvernement, le califat et l’imamat. Ce faisant, l’islam absorberait comme une tension interne ce qui se présente à nous sous la forme de l’opposition externe entre judaïsme et christianisme. Ce judéo-christianisme se donnerait pour mission de maintenir la pratique de la loi et la croyance en celui qui vient annuler la loi. Il mobiliserait donc constamment la révélation comme obéissance commune et inconditionnelle à la monarchie divine sous la forme du commandement, et la révélation comme amitié divine, comme conduite particulière s’adressant à tous parce qu’elle s’adresse à chacun.
Cette ambivalence, que résument sommairement les termes de loi et de foi, débouche sur un problème théologico-politique dans la mesure où ni le calife ni l’imam ne seraient en mesure de se dégager complètement du paradigme opposé, afin de fonder de manière incontestable leur autorité. Alors que le gouvernement califal s’installe sur le fondement de la loi dans l’ajournement du moment messianique au terme d’une longue histoire encore à venir, l’islam ésotérique ou gnostique confie à l’imam une faculté de guider qui le place dans une proximité immédiate avec ce moment hors de l’histoire, « guidance » qui fonde une autorité pastorale sans laquelle la loi elle-même ne saurait être qu’une lettre vide de sens. Mais d’un côté comme de l’autre, le pouvoir temporel du calife ne peut totalement faire l’économie d’une légitimité messianique, tandis que l’autorité spirituelle de l’imam s’articule, serait-ce négativement par sa propre dépolitisation, à un pouvoir temporel.
Dans la présentation de ces tensions, l’auteur insiste constamment sur la façon dont ces différents concepts se recouvrent, conservent jusqu’au bout leur ambivalence, résistant ainsi à toute présentation schématique qui consisterait, par exemple, à mobiliser l’opposition commode mais trompeuse entre sunnisme et chiisme. Il faut donc saluer l’extraordinaire effort qui préside à cette présentation de débats théologiques lointains et complexes, et d’autant plus regretter qu’aucun exemple ne vienne illustrer les nuances dont il cherche à délier le nœud. Interprétés tout au long du livre dans leur rapport à la loi, on cherche en vain une description de ce que serait, dans le cas de chaque paradigme, un commandement « monarchiquement » ou « pastoralement » mis en œuvre.
Ces débats qui avaient jusqu’alors suivi le développement et la consolidation d’un gouvernement musulman de type impérial rencontrent les idées modernes au travers de l’impérialisme occidental. Loin de se résumer à la confrontation aveugle entre une religion médiévale ou tardo-antique et des États modernes, entre des structures anachroniques et incapables de communiquer, la rencontre de l’islam avec les idées modernes prend immédiatement, selon Anoush Ganjipour, la forme d’un processus de traduction dont l’objectif est de faire de l’islam la religion de la modernité, alors même que celle-ci exerce sa force pratique aux dépens des États musulmans. C’est dans ce second moment, indissociable du premier, que l’islam devient une question pour les Modernes. Quelle est cette question que pose l’islam aux Modernes et, plus particulièrement, à cette invention spécifiquement moderne qu’est l’État ?
D’un point de vue historique, la première interrogation de l’auteur est de savoir pourquoi, si l’État moderne est véritablement, comme le pense Foucault, la forme mondanisée du gouvernement pastoral, celui-ci n’est pas né en terre d’islam et plus particulièrement dans la sphère chiite qui, plus qu’aucune autre, a tâché de pousser à son terme ce paradigme pastoral ? Mais le véritable apport de l’analyse se situe dans un problème autrement plus important, par lequel Anoush Ganjipour noue de manière critique sa démarche avec celles d’Eric Voegelin, de Leo Strauss et de Carl Schmitt. Selon lui, l’islam politique n’est pas la défense politique d’une religion archaïque, mais la manifestation même de la modernisation de l’islam. L’islam politique exprime donc cette même ambivalence théologico-politique analysée par l’auteur au travers de l’histoire, cette fois-ci depuis l’espace de la conscience individuelle et collective privé de loi par l’État. La spécificité de l’islam, qui empêchait auparavant l’institutionnalisation de l’autorité religieuse, investit, en régime de modernité, le for intérieur de l’individu que l’État doit par nécessité laisser libre, faute de pouvoir le contraindre, pour lui proposer cette loi qui « règle de l’intérieur des individus leur volonté et leur conduite ». En se politisant de la sorte et par ce biais, il pose la question de savoir si la tâche du gouvernement des hommes peut s’épuiser dans la relation purement externe entre le souverain détenteur des moyens de contrainte et les individus détenteurs de droits.
Si l’islam déjoue ainsi l’appareil de l’État moderne, s’il ne se modernise, selon l’auteur, qu’en résistant à ce phénomène que serait la sécularisation typiquement moderne de la souveraineté politique, c’est parce qu’il s’obstine à poser le « problème de l’ordre des choses humaines » que cette souveraineté cherchait justement à occulter. En ce sens, Anoush Ganjipour a raison d’affirmer, en reprenant la formule schmittienne, que l’islam est la figure de notre question. Il est en revanche permis de douter que l’examen de cette question ne fasse ressortir que des différences avec lesquelles la pensée politique n’aurait pour mission que de jouer.